Le commode bouc émissaire (sur les parents de joueurs et le projet Mbappe)

Ulysse et les sirènes – John William Waterhouse

13 avril 2022, le club francilien de l’ACBB, l’un des plus réputé de la région parisienne, décide de suspendre la totalité de ses entraînements pour marquer le coup face à la recrudescence des comportements problématiques de parents de joueurs. 5 février 2024, le club héraultais de Castelnau Le Crès, là encore l’un des plus réputés de l’Occitanie, publie un communiqué cinglant expliquant que face à la croissance des incivilités à l’encontre des éducateurs, le club prend la décision d’exclure tout joueur dont le parent insulterait ou menacerait l’encadrement. 

Entre ces deux dates, c’est une véritable litanie d’évènements impliquant parents ou proches de joueurs et éducateurs qui se produit. Insultes, menaces, agressions physiques parfois, tout ou presque y passe et les parents sont prestement désignés comme seuls et uniques coupables de cet environnement délétère dans lequel se retrouve baigné le foot amateur. Les fameux projets Mbappe fleurissent partout en France ou en Navarre et, à l’image d’une société de plus en plus fracturée, ceux-ci ont pour conséquence de générer tensions et violences. Pour autant, les parents sont-ils les seuls à incriminer ? N’est-ce pas là agir de la même manière que Ponce Pilate et se laver les mains d’un écosystème globalement devenu fou ? 

L’évident coupable

Avant de rentrer plus en profondeur dans la décortication de ce qu’est devenu aujourd’hui l’écosystème du football amateur (voire semi-professionnel), il convient tout de même de rappeler un état de fait : effectivement les comportements problématiques de parents de joueurs connaissent une croissance à la fois fulgurante et inquiétante. L’on ne compte plus, en effet, les cas où les parents s’improvisent entraîneurs agissant par la même occasion comme de véritables poisons tant pour leur enfant que pour la petite société, son équipe, dans laquelle il évolue.

Sans rentrer dans les antiennes éculées sur le besoin de retour à l’autorité et toutes les autres fadaises réactionnaires, il n’est pas inintéressant de noter que cette tendance a accompagné la progressive montée en puissance de la dynamique de l’enfant roi et, surtout, du parent expert de tout. De la même manière que certains parents se permettent d’expliquer aux enseignants comment ils devraient faire cours, ces personnes indélicates usent et abusent de la violence (verbale et psychologique la plupart du temps, physique malheureusement parfois) pour notifier aux éducateurs que leurs choix ne sont pas bons, que leur petit bout de chou mérite de jouer 100% des minutes parce qu’il est spécial. 

Une fois que l’on a dit tout cela, nous sommes loin d’avoir épuisé la nocivité du sujet. Il est fort aisé de s’arrêter à cette étape et d’expliquer que tout le mal vient de parents devenus totalement fous. Toutefois, l’honnêteté intellectuelle ne se départit pas de l’exigence de conséquence. Et la conséquence, ici, nous oblige. Elle nous oblige à dire que les actes de ses parents, s’ils ne sont bien évidemment pas excusés par cet état de fait, s’inscrivent dans une dynamique plus globale. Elle nous oblige à nous rappeler du déterminisme de Spinoza et de ses théories sur l’importance des structures dans lesquelles nous sommes baignés pour expliquer nos actions. Elle nous oblige, aussi, à nous intéresser à l’ensemble des autres acteurs de l’écosystème du football amateur pour mieux cerner ce qui se trame depuis des années. Elle nous oblige, enfin, à dire calmement mais fermement que dans ce marasme certains éducateurs, certains clubs et même la FFF ont une part de responsabilité immense. 

L’idée qui sous tend cet article est donc celle d’élargir la focale non plus aux seuls parents mais à l’ensemble de ces acteurs et, dans les pas de Spinoza, à ce qui est le plus intéressant donc les structures. Aussi le panorama présenté partira-t-il du niveau le plus bas (l’éducateur) pour aller vers le plus général (la FFF). Il sera long mais il aurait pu l’être bien plus encore, chacune des parties abordées méritant un article à part entière.

La recherche du filon

Les éducateurs, tout d’abord, constituent une porte d’entrée extrêmement intéressante pour plusieurs raisons. La première, la plus évidente aussi, est le fait qu’ils sont les principales victimes des comportements des parents. Si ces derniers peuvent effectivement aller se plaindre auprès des directeurs sportifs/techniques, les principaux paratonnerres et véritables éponges de la pression qu’ils peuvent exercer sont les éducateurs. La seconde, moins évidente mais plus intéressante, réside dans le fait qu’un certain nombre d’éducateurs sont eux-mêmes les catalyseurs de ces accès de colère de par leur comportement ou leur manière de faire. 

Il est aujourd’hui de bon ton de présenter les éducateurs comme un groupe monolithique qui serait victime des agissements de parents devenus fous. Pourtant, cette présentation des choses ne résiste pas à l’épreuve de l’analyse des faits. La réalité est bien moins avantageuse pour certains éducateurs. Si une part importante d’entre eux – de la même manière qu’une part importante et majoritaire des parents ne pose pas de problème – agisse de manière désintéressée pour le plaisir et la progression des gamins, il serait candide, pour ne pas dire plus, de refuser de voir qu’un certain nombre d’entre eux agissent avant tout par pur intérêt personnel. 

Dans ce Far West que semble être devenu le foot amateur (et sa transition vers le foot professionnel), ces éducateurs se comportent comme de véritables orpailleurs sans foi ni loi à la recherche du bon filon pour vivre du foot. Ainsi, il n’est plus rare aujourd’hui de tomber sur un éducateur qui ne voit les choses qu’à travers le prisme du résultat. S’il y a bien des projets Mbappe, il existe également des projets Klopp ou Guardiola, d’éducateurs projetant une carrière dans le football et prêts à toutes les manigances pour y arriver.

Ce serait, en effet, une erreur de voir dans cette approche centrée sur le résultat une fin en soi. Ne faire jouer que les meilleurs, partir d’un club avec l’ensemble de sa génération (et donc mettre de côté les enfants du club où on arrive), refuser le travail de progression qui nous incombe pour braconner les meilleurs joueurs d’autres clubs – la liste n’est ici pas exhaustive – ne peut se comprendre que si l’on regarde la situation dans sa globalité. Il ne s’agit pas de gagner pour gagner mais bien de gagner pour accéder à autre chose ensuite. 

Ces éducateurs “à buzz” qui font volontiers la promotion de leurs résultats sur les réseaux sociaux ne sont pas uniquement dans une démarche narcissique et égotique. Leur objectif final est bel et bien de pouvoir vivre du football et, comme les places sont chères (nous y reviendrons dans la partie consacrée à la FFF), il s’agit d’emmagasiner le plus de résultats possibles pour démontrer à quel point l’on est beau et fort pour pouvoir signer dans une structure professionnelle. L’autre versant de cette recherche de filon rejoint directement le projet Mbappe et voilà qu’éducateurs matrixés et parents hystériques se joignent dans une même logique : celle des spécifiques individuels qui d’un côté donne l’impression aux parents que leur enfant est spécial et de l’autre permettent à des éducateurs peu scrupuleux (et parfois, voire souvent, profondément convaincus du bien fondé de leur démarche) de gagner de l’argent grâce au foot.

Il serait néanmoins injuste de refuser à ces éducateurs ce que j’ai accordé plus haut aux parents, à savoir la volonté de comprendre les raisons profondes qui les motivent ainsi que décortiquer les structures qui les poussent à agir ainsi. Il n’est pas inutile de rappeler qu’un bon nombre des éducateurs sont issus d’une extraction populaire. Le foot devient alors un moyen, pour beaucoup, de gagner sa vie sans avoir à se casser le dos en intérim ou dans la manutention. Si cet état de fait n’excuse pas toutes les pratiques, il permet de comprendre les motivations profondes de certains des éducateurs qui agissent de la sorte. Et il serait bien malhonnête de les condamner sans appel lorsque l’on gagne relativement bien sa vie et que l’on n’a pas à se poser ce genre de questions. 

Gagner à tout prix ?

Dès lors, comment comprendre les agissements de ces éducateurs sans s’intéresser à la manière dont un certain nombre de clubs, principalement les clubs dits d’élite, se structurent ? De la même manière que les projets Mbappe sont nourris, renforcés voire incités par certains éducateurs et leurs pratiques, le mode de fonctionnement de bien des clubs pousse au vice et joue avec le feu. 

Comme nous l’avons vu plus haut, bon nombre d’éducateurs orientés uniquement vers le résultat le font avec l’espoir de progresser professionnellement dans le football et avant d’espérer intégrer une structure professionnelle et obtenir un contrat, l’objectif de bien des éducateurs est évidemment d’encadrer des équipes de plus en plus réputées et jouant à un niveau de plus en plus élevé. C’est précisément sur ce plan là que ces clubs sont non seulement complices mais surtout générateurs de ces dérives. Les coach à buzz recherchent ledit buzz pour une raison finalement assez simple : nombreux sont les clubs à raisonner par ce prisme. 

Plutôt que s’intéresser au travail effectué par tel ou tel éducateur, à savoir la manière qu’il a de faire progresser individuellement et collectivement les joueurs dont il a la charge, il n’est pas rare que les directeurs sportifs/techniques des clubs amateurs les plus réputés s’arrêtent aux simples résultats. De ce fait, ils sont de véritables pousse-au-crime dans la mesure où, pour atteindre ce genre de clubs, bon nombre d’éducateurs ne se concentrent que sur cet aspect-là en espérant être recrutés. Ceci a pour effet délétère de reléguer au second plan la véritable formation et d’imposer un environnement toxique. Enfin, cette logique a des effets dévastateurs pour la valorisation du travail de bon nombre d’éducateurs dans la mesure où, finalement, ceux qui essayent de travailler correctement n’ont pas forcément des résultats d’emblée, n’obtiennent donc pas la charge d’équipes de niveau élevé et, comme le football appartient aux joueurs (d’autant plus le football de jeunes où les écarts de niveau sont immenses), les coachs à buzz sont vus comme des maestro alors même que beaucoup d’entre eux ont des méthodes de travail catastrophiques et bénéficient uniquement d’un vivier meilleur que les autres.

Cette question du vivier rejoint d’ailleurs un autre sujet important, celui du braconnage de joueurs et de la constitution d’effectifs pléthoriques en début de saison, dynamique qui ne peut qu’aboutir à des frustrations de la part de parents dont l’enfant serait le 25 ou 26ème joueur de l’effectif – rappelons ici que, hormis au niveau national en U17 et U19, 14 joueurs seulement sont inscrits sur la feuille de match. Cette politique de concentration des bons joueurs dans un petit nombre de clubs quitte à se retrouver avec des joueurs qui ne jouent que très peu ou pas du tout a bien évidemment des effets sur le niveau global des clubs mais également sur celui des enfants. Souvent laissés de côté dans la mesure où les équipes réserves ressemblent plus à de la garderie qu’autre chose, il n’est pas rare que de bons joueurs en U12, U13, U14 se retrouvent placardisés dans les meilleures années de leur vie de jeune footballeurs (qui vont globalement de U14 à U17) et finissent par abandonner le foot, dégouté de leur passion par ces pratiques indélicates.

Il y a, enfin, un dernier sujet majeur dans le rapport qu’entretiennent les clubs dits d’élite avec les joueurs qui a un puissant rôle dans le renforcement des projets Mbappe : la mise en avant des individualités au détriment du collectif et des éducateurs. Il n’est effectivement pas rare dans ce genre de club que les éducateurs soient régulièrement débarqués. Le manque de résultats peut jouer pour une part de ces évictions mais la crue réalité est bien que la plupart du temps elles ont lieu en raison de desiderata de parents et/ou de joueurs. Pour faire simple et court, les éducateurs dans ces clubs là sont en permanence sur un siège éjectable. Les joueurs ne sont pas forcément vus comme des jeunes à faire progresser et à faire grandir footballistiquement et humainement mais comme des actifs qu’il convient de faire fructifier en les envoyant en centre de formation afin de toucher une indemnité. Dès lors, si un conflit éclate entre les parents d’un joueur prometteur et un éducateur pour une raison ou une autre, il est fréquent que la direction sportive – loin des communiqués ampoulés qu’on lit parfois et dans l’ombre du club house – décide de se séparer de l’éducateur pour ne pas perdre une potentielle poule aux œufs d’or.

La loi du plus fort

Dernier étage dans la fusée du football amateur, la Fédération Française de Football détient sans doute la clé qui permettrait de commencer à s’attaquer à l’ensemble de ces problèmes. En effet, si l’on accepte le fait que ce qui compte vraiment sont les structures dans lesquelles nous baignons, qui de mieux que la FFF, organe suprême du foot amateur, pour faire bouger lesdites structures ? Parce que, de la même manière qu’il serait malhonnête de parler des parents sans évoquer éducateurs ou clubs, de parler des pratiques de certains éducateurs sans aborder le mode de fonctionnement des clubs dits élites, il le serait de rejeter toute la faute sur ces clubs sans prendre en considération le fait que, eux aussi, baignent dans des structures et essayent de s’en accommoder. 

Le braconnage dont il a été question plus haut ne peut pas se comprendre si l’on omet le fait que la FFF met tout en place dans sa politique pour favoriser la création de pôle d’excellence. L’on pourrait arguer que c’est ce qui permet à la formation française d’être l’une des meilleures du monde, que mettre en place de tels pôles d’excellence permet à tout le monde d’être tiré vers le haut et que c’est donc la tyrannie de la médiocrité qui me pousse, ici, à rejeter en bloc ces méthodes. Ce serait, je crois, se tromper de route. Que des pôles d’excellence existent est une bonne chose, personne n’aurait l’idée de dire qu’il faut une mélasse globale. 

Pour autant, et c’est bien ce qui est problématique dans la politique de la FFF, ces pôles d’excellence et cette dynamique qui incite fortement les clubs à se concentrer se fait au détriment du reste des clubs. Et cette tendance insufflée depuis le plus haut échelon de la pyramide décisionnelle est la mère de tous les vices évoqués dans cet article. Les clubs dans leur globalité manquent d’argent, ils ne peuvent donc pas salarier des éducateurs à moins d’être parmi les clubs élites (et encore), les éducateurs le savent donc se concentrent sur les résultats pour intégrer les meilleurs clubs et en dernier ressort ceux et celles qui trinquent sont les licenciés. 

Et ce manque d’argent n’est pas structurel au sein de la FFF. Son budget est bien important, il s’agit là de choix politique qui sont faits dont la matérialisation peut se trouver, par exemple, dans les réformes actuelles du système de formation des éducateurs : épinglées par France Compétence (qui gère les formations professionnelles en France) en raison du très faible taux de professionnalisation des diplômés du BMF, les huiles de la fédération ont-elles débloqué des fonds pour permettre aux clubs amateurs d’embaucher ? Assurément pas. Elles ont préféré resserrer le nombre de diplômés. En d’autres termes, elles ont cassé le thermomètre pour dire qu’elles n’avaient pas la fièvre. Ce n’est là qu’un exemple, qui mériterait un article à lui tout seul, mais il me paraît très révélateur de la manière de fonctionner de la FFF.

Le mirage de la reprise de contrôle ?

Une fois que l’on a dit tout cela, un constat évident s’impose : pour l’ensemble des acteurs évoqués jusque-là (parents, joueurs, éducateurs, clubs, FFF), cet écosystème ressemble fort à un miroir aux alouettes. Bien évidemment certains s’en sortent mieux que d’autres mais dans tous les cas il existe une forme de mirage au loin. Pour les joueurs et leurs parents c’est le mirage de devenir professionnel, pour les éducateurs celui de vivre du football, pour les clubs celui d’être un maillon fort de la formation française et pour la FFF enfin celui d’être le meilleur pays formateur du monde. 

Devenir professionnel, si cela est un rêve que les joueurs peuvent et doivent continuer à avoir, est une gageure. L’on sait très bien que 0,01% d’une génération le devient et c’est tout le travail des éducateurs de ne pas bercer d’illusions les uns et les autres sur le sujet. 

Gagner sa vie grâce au football en tant qu’éducateur n’est certes pas aussi difficile à atteindre que devenir professionnel mais il est évident que cela suppose des sacrifices et est loin d’être une marche tranquille. Il faut accepter la précarité du poste, la pression qui lui est inhérente.

Être un maillon fort de la formation française est une belle volonté mais bien des clubs dits élites se masquent la réalité et refusent de la voir en face. Lorsque l’on braconne des joueurs dans tous les clubs aux alentours grâce à sa réputation, qu’ils font une ou deux saisons chez soi puis signe en centre de formation l’on n’est pas une maillon fort de la formation française mais plus assurément un profiteur de la situation pareil à Cottard dans la Peste de Camus. 

Croire, enfin, être le meilleur pays formateur du monde c’est, là encore s’illusionner et refuser d’avoir une analyse rigoureuse des choses. La France dispose assurément d’un vivier de joueurs exceptionnel. Est-ce à dire que la politique de formation est la meilleure du monde ? Pas nécessairement. Si l’on voulait être taquin l’on pourrait pointer les résultats faméliques en football de jeunes pour une nation qui se targue d’être aussi bonne formatrice. Mais, malheureusement, pas grand-chose ne changera aussi longtemps que l’équipe de France A aura des résultats, ce qui a toutes les chances de continuer à arriver au vu du vivier exceptionnel que compte le pays.

Pour terminer, je me permets ici une hypothèse concernant les éducateurs et les parents. Je termine cet article sur ces deux acteurs parce qu’ils sont à mes yeux ceux qui sont le plus impactés par les structures évoquées tout au long de mon développement. Qu’est-ce qui motive ces deux acteurs ? L’appât du gain ? Sans doute. Mais il me semble qu’une autre force, moins matérielle, participe à les mettre en mouvement. Je l’ai dit, les classes populaires sont majoritaires dans le football. Et ces classes populaires, aujourd’hui à l’heure du néolibéralisme débridé et du macronisme ambiant n’ont plus le contrôle sur grand-chose, se sentent dépossédées d’un peu tout. Alors, peut-être, dans le football l’illusion de la reprise de contrôle agit et, pour le meilleur et pour le pire, elle les fait se mouvoir dans cette direction pour ne pas le perdre, ce contrôle. Faut-il dès lors se résigner au sombre tableau qui a été tiré dans ce long article ? Je ne le crois pas. Si le pire est toujours possible, les améliorations aussi et il peut ne pas être inutile de se rappeler les mots du plus footballeur des philosophes, Albert Camus, qui écrivait en 1952 dans Retour à Tipasa : “Au milieu de l’hiver, j’ai découvert en moi un invincible été”. Tâchons donc de trouver cet été.

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