Les sables mouvants (sur le devoir d’impeccabilité)

Le bord de mer à Palavas – Gustave Courbet

« Non l’ennemi ce n’est pas le musulman, c’est le financier ». En prononçant cette phrase il y a quelques jours lors du discours de clôture des AMFIS 2021 – l’équivalent des universités d’été pour la France Insoumise – Jean-Luc Mélenchon ne s’attendait certainement pas à créer la polémique et à se retrouver accuser de propos antisémites. C’est pourtant bien ce qu’il s’est produit à propos de ces treize mots prononcés au milieu d’un discours fleuve de plus d’une heure, j’y reviendrai. Dès lors, faut-il ne voir dans cette polémique qu’une énième boule puante auxquelles les campagnes présidentielles nous ont habitués ? Je ne crois pas.

Dans l’atmosphère au sein duquel se trouve le pays depuis quelques temps avec notamment la contestation du pass sanitaire par un maëlstrom d’acteurs se partageant en partie entre les complotistes, les confusionnistes et l’extrême-droite, il me parait plus important encore qu’hier de se montrer impeccables au risque de s’empêtrer dans des sables mouvants dont il sera bien difficile de se sortir pour la gauche et ses idées. À cet égard, les réminiscences de la stratégie populiste que l’on a vu poindre lors de ce discours de rentrée ne sont pas de nature à rassurer.

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De l’importance du langage

Il n’est désormais plus rare de voir un mot être employé pour un autre, une expression être utilisée pour dire l’inverse de son sens initial ou d’utiliser des termes simplifiés à outrance. La simplification du langage est en effet dans l’air du temps. L’avènement de Twitter et de ses messages de 140 caractères y ont grandement contribué. Le petit oiseau bleu est, en effet, devenu une composante essentiel dans le marketing politique depuis 2008 et la campagne connectée de Barack Obama si bien qu’il ne me semble pas exagéré de dire que les logiques de Twitter (phrases courtes, formules chocs, recherche du buzz, etc.) ont peu à peu contaminé la sphère politique et l’ensemble de la société. L’on constate donc un appauvrissement toujours plus grand du langage, appauvrissement qui me semble dramatique.

Et pourtant, toute personne qui s’alarme de cet appauvrissement est tout de suite cataloguée ou bien dans la catégorie des dangereux réactionnaires ou bien dans celle qui souhaiterait voir le système politico-économique actuel perdurer. La polémique qui a éclaté sur la réforme de l’orthographe en début d’année est venu rappeler cet état de fait. Quiconque était contre ladite réforme était soit dans le camp de Finkielkraut soit dans celui du statut quo (l’orthographe étant considérée comme une barrière sociale pour les tenants de cette théorie). Je pense, au contraire, que rétablir un langage complexe est une impérieuse nécessité pour lutter contre ce capitalisme néolibéral à l’œuvre depuis une trentaine d’années et la survenue de la mondialisation. Certains considéreront sans doute cette lutte pour le langage comme dérisoire, je pense au contraire qu’elle est essentielle et que la désertion de ce combat a signé la première défaite, celle qui a entrainé toutes les autres, de tous ceux qui veulent proposer une alternative au système en place. Lire la suite

Lassitudes

Prologue : Les tenailles refermées

Une plage, une femme, des policiers qui la verbalisent pour tenue contraire aux bonnes mœurs. La scène ne se tient ni à Téhéran, ni à Ryad et encore moins à Raqqa mais bel et bien à Nice, dans le sud de la France, dans cette région où je suis né et j’ai grandi. Une plage pour scène de cette triste représentation, une autre plage, sur les rives de la même mer comme point de départ de ce récit. Une plage légèrement plus à l’ouest, dans les environs de Marseille. Cette photo, ces photos plutôt, d’une femme contrainte de se dévêtir pour demeurer sur cette plage auront joué un rôle prépondérant dans l’état de lassitude et d’usure mentale qui m’a envahi. Voilà désormais plus d’un an et demi que notre pays est frappé par des attentats mortifères, attentats qui mettent à chaque fois un peu plus à mal la cohésion du pays. Ces photos auront été celles qui font franchir l’un de ces seuils imperceptibles que l’existence place autour de nous. Le genre de seuil invisible mais dont le dépassement génère des conséquences parfois insoupçonnées.

En plongeant dans cette Méditerranée, à la fois barrière et creuset, cimetière morbide et espérance fertile, pont entre les cultures et mur que certains souhaiteraient infranchissables je laisse mon esprit divaguer. Cet esprit toujours en alerte et focalisé sur l’actualité terrible depuis maintenant près de deux ans, le voilà qui réclame un peu de répit, un peu d’évasion car l’actualité lui pèse et le rend chaque jour un peu plus las et un peu moins optimiste. Le sel brûlant de la Méditerranée devient presque un remède tant il demeure moins corrosif que le climat dans lequel est plongé le pays. Et là, face à cette mer d’huile, qui ressemble à un tapis, on peut enfin savourer un moment de calme. A vrai dire, ce soir-là la Méditerranée à laquelle je fais face est aussi calme que le pays est hystérique. Et malgré tout, voilà l’actualité qui me rattrape et je ne peux m’empêcher de voir dans ce cadre, pourtant idyllique, une forme d’allégorie de ce que nous vivons. Cette plage coincée entre les collines calcinées par le récent incendie qui a menacé Marseille et la Méditerranée qui sait se montrer déchainée les jours de mistral me semble en tous points identiques à notre pays, coincé entre deux tenailles, prisonnier d’une mâchoire d’airain qui se referme chaque jour un peu plus sur lui. Lire la suite

A Calais, notre humanité assassinée…

« Tant qu’il existera, par le fait des lois et des mœurs, une damnation sociale créant artificiellement, en pleine civilisation, des enfers, et compliquant d’une fatalité humaine la destinée qui est divine; tant que les trois problèmes du siècle, la dégradation de l’homme par le prolétariat, la déchéance de la femme par la faim, l’atrophie de l’enfant par la nuit, ne seront pas résolus ; tant que, dans certaines régions, l’asphyxie sociale sera possible ; en d’autres termes, et à un point de vue plus étendu encore, tant qu’il y aura sur la terre ignorance et misère, des livres de la nature de celui-ci pourront ne pas être inutiles ».  En écrivant ces quelques lignes au moment de la parution des Misérables en 1862, nul doute que Victor Hugo priait en son for intérieur pour que son chef d’œuvre devienne un jour inutile.

Et pourtant, plus de 150 ans après sa publication, le monument du poète est toujours d’actualité et le démantèlement de la jungle de Calais – que j’appellerai camp de Lande tout au fil de cet article, ce dont je m’expliquerai plus tard – a débuté lundi dernier dans une « fermeté douce » selon les termes de la préfète, oxymore qui montre bien le peu de cas que font de ces personnes les décideurs administratifs et politiques de notre pays. Et voilà des milliers de personnes, migrants et réfugiés, sommées de quitter le camp sur le champ. Le plus terrible dans cette affaire, c’est qu’elles quittent la mort dans l’âme un endroit invivable qui, faute de mieux, leur servait de pis-aller.  Si « l’habitude du désespoir est pire que le désespoir lui-même », selon la phrase de Camus dans La Peste, alors ces personnes sont les plus malheureuses du monde puisqu’elles ont non seulement l’habitude du désespoir mais, plus macabre encore, l’habitude de cette habitude. Lire la suite

La Peste, allégorie du mal

Dans une lettre au cours de laquelle il répondait à Roland Barthes et à sa critique acerbe de La Peste, Albert Camus écrit : «la terreur en a plusieurs [de visages], ce qui justifie encore que je n’en aie nommé précisément aucun pour pouvoir mieux les frapper tous». D’emblée Camus nous invite donc à voir dans la maladie qui frappe Oran une allégorie de la terreur, du mal. Cette portée multiple de l’œuvre de Camus a permis à de nombreux observateurs de voir dans La Peste un roman intemporel qui peut décrire les différents fléaux frappant les sociétés. D’aucuns ont évoqué le roman au moment de la catastrophe de Fukushima par exemple. Lire la suite

Les intellectuels et le politique, éclipsés par la tyrannie du buzz

Le 14 juillet 2004, lors de la traditionnelle interview, Jacques Chirac évoque par deux fois la « politique avec un petit p » pour rabaisser Nicolas Sarkozy. Si le tacle à l’égard du dirigeant des Républicains ne m’intéresse guère, l’expression employée par le président d’alors est, elle, très intéressante pour tenter d’esquisser une analyse contemporaine de notre monde politique. De ce monde politique contemporain, on retient avant tout la défiance et la méfiance qu’il provoque chez les Français. Forte abstention, poussée de l’extrême droite et absence de vision ambitieuse chez les partis de gouvernement soit autant d’éléments que l’on peut voir à l’œuvre actuellement dans le microcosme politique. Cette défiance grandissante à l’égard du monde politique s’explique, à mon sens, par la perte vision globale et intellectuelle que connaissent aujourd’hui nos dirigeants. En ce sens, le politique au sens premier du terme – la vie de la cité – est aujourd’hui supplanté par la petite politique politicienne, cette politique qui ne vise plus que la petite phrase, la petite expression qui fera du bruit et ne porte plus aucun réel projet de société. Ce déclin politique me semble intimement lié à la déshérence intellectuelle que connaît notre pays. Plus aucun intellectuel, au sens noble du terme, n’a aujourd’hui une voix assez puissante en France.

Qu’est-ce qu’un intellectuel ? La notion d’intellectuel naît en France au moment de l’affaire Dreyfus, en particulier avec la publication du célèbre « J’accuse » d’Emile Zola. Ce dernier est le premier intellectuel ou du moins le premier à être défini comme tel. Voltaire, dès l’affaire Calas, avait endossé ce rôle en publiant son Traité sur la tolérance. L’intellectuel est un penseur qui intervient dans le débat politique ou public pour prendre position, défendre ses valeurs ou proposer des solutions aux problèmes rencontrés comme l’ont décrit les historiens Pascal Ory et Jean-François Sirinelli pour qui l’intellectuel est « un homme du culturel, créateur ou médiateur, mis en situation d’homme du politique, producteur ou consommateur d’idéologie ». Et pourtant, cette notion a évolué dans le temps. Au rôle d’acteur, précédemment assumé par les intellectuels, semble s’être substitué un rôle de simple commentateur de l’actualité. Comment expliquer ce changement de rôle des intellectuels aujourd’hui ? Sommes-nous moins intelligents que par le passé ? N’est-ce pas plutôt les attributs de l’époque, et en premier lieu la tyrannie du buzz, qui concourent fortement à éclipser du devant de la scène ceux qui agissent encore comme des intellectuels ? Comment expliquer que cette éviction des intellectuels participe d’un appauvrissement politique ?

La figure historique de l’intellectuel engagé

Historiquement, l’intellectuel est donc cette figure du penseur qui s’engage pleinement dans le débat public. Cette tradition de l’intellectuel qui s’engage dans la vie publique est française et nombreux sont les penseurs à avoir pesé sur le débat public. Souvent ces intellectuels ont pu s’opposer comme lors de l’affaire Dreyfus : si Emile Zola a défendu Dreyfus à l’aide du « J’accuse », dans le même temps et pour la même affaire certains écrivains se sont engagés pour défendre le camp des anti-dreyfusards comme Barrès. Cet engagement des intellectuels se retrouvait sur toutes les parties de l’échiquier politique de l’extrême-gauche avec le refus du prix Nobel par Jean-Paul Sartre à l’extrême-droite et les essais politiques écrits par Charles Maurras où il théorise la rupture entre « le pays réel et le pays légal ».

Certains penseurs sont même allés plus loin en s’engageant pleinement dans la vie politique. Jean Jaurès est l’exemple parfait de cette attitude. Philosophe de formation il se lance en politique et devient député et défendra en toutes circonstances ses idées et ses convictions. Il théorisera la nature de son engagement dans son Discours à la jeunesse en affirmant : « Le courage c’est d’aller à l’idéal et de comprendre le réel ». Il prouva cet engagement lors de deux grands combats politiques qu’il a menés : la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat qui lui valut beaucoup d’inimitiés au sein du pays mais surtout son pacifisme acharné à la veille de la Première Guerre mondiale. Il fut insulté par nombre de journaux d’extrême-droite et par certains hommes politiques pour ce pacifisme et il sera finalement tué par un déséquilibré pour avoir défendu cette idée.

La figure contemporaine de l’intellectuel

Le rôle de l’intellectuel a singulièrement évolué. Aujourd’hui, ceux que l’on considère comme intellectuels se contentent de commenter l’actualité, de décrire la société et les problèmes qu’elle rencontre sans pour autant s’engager dans le débat politique, évoquer des solutions ou énoncer des grandes orientations pour faire évoluer la société. Là encore quel que soit le bord politique ou la discipline des penseurs on constate la même incapacité à apporter des solutions aux grands débats contemporains.

Sur la question identitaire, Eric Zemmour illustre à merveille cette nouvelle donne pour les intellectuels. Lors de l’émission On n’est pas couchés au cours de laquelle il était venu faire la promotion de son livre Le Suicide français, il a affirmé qu’il n’avait pas les réponses aux problèmes qu’il évoquait dans son essai. A une question de Léa Salamé qui lui demandait « on fait quoi avec les musulmans de France alors ? » il a même répondu : « mais je ne suis pas président de la République, mon livre n’est pas un livre programme ». De la même manière lorsque la même chroniqueuse lui a demandé s’il soutenait Marine Le Pen « pour aller au bout de son engagement », il s’est soigneusement gardé de répondre à cette question, notifiant par la même son refus d’entrer dans un débat politique et de s’engager réellement de manière politique dans le débat public.

Dans le domaine économique on retrouve ce même problème. Thomas Piketty le montre bien. L’auteur du Capital au XXIème siècle plaide pour une refonte du modèle économique en passant par une modification radicale du système fiscal, notamment en augmentant de manière substantielle l’imposition pour les plus riches. Toutefois, ce manifeste économique aurait pu aboutir sur un engagement politique plus profond et il n’en est rien. Thomas Piketty a passé les deux dernières années à faire des tournées de promotion de son œuvre dans à peu près tous les pays du monde sans jamais franchir le pas d’un engagement politique marqué. Son seul acte politique depuis la publication de son livre aura été de refuser la légion d’honneur. S’il a de cette manière fait preuve d’engagement politique, c’est un engagement par la négative, par le refus et non pas comme force de proposition.

Néanmoins, certains penseurs semblent échapper à cette forme de déclin et continue à faire perdurer le rôle premier de l’intellectuel. On peut citer Michel Onfray, Michel Collon, Alain Gresh, Frédéric Lordon et bien d’autres contributeurs au Monde diplomatique par exemple. On le voit, il existe encore un certain nombre d’intellectuels au sens premier du terme. Aussi faut-il s’interroger sur les raisons qui nous font penser que tous les intellectuels sont aujourd’hui frappés par le déclin.

La tyrannie du buzz, cette croqueuse d’intellectuels

Nous venons donc de le voir, il existe encore de nombreuses personnes qui assument le rôle premier d’intellectuel. La question est de savoir pourquoi ces gens-là ne sont pas reconnus et n’ont pas autant d’audience que nos pseudo-intellectuels qui trustent les plateaux télé et autres grands journaux ? La raison me semble assez simple et elle réside dans un mot de 4 lettres : buzz. Ces intellectuels que j’ai cités, et qui assument encore le rôle premier d’intellectuel, ont une différence fondamentale avec tous nos pseudo-intellectuels qui ne sont finalement que de simples éditorialistes qui commentent la politique tout en saupoudrant leur bouillie de références littéraires : ils écrivent, ou agissent, encore pour défendre leurs idées. A l’instar de Hugo, Voltaire, Sartre, Jaurès, Camus, Aron, Malraux et bien d’autres, ils n’éprouvent aucunement le besoin d’écrire des choses dans l’ère du temps pour être reconnus par le grand public.

A l’inverse, ceux qui sont aujourd’hui considérés comme intellectuels le sont parce qu’ils sont invités sur tous les plateaux télé et présentés comme tel. Et pourquoi sont-ils invités sur tous ces plateaux télé ? Tout simplement parce qu’ils écrivent en partie pour faire le buzz et attirer l’attention sur eux. La question identitaire est, à ce titre, pleinement symptomatique de ce processus si bien qu’elle met en place une forme de cercle vicieux : les intellectuels qui parlent de ce problème sont invités sur les plateaux télé et les pseudo-intellectuels qui veulent avoir une reconnaissance et passer à la télé deviennent obnubilés par cette problématique. Tout ceci aboutit à une forme de nombrilisme de la part de ce que l’on présente comme les intellectuels français qui induit une forme de déclin intellectuel de la France sur le plan international. A force de se consacrer uniquement à des problèmes franco-français, ceux qui sont considérés comme intellectuels font que la France n’irrigue plus le monde par ses idées comme elle a pu le faire par le passé.

Les liens intimes entre les intellectuels et le politique

Quels rapports entre le déclin intellectuel et la politique politicienne me direz-vous ? Eh bien, à toutes les époques, les intellectuels et le monde politique ont entretenu des relations fortes. Comme évoqué plus haut, les intellectuels s’engageaient dans la vie politique. Le célèbre « J’accuse » de Zola ou les engagements de Hugo ou Jaurès en politique sont là pour en témoigner. Mais l’influence des intellectuels sur le monde politique va bien au-delà de cet engagement frontal. Les intellectuels contribuent à façonner les idées qui régissent le monde politique et, finalement, la société française. Quand Hugo le grand intellectuel justifie la colonisation, il est évident que ce positionnement influe sur l’avis de millions de Français. Durant la Guerre Froide, la France a été l’un des pays du bloc de l’ouest à être le plus proche de l’URSS. Ne faut-il pas y voir, là aussi, la conséquence des idées de certains intellectuels ? Sans Sartre par exemple, la France aurait-elle été aussi proche des idées communistes ?

En ce sens, l’émergence de la politique politicienne, dénuée de tout projet et de tout idéal, me semble consubstantielle du déclin intellectuel que connaît le pays. A force de donner la parole à des personnes qui n’ont rien d’intellectuel et qui ne recherchent que le buzz, il ne faut pas s’étonner quand les hommes et femmes politiques n’ont plus, eux aussi, que le buzz en tête, quand ils s’échinent non pas à mettre en place un combat des idées mais simplement à trouver la petite phrase qui fera mouche. Il ne faut pas s’étonner que les conseillers en communication se soient substitués aux conseillers politiques. François Mitterrand était conseillé par Régis Debray, François Hollande l’est par Gaspard Gantzer. Cruelle comparaison que celle entre les deux présidents socialistes de la Vème République. Les deux ont renié leurs engagements et leurs idées mais l’un l’a fait après avoir fait le choix de l’Europe quand l’autre ne l’a fait en échange d’absolument rien. La comparaison est terrible mais nécessaire. A l’heure où Renaud Camus a remplacé Albert Camus, il n’y a aucune surprise à voir émerger une politique politicienne qui n’a aucune valeur et qui promeut le pragmatisme sur l’autel de la Realpolitik.

Nous l’avons vu, la France traverse une double crise, intellectuelle et politique. Néanmoins il me semble qu’il est nécessaire de prendre le mot crise au sens grec du terme à savoir un moment de choix. Il s’agit de choisir entre la perpétuation de la tyrannie du buzz et donc de la politique politicienne ou alors le retour sur le devant de la scène des intellectuels au sens premier du terme et donc la résurgence du débat d’idées en politique. Il s’agit ni plus ni moins que de redonner au politique ses lettre de noblesses. « La crise, disait Gramsci, c’est quand le vieux se meurt et que le jeune hésite à naitre ». Cette dynamique prendra du temps, peut-être une ou deux génération, mais toute la responsabilité qui est la nôtre est de lancer le mouvement tout en ne cédant ni aux sirènes ni aux hydres car comme rajoutait l’économiste italien : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ».

Quatrevingt-treize ou le tonnerre de la Révolution

Après m’être essayé à la critique littéraire sur des œuvres conséquentes mais pas monumentales (Martin Eden, La Part de l’autre ou encore La Peste), je m’attaque aujourd’hui à une montagne : Quatrevingt-treize de Victor Hugo. Peut-être le plus grand de tous ses romans, assurément le roman à avoir lu si on s’intéresse de près à l’Histoire de France et donc, de facto, à la Révolution, Quatrevingt-treize a une ambition énorme, certains diront démesurée : celle de rendre compte de la Révolution tout en s’engageant dans un plan beaucoup plus idéel, moral et éthique. D’aucuns y verront peut-être de l’hybris mais tout le génie de Victor Hugo est d’avoir cette ambition tout en restant humble vis-à-vis de l’Histoire.

Lantenac, Cimourdain, Gauvain. Voilà les trois personnages centraux de ce roman monumental. Le marquis de Lantenac est l’âme de l’insurrection vendéenne à la tête des partisans de la contre-Révolution. Cimourdain est l’incarnation du stoïcisme et de l’inflexibilité intraitable des délégués de la Convention et du Comité de Salut Public. Gauvain, enfin, neveu de Lantenac et donc noble, a rejoint le peuple et lutte pour la République. Il est également la figure de l’Homme qui place ses idéaux d’égalité et de justice au-dessus de toute autre considération. Tout, ou presque, semble donc opposer les trois protagonistes à l’ouverture du roman. Et pourtant, tout au fil du roman les positions vont fluctuer jusqu’au livre dernier, celui de l’apocalypse.
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Le politique se meurt, vive la politique !

Défiance, désintérêt, abstention, fracture, autant de mots qui reviennent quand on évoque le rapport qu’ont aujourd’hui les citoyens avec le politique. A chaque élection on ressort les sempiternelles mêmes grilles d’analyse : une abstention toujours plus forte, un désintérêt de plus en plus marqué pour les politiques, une défiance grandissante envers la totalité de la classe politique. Lorsqu’on s’avise d’aller interviewer des abstentionnistes, le fameux « premier parti de France » comme aiment les appeler les différents médias, c’est toujours les mêmes réponses : « on n’y croit plus » par-ci, « les politiques ne peuvent rien pour nous » par-là ou encore « tous pourris, tous des menteurs ».

Force est ainsi de constater que, si le politique n’est pas encore totalement mort, celui-ci se meurt. N’entend-on pas souvent les analystes nous dire que le politique a été mis au pas par l’économique ? Notre rapport au politique est en train de radicalement changer nous dit-on. Il se pourrait, en effet, que nous vivions une sorte de basculement dans la manière d’aborder l’action publique et que l’on arrive au crépuscule d’un certain modèle. Alors évidemment, le temps historique est long et quand je parle de crépuscule, cela ne veut pas dire que demain tout sera chamboulé mais d’ici une génération, il me semble que notre rapport au politique aura durablement changé. D’aucuns y voient une catastrophe, je suis bien plus enclin à y voir une opportunité magnifique de revenir aux racines de la politique.
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Hitler n’était pas fou

La vie nous réserve parfois son lot d’ironie et de circonstances cocasses. C’est ce que j’ai ressenti en lisant La Part de l’autre d’Eric-Emmanuel Schmitt. Au même moment, en effet, une polémique naissait en Allemagne à propos du film Er ist wieder da (comprenez « il est de retour ») tiré d’un best-seller et qui relate une fiction dans laquelle Hitler se réveille à notre époque. Cette polémique vient nous rappeler qu’il existe encore un énorme tabou à propos de l’ancien dictateur allemand. Il est assez drôle de constater que ces controverses et ces polémiques avaient aussi accompagné la parution du livre de Schmitt. Il en fait d’ailleurs le récit dans le journal à la fin du livre.

Pourquoi un tel tabou ? L’auteur de La Part de l’autre l’explique bien dans le livre (qui est le roman d’Adolf Hitler et d’Adolf H, son alter ego, ce qu’aurait pu devenir Hitler). Ce qui est en jeu, c’est la vieille distinction entre « comprendre » et « excuser » voire « justifier ». En somme la plupart des gens estiment que comprendre Hitler revient à excuser l’abominable crime qu’il a perpétré. Derrière cette première raison, se cache une autre raison, plus perverse elle. Il s’agit en fait de noircir Hitler pour mieux se blanchir, de se dire qu’Hitler était fou et que seul un génie du mal pouvait suivre cette pente. Tout le génie d’Eric-Emmanuel Schmitt est de nous montrer, tout au long du livre, que cette vision est complètement erronée, que tous, selon les circonstances ou selon nos analyses nous pourrions un jour devenir Hitler. Un tel livre ne vous laisse pas indemne.

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Notre bien triste époque

Ce matin en parcourant les nouvelles je suis tombé sur une info pour le moins morbide : un bébé retrouvé vivant dans une poubelle. Faut-il croire que nous sommes arrivés à un tel point d’inhumanité ? Finalement, il n’y a rien de plus inhumain qu’un Homme. Après les attentats contre Charlie Hebdo, après les exactions commises par l’Etat Islamique ou Boko Haram, après la pauvreté qui reprend sa marche en avant (l’exemple de la Grèce est catastrophique à ce niveau-là), après les bébés retrouvés dans les congélateurs, après les centaines et centaines de migrants qui se sont noyés dans la Méditerranée, bref après toutes ces horreurs je me dis quand même que quelque chose ne va pas dans notre époque. Alors qu’on nous vend du rêve à longueur de journées, force est de constater qu’elle craint notre époque, vraiment.

Je me sens un peu comme Octave, le héros imaginé par Alfred de Musset dans  La Confession d’un enfant du siècle, qui, contemplant les ruines fumantes de l’empire napoléonien, ressent un immense vide et un profond dégoût envers l’époque qui est la sienne. Mais, me direz-vous, tu n’as rien à regretter toi du haut de tes 22 ans. C’est bien vrai, je n’ai pas connu de bouleversement majeur depuis ma naissance et pourtant j’ai la conviction que nous vivons dans un monde de liberté molle : pas assez beau pour croire en des lendemains meilleurs, pas assez laid pour avoir peur ou envie de se révolter. Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La nôtre sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. Notre génération est l’héritière d’une histoire corrompue où se mêlent les révolutions déchues, les techniques devenues folles, les dieux morts et les idéologies exténuées, où de médiocres pouvoirs peuvent aujourd’hui tout détruire mais ne savent plus convaincre. Lire la suite