L’Ascension phocéenne

Dans la continuité du travail entrepris sur ce blog (et dans une volonté de diversifier les supports pour faire avancer les idées en lesquelles je crois), j’ai rédigé un roman mêlant sociologie, politique et description de Marseille. Le premier chapitre est en accès libre à la suite de cette introduction pour celles et ceux qui souhaiteraient avoir un aperçu avant de passer le pas de l’achat. Pour acheter le livre c’est par ici, n’hésitez pas à me faire des retours pendant ou après votre lecture.

I

Pharo

            En cette fin d’août le ciel marseillais rougeoyait. Fidèle à cette Provence dont la lumière est à la fois fascinante et chaleureuse, Marseille se montrait alors sous l’un de ses plus beaux profils. Ouarda avait toujours aimé ces fins d’été, lorsque le soleil est rouge sang et se couche à une heure avancée. Les jeunes de son âge préfèrent souvent le cœur de l’été parce qu’il est synonyme de vacances encore loin d’être terminées. À l’inverse, Ouarda appréciait bien plus la perspective de la rentrée scolaire, elle avait toujours aimé l’école et la fin août coïncidait surtout avec le départ des touristes, ce qui lui permettait de profiter de la Méditerranée gorgée du soleil estival sans avoir à être esquichée ou à chercher durant de longues minutes une place où jeter sa serviette. Quand il s’agit de plonger dans la grande bleue, la moindre minute compte.

            Juchée sur l’un des bancs de pierre du Pharo, Ouarda contemplait le Vieux-Port sous la lumière déclinante. Le soleil couchant éclaboussait son visage, sans toutefois laisser apparaitre ses fossettes, et dessinait sa silhouette. De loin on aurait pu penser qu’elle était grande, ce n’est qu’en s’approchant qu’on se rendait compte que son buste toujours droit lui donnait cette impression de grande taille pour son jeune âge. Ni très claire, ni vraiment mate, Ouarda semblait avoir reçu en héritage tous les éléments de la Méditerranée si bien qu’il était bien difficile de savoir que ses deux parents étaient nés et avaient grandi en Algérie, tout juste ses cheveux d’un noir éclatant et quelque peu frisés laissaient suggérer ses origines. La tête toujours haute, elle offrait au monde son nez aquilin, son menton redressé et son regard perçant. Elle affectionnait particulièrement ce point de vue pour venir rêvasser, lire ou réfléchir. Avec le Frioul, c’était l’un des rares endroits de Marseille qu’elle trouvait vraiment à son goût. Le Vieux-Port, sans doute lieu le plus connu de la ville, s’offrait sous un autre visage depuis cet endroit, il n’était plus l’endroit d’où l’on contemple Notre-Dame-de-la-Garde, cette Bonne Mère qui plane sur toute la ville, mais l’objet même de la contemplation. La jeune fille y voyait une manière de prendre le contre-pied du plus grand nombre et d’affirmer une forme d’indépendance à laquelle elle tenait tout particulièrement. Depuis son petit promontoire s’offrait à elle un panorama singulier de la Cité.

            Plutôt que le côté sud de la ville et la Corniche J.F. Kennedy, les plages du Prophète, du Prado, de la Pointe rouge ou le parc national des Calanques que l’on pouvait deviner, vitrine que la mairie mettait volontiers en avant pour vanter le côté touristique, depuis le Pharo c’était le nord et le centre qui se dessinaient, cette autre Marseille faite évidemment de lumières comme partout en Provence mais également d’ombres. Ces ombres qui planaient sur les flancs et le ventre de la Cité, Ouarda les connaissait bien pour venir de cette partie-là de la ville : l’enclavement, la misère, les petits boulots mais aussi les trafics en tous genres, en deux mots la démerde. Dans ces quartiers, l’esprit chourmo était encore bien présent mais il avait progressivement été recouvert par de multiples couches de rancœur et de désespoir, on y avait érigé le système D non pas en exception ou en attitude momentanée dans l’attente du retour des beaux jours mais en mode de vie à part entière, comme une philosophie de l’existence.

            Sous ses yeux, caractérisés par leur forme en amande et leur couleur noisette qui viraient au vert quand le soleil s’y reflétait, Ouarda voyait défiler ce panorama qu’elle connaissait bien. Elle venait sur ces petits bancs de pierre dès qu’elle le pouvait. Elle saisissait ainsi l’occasion de s’évader de ces mornes et grises cités qui peuplent la ville au nord de la Canebière, cette frontière presque parfaite entre les deux Marseille. Là, posée face à la mer, elle pouvait oublier le groupe Jean Jaurès, le « Jean Jo » comme l’appelaient les Marseillais toujours prompts à raccourcir le nom des cités peut-être une manière pour eux de s’arracher, au moins par les mots, de ces grands ensembles. Elle s’évadait de ces blocs où elle vivait depuis 14 ans, des jeunes qui trainaient au pied de son bloc et des autres, elle s’évadait aussi de la garde de Haroun son petit frère de 3 ans son cadet et dont elle s’occupait beaucoup depuis le tragique accident qui avait couté la vie à sa mère quelques années plus tôt. Haroun était l’exact opposé physique de sa grande sœur. Sa grande taille, ses yeux couleur charbon, ses cheveux crêpus et sa peau si mate qu’à la fin de l’été il ressemblait bien plus à un descendant de Mauritanien qu’à un petit enfant avec des origines algériennes tranchaient nettement avec Ouarda.

            Les reflets rougeoyants coloraient la Méditerranée en lui donnant un air à la fois mystérieux et sublime. Les yeux de Ouarda passaient d’un monument à un autre, d’un quartier à un autre et elle se sentait voyager dans le temps et dans l’espace sans même bouger de son banc. À l’extrémité nord de la ville, elle devinait plus qu’elle ne voyait l’Estaque. Facilement reconnaissable aux ponts avec arcades permettant aux trains d’arpenter la Côte Bleue, le quartier convoquait presque à chaque fois pour elle des souvenirs joyeux. C’est là-bas, sur les plages de Corbières, qu’elle allait bronzer et se baigner à l’extrémité de Marseille, juste avant les calanques de Niolon et le passage au Rove. L’Estaque, ancien village de pêcheurs, avait conservé son âme et si Marseille est effectivement la juxtaposition de villages, certains comme ici ont plus que d’autres conservé leur identité.

            Elle balaya le panorama du regard pour s’arracher à ces souvenirs joyeux avant qu’il ne soit arrêté par les deux tours qui se faisaient face près du Silo d’Arenc. Les tours CMA CGM et La Marseillaise étaient le symbole de la volonté poursuivie par l’équipe municipale, celle de transformer la ville en une forme de centre d’affaires de la Méditerranée. Ouarda ne pouvait pas s’empêcher de trouver que ces deux tours perdues au milieu de Marseille étaient plus une incongruité que le début d’une nouvelle ère. Placées à la frontière entre le 2ème arrondissement, celui que la mairie voulait rendre dynamique, et le 3ème arrondissement, celui où le taux de pauvreté était le plus élevé de France, les deux tours rappelaient surtout les inégalités présentes dans la Cité et la manière dont le maire avait sciemment laissé tomber toute une partie des habitants au fil de ses mandats successifs. L’ancien bastion ouvrier qu’était le 3ème arrondissement, cette histoire ouvrière dont la Belle de Mai est sans aucun doute la meilleure héritière, était progressivement devenu un lieu de concentration de la pauvreté au sein duquel les immeubles menaçaient de s’effondrer dans une triste répétition du drame de la rue d’Aubagne.

            Ouarda ne s’attarda guère sur cette partie de Marseille qu’elle n’aimait pas et lui préféra très rapidement la contemplation de la zone où trônait fièrement le Mucem. Le Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée – aucun Marseillais ou presque n’utilisait son nom complet, très peu étaient sans doute les habitants à ne serait-ce que le connaître – était petit à petit devenu l’un des symboles de la ville. Si les expositions proposées ne plaisaient guère à la déjà férue de culture qu’était Ouarda, elle trouvait que le bâtiment était une œuvre d’art en lui-même. Construit pour Marseille Provence 2013, l’année où la ville fut capitale européenne de la culture, il avait fortement participé à la revitalisation du quartier. D’où elle était, il semblait à Ouarda que la cathédrale de la Major était posée sur le Mucem, ce qui magnifiait le tout à ses yeux. La jeune fille ne comprenait pas vraiment, cela l’agaçait parfois franchement, que cette magnifique cathédrale au style néo-byzantin soit systématiquement placée dans l’ombre de la Bonne Mère. Elle trouvait qu’il n’y en avait que pour Notre-Dame-de-la-Garde alors même que la Major lui paraissait bien plus belle et chaleureuse.

            Après avoir été une nouvelle fois gagnée par cet agacement, Ouarda retrouva son calme en posant son regard sur le Vieux-Port et le fort Saint-Jean. C’était là l’une des visions qui l’apaisait le plus et, à chaque fois, elle restait perdue de longs moments dans ses pensées lorsqu’elle se retrouvait face à elle. En voyant les petits voiliers s’agiter sur cette mer d’huile et les navettes pleines de touristes qui revenaient du Frioul, son autre havre de paix, elle eût une furieuse envie de s’enfuir, de prendre la mer et de ne plus jamais revenir, de s’échapper de cette ville et de cette vie qu’elle considérait comme insuffisantes pour elle. C’est alors que des pensées narquoises lui vinrent à propos de Marseille. Elle ricanait intérieurement de ce qui lui semblait être une contradiction manifeste entre l’identité ouverte prônée par les Marseillais pour leur ville et cette étroite porte par lesquelles les bateaux pouvaient entrer et sortir, cette si étroite ouverture que les Marseillais eux-mêmes se plaisent à raconter, comme pour prouver leur démesure légendaire, qu’un jour une sardine l’aurait bouchée. Elle savait bien, elle, que la véritable histoire était qu’un bateau nommé la Sartine avait bloqué cette porte et que l’exubérance marseillaise avait fait le reste pour transformer l’histoire en légende. Mais posée là, face au fort Saint-Jean, elle se demandait pourquoi Gyptis avait bien pu choisir le marin phocéen Protis pour fonder la plus vieille Cité de France.

            Par-delà l’étroitesse de l’entrée matérialisée par le fort Saint-Jean et le Vieux-Port, Ouarda trouvait surtout que Marseille était coincée entre la mer et les collines. Le caractère de la jeune fille se confondait pourtant sur bien des points avec les spécificités de la Cité phocéenne. Comme elle, Ouarda pouvait paraître rétive aux premiers abords mais était chaleureuse une fois qu’on la connaissait mieux. Comme elle Ouarda était solaire. Et surtout, comme elle, Ouarda pouvait faire souffler le mistral de sa colère lorsqu’on la cherchait. Elle ne comprenait pas pourquoi la plupart des gens expliquaient qu’elle était ouverte sur le monde. Elle saisissait, bien sûr, l’importance du commerce maritime pour la Cité et le fait qu’elle fut au cours de sa longue histoire bien plus souvent tournée vers le Sud que vers la France mais elle ne pouvait guère s’empêcher de trouver la ville étroite, comme enfermée entre l’ouest maritime et l’est rocailleux. Si elle avait bien conscience de la très grande étendue de la ville, de l’Estaque à Luminy la distance bien grande était là pour en témoigner, elle se considérait comme quelque peu étouffée, bloquée et n’avait qu’une seule hâte, quitter Marseille. La jeune fille se voyait comme la ville où elle vivait, elle trouvait que son lieu d’habitation faisait furieusement écho à cet enserrement de la ville. Marseille était coincée entre la mer et la colline, le Jean Jo l’était lui aussi à sa manière, beaucoup moins poétique, entre l’A7 et l’A507. Placée comme dans un entonnoir, l’implantation du grand ensemble dans lequel elle avait grandi était comme un symbole de la destinée que l’on promettait aux enfants qui y grandissaient, bloqués et relégués loin du centre.

            Perdue dans ses pensées, tout acquise à ses rêveries d’ailleurs, Ouarda n’avait pas vu le temps passer. Posé négligemment près d’elle sur le banc, La Peste d’Albert Camus attendait patiemment que l’adolescente reprenne sa lecture. Depuis sa plus tendre enfance elle aimait lire, elle y voyait là aussi un moyen d’oublier ses problèmes et son 14ème arrondissement qu’elle souhaitait ardemment quitter. Se plonger dans ses livres lui permettaient également de se remémorer les moments passés avec sa mère avant qu’un chauffard ne la lui arrache. Encore très jeune à ce moment, elle avait dû grandir d’un seul coup. Elle aimait s’occuper de son petit frère mais par moments certains pouvaient finir par oublier qu’elle n’avait que 14 ans et, qu’en conséquence, elle n’était encore qu’une enfant. Brusquement elle avait subi l’épreuve de la mort et avait dû murir sans attendre, ce qui faisait d’elle une exception dans son cercle de connaissances.

            Ce drame qui avait frappé sa famille et fortement touché son père fit que Ouarda acquit très tôt une forme d’indépendance qui trouvait un écho dans ses multiples escapades au Pharo ou au Frioul. Cette maturité précoce de la jeune fille était d’ailleurs physiquement visible si bien qu’à la voir on lui donnait facilement quelques années de plus, à la condition de s’attarder en la regardant. C’était effectivement l’une des grandes caractéristiques de l’adolescente, elle était d’une discrétion rare. Ni grande ni petite, Ouarda était de ces gamines que l’on ne remarque guère en temps normal. Lorsqu’elle était plongée dans ses livres, plus rien autour n’existait. Il fallait souvent l’appeler plusieurs fois avant d’obtenir une réponse de sa part. Elle ne pouvait d’ailleurs pas obtenir tous les livres qu’elle désirait et cela la frustrait de manière régulière.

            Après la mort de sa mère, son père eût effectivement quelques difficultés à surmonter cette épreuve et les revenus commencèrent à manquer dans le foyer. S’il avait, depuis, repris son poste et retrouvé les chantiers sur lesquels il se cassait le dos, son âge avançait et il était de moins en moins bien vu par les employeurs. Ceci avait eu pour conséquence de pousser la famille à rogner sur les dépenses et les livres apparaissaient alors comme un luxe qu’ils ne pouvaient plus se permettre. Tout ceci attristait fortement le père de Ouarda qui voyait bien à quel point sa petite fille pouvait être malheureuse. Il l’emmenait alors régulièrement à l’Alcazar, la grande bibliothèque située sur le cours Belsunce, pour lui permettre d’en emprunter. Malgré tous ces efforts, il arrivait tout de même régulièrement que la jeune fille recommence plusieurs fois les mêmes livres. Pour pallier ce problème, Ouarda et son père pouvaient également compter sur les professeurs du collège Clair Soleil qu’elle fréquentait et qui lui ont permis de souvent obtenir de quoi assouvir sa curiosité et sa soif de lectures.

            En lisant La Peste, elle se plaisait à imaginer ce qu’il pourrait advenir si Marseille se retrouvait dans la même situation que la ville d’Oran décrite par Camus dans son livre. Elle se disait que, décidément, cela finirait par lui donner raison et montrer qu’il était bien facile de fermer la ville. Elle appréciait beaucoup projeter les livres qu’elle lisait sur sa réalité contemporaine, ce qui la conduisait parfois à faire des anachronismes qui, la plupart du temps, étaient attendrissants. Elle avait découvert le roman camusien au collège où durant sa classe de troisième, sa professeure de français avait fait étudier quelques passages à la classe, notamment celui au cours duquel Rieux et Tarrou vont se baigner dans la ville en quarantaine. Quand elle allait plonger dans la Méditerranée depuis Niolon elle se prenait pour les deux personnages et rêvassait en contemplant la baie marseillaise, cette fois depuis l’extrême-nord de la ville.

            L’été touchait à sa fin et, plus que pour les années précédentes, Ouarda était pressée de voir la rentrée arriver. Elle n’avait que 14 ans mais ces vacances étaient déjà celles qui précédaient l’arrivée au lycée pour elle. Après avoir sauté une classe au primaire, chose dont elle était très fière, elle avait avec un an d’avance obtenu brillamment son brevet. Promise à un avenir bien peu reluisant dans un collège « sensible » comme aimait à les appeler certains responsables politiques, orpheline de mère très jeune, Ouarda avait pourtant conservé de très bons résultats scolaires et décroché une mention très bien à l’examen du brevet. Cet été, charnière pour elle, était celui qui devait marquer une rupture. Après avoir suivi tout son primaire et son collège dans le 14ème arrondissement de Marseille, la jeune fille avait été acceptée au lycée Thiers, elle ressentait à la fois un immense sentiment de fierté et la confirmation de l’adage régulièrement formulé par son père qui n’avait de cesse de lui expliquer que quand on voulait on pouvait et qu’il suffisait de se donner les moyens pour obtenir des résultats.

            Depuis toute petite ses parents lui avaient inculqué l’importance de l’école et que c’était le seul chemin pour pouvoir s’offrir une vie meilleure. Elle avait entendu à de multiples reprises son père et sa mère lui expliquer qu’en tant que fille d’immigrés ayant grandi dans les quartiers nord de Marseille, elle partait avec du retard et que les obstacles seraient deux fois plus nombreux pour elles. Son père avait quitté l’école très tôt et en étant prise au lycée Thiers elle avait l’impression de continuer d’une certaine manière l’histoire de sa famille. Posée face à la mer, elle se remémorait avec émotion les moments passés avec sa mère. Elle aimait à se dire que son amour immodéré des livres était uniquement le fruit de sa curiosité et de son caractère mais, au fond d’elle, une petite voix lui rappelait par moments que c’est avec ses deux parents qu’elle avait fait ses premiers pas dans la lecture. Ils voyaient dans cette incitation faite à leur fille une chance qu’ils lui offraient de s’élever socialement et de prendre de l’avance à l’école.

            Ouarda avait donc grandi dans cette ambivalence entre ces incitations à la lecture et à l’excellence scolaire d’un côté et la vie dans la cité de l’autre. Elle ne trainait guère en bas des blocs mais elle voyait bien que les jeunes et même les moins jeunes passaient leur temps à le tuer. Dans ces mornes cités, le spleen avait souvent définitivement chassé l’idéal et submergé la vie de ces personnes. Les médias et les politiques ne se privaient pas de se servir des trafics de drogue et des règlements de compte pour faire d’elles des barbares à éliminer sinon de la surface de la planète, au moins de la représentation que se faisait le pays de lui-même. La réalité était pourtant bien éloignée de ces images visant à effrayer le reste de la population. Si les trafics en tous genre, la violence et la démerde étaient bien des composantes de ces quartiers, c’était bien plus le fruit d’une relégation sociale que d’une méchanceté innée. Rien n’est pire que l’ennui et c’est ce fléau qui poussait des jeunes gens pas bien méchants à finalement se retrouver dans de sales affaires.

            La jeune fille se tenait, en tous cas, éloignée des vices qui peuplaient ces quartiers, sa discrétion étant un formidable atout pour ne pas attirer l’attention sur elle. À l’école en revanche, Ouarda éblouissait souvent ses enseignants puis professeurs. Toujours aussi discrète en classe, ses résultats scolaires étaient excellents. Elle ne se faisait pas remarquer en bavardant ou en perturbant le cours mais par sa vivacité d’esprit et son avance sur le reste de la classe. Dans ces quartiers populaires, ces territoires non pas perdus selon l’expression consacrée mais plutôt oubliés, l’école était bien souvent l’un des derniers vestiges de la République, l’endroit où enseignants et professeurs s’échinaient à faire que les étoiles de l’égalité ne soient pas totalement éteintes. L’avance de la jeune fille sur ses camarades lui avaient permis de passer directement de la grande section de maternelle au CE1 puisqu’elle savait déjà bien lire à 6 ans. Ses parents avaient longuement hésité avant d’accepter ce saut de classe, craignant qu’il puisse à terme lui porter préjudice en lui faisant intégrer le collège un peu trop tôt. Dans ces quartiers en effet, le collège était une véritable épreuve où il fallait slalomer entre les tentations et les difficultés à travailler.

            Le collège Clair Soleil, comme presque tous les collèges publics REP ou REP+ de Marseille, était de sinistre réputation. Coincé entre la violence et l’échec scolaire il ressemblait bien plus à un cimetière des ambitions qu’à un endroit permettant de s’élever. Les professeurs donnaient pourtant beaucoup de leur temps et de leur énergie pour accompagner les collégiens et leur permettre de s’arracher au destin qu’on leur promettait. Tout au fil de sa scolarité à Clair Soleil, Ouarda avait ainsi pu bénéficier de l’école ouverte. Le concept était assez simple et démontrait bien à quel point les professeurs s’engageaient au-delà des simples cours pour donner des chances supplémentaires à leurs élèves : pendant les vacances scolaires, le collège demeurait ouvert la première semaine pour que les collégiens puissent avoir accès à de l’aide au devoir le matin et à des activités périscolaires l’après-midi. Les professeurs faisaient également appel aux anciens collégiens désormais lycéens ou étudiants pour les aider dans ces activités, ce qui était aussi une manière de donner aux collégiens d’autres perspectives en leur montrant que certaines et certains de ceux qui les avaient précédés poursuivaient leurs études, que ce n’était pas une fatalité de quitter l’école à 15 ans sans avoir aucune autre perspective que de trainer en bas des barres d’immeubles. Avec la solidarité intergénérationnelle et l’engagement citoyen des professeurs comme boussole, l’école ouverte était un formidable exemple d’autogestion.

            Passer après Ouarda n’était pas chose aisée pour Haroun. Lui n’avait pas le même amour de l’école que sa grande sœur et le tragique départ de sa mère n’arrangea rien à cela. Tout agissait comme s’il avait compris qu’il lui serait impossible de concurrencer son ainée sur le terrain scolaire et qu’il faisait tout pour se faire remarquer autrement. Dès l’école primaire, qu’il finissait à peine, ses résultats et son attention étaient en dents de scie et tout était réuni pour que son passage au collège soit chaotique. Clair Soleil était assurément un collège au sein duquel les professeurs se dévouaient pour permettre aux élèves de ne pas sombrer mais c’était également un établissement où il était très facile de couler. Ouarda s’était toujours tenue soigneusement à l’écart de toutes ces histoires mais les exclusions temporaires et les bagarres dans la cour de récré n’étaient pas rares. Son père s’inquiétait beaucoup de voir Haroun évoluer dans cet environnement et craignait par-dessus tout qu’il finisse par ne plus aller au collège pour se contenter d’improviser des parties de foot sur le bitume.  

            Clair Soleil était le collège de secteur du Jean Jo mais il n’en demeurait pas pour autant relativement loin de la cité. Ouarda n’affectionnait guère le chemin que prenait la majorité des jeunes de son quartier pour arriver jusqu’au collège. Devoir passer par l’Avenue des Arnavaux puis le Chemin de Gibbes lui donnait l’impression d’être collée au bitume, de ne jamais pouvoir lui échapper. Elle empruntait quand même ce chemin les soirs d’hiver lorsqu’il faisait nuit tôt et que passer par son chemin préférentiel n’était pas très prudent mais le reste du temps elle lui préférait le parcours qui la faisait cheminer par le parc de l’Espérance, cet endroit où elle avait passé tant d’après-midi à dévaler le toboggan aux pistes bleu, rouge ou noir – peut-être une manière de faire croire aux jeunes des quartiers nord de Marseille qu’ils avaient effleuré des vacances à la montagne. Après l’avoir traversé, elle bifurquait sur la gauche pour prendre le boulevard Charles Moretti. Celui-ci était le lieu de bien des endroits importants pour elle. Outre le collège Clair Soleil situé de l’autre côté de l’intersection avec le Chemin de Gibbes, au pied de la Marine Bleue et en face de la cité des Rosiers – plus d’une fois en arrivant au collège, Ouarda ne pouvait pas s’empêcher de se dire que jusqu’aux noms affublés aux forêts de ciment que constituaient les cités, les promoteurs immobiliers et la ville se moquaient de leurs habitants – elle passait devant le siège du Canet Sports, le club de foot où jouait Haroun.

            Elle connaissait bien cet endroit pour y avoir emmené son petit frère à de nombreuses reprises le samedi après-midi. Depuis la mort de sa mère, elle s’occupait souvent de lui et le déposait tant au siège du club qu’au stade pour ses entrainements. L’avantage pour elle était que le stade de la Floride, celui où résidait le club, était à quelques encablures du Jean Jo, presque coincé contre l’autoroute si bien qu’il n’était pas rare qu’un ballon passe au-dessus des filets et se retrouvent au beau milieu des voitures. Elle affectionnait ces moments passés avec son petit frère parce qu’ils faisaient partie des rares instants où Haroun semblait totalement apaisé. Jouer au foot lui permettait effectivement de ne plus avoir d’idées noires et de se détacher au moins pour un temps des pensées violentes qui l’habitaient souvent depuis qu’ils avaient perdu leur mère. Comme l’école, les clubs de foot étaient parmi les derniers vestiges de la République et de l’action commune dans ces quartiers populaires, ce n’était d’ailleurs pas une simple lubie si les entraineurs d’équipes de jeunes étaient appelés éducateurs.

            Quelques dizaines de mètres plus haut sur le boulevard, se trouvait un lieu bien moins joyeux pour Ouarda, le cimetière du Canet. C’était ici dans le carré musulman qu’était enterrée sa mère. De violents débats avaient secoué les adultes de la famille au moment du drame pour savoir s’il fallait l’enterrer en France ou en Algérie et après de longues discussions il avait été décidé que le cimetière du Canet serait la dernière demeure d’Assia. La principale motivation pour prendre cette décision avait été de permettre à ses jeunes enfants de venir la visiter régulièrement, ce qui aurait été compliqué en cas d’enterrement de l’autre côté de la Méditerranée. Très souvent, la jeune fille s’arrêtait sur le chemin du retour pour se recueillir sur la tombe de sa mère. Cette présence presque permanente était, à ses yeux, l’une des raisons de sa réussite. Pour rendre fière sa mère qui, elle en était persuadée, continuait à vivre dans ses pensées et dans son cœur, elle accordait une grande importance à l’école.

            Déjà en avance à l’école primaire, Ouarda continuait à émerveiller la grande majorité de ses professeurs au collège. Enchainant les félicitations trimestre après trimestre, la jeune fille faisait partie des meilleurs éléments de son collège et se vit offrir de ce fait un certain nombre d’occasions d’ouvrir son horizon. En quatrième durant une bonne partie de l’année elle se rendit tous les mercredis au collège Pierre Puget, à quelques pas de la place Castellane et juste à côté de la clinique Bouchard où elle était née, pour participer à des activités réunissant des collégiens de toute la ville afin de les initier aux problématiques politiques. Pour la première fois de sa vie, elle fréquenta alors régulièrement des jeunes venant d’autres milieux sociaux que le sien et se rendit alors compte du chemin qui lui restait à parcourir si elle souhaitait effectuer de longues études. Jamais plus que durant ces moments elle ne ressentit la fracture sociale et le retard qui était le sien. En dépit de ses nombreuses lectures et de ses résultats scolaires excellents, elle était encore loin de leur niveau. Cette découverte aurait pu lui faire baisser les bras mais, au contraire, elle se dit alors qu’elle redoublerait d’efforts pour, un jour, dépasser ces personnes.

            Ces rencontres qu’elle avait pu effectuer dans le cadre de ce programme d’éducation civique avaient fait germer en elle la volonté d’intégrer un autre lycée que son lycée de secteur, de quitter les établissements REP ou REP + afin de limiter les handicaps qui étaient les siens. Au moment de faire ses vœux d’affectation pour son lycée, elle se pencha sur le sujet et finit par être convaincue qu’il lui fallait intégrer le lycée Thiers, le meilleur lycée public de Marseille, si elle souhaitait atteindre ses objectifs. Parmi ses professeurs, nombreux étaient ceux qui la soutenaient dans cette démarche mais quelques-uns la mettaient toutefois en garde pour lui éviter une potentielle désillusion. Plus ces professeurs lui expliquaient qu’il était peu probable qu’elle soit prise dans ce lycée, plus sa détermination grandissait à l’intégrer. Sure de son fait, sereine au vu de ses résultats scolaires et comptant sur une mention très bien au brevet pour pouvoir choisir le lycée de son choix, Ouarda répondait aux sceptiques qu’elle déplacerait des montagnes s’il le fallait mais qu’elle parviendrait à intégrer Thiers. Finalement, avant même les résultats du brevet, les résultats d’affectation charriaient avec eux une excellente nouvelle pour la jeune fille, elle était acceptée au lycée Thiers. Quelques semaines plus tard, la mention très bien qu’elle obtint au brevet lui aurait, dans tous les cas, permis de poursuivre sa scolarité dans le lycée marseillais de son choix.

            Cette volonté farouche et cette détermination à toute épreuve forçait le respect de toutes les personnes qui croisaient le chemin de la jeune fille. À sa discrétion déjà bien décrite s’ajoutaient une sérénité sans faille et l’assurance de pouvoir influer sur sa propre existence qui faisaient de Ouarda une sorte d’ovni étant donné le quartier et le milieu dont elle était originaire. Dans quelques jours elle allait donc commencer une nouvelle vie, pour elle la porte des possibles s’ouvrait en grand et, loin de considérer ceci comme le point d’arrivée, elle n’y voyait que la première étape d’une ascension qu’elle imaginait grandiose. La sonnerie de son téléphone l’arracha à ses pensées. Elle décrocha. C’était son père qui l’appelait pour lui dire de le rejoindre à l’entrée du parc du Pharo afin qu’ils rentrent ensemble avec Haroun.