Dans une lettre au cours de laquelle il répondait à Roland Barthes et à sa critique acerbe de La Peste, Albert Camus écrit : «la terreur en a plusieurs [de visages], ce qui justifie encore que je n’en aie nommé précisément aucun pour pouvoir mieux les frapper tous». D’emblée Camus nous invite donc à voir dans la maladie qui frappe Oran une allégorie de la terreur, du mal. Cette portée multiple de l’œuvre de Camus a permis à de nombreux observateurs de voir dans La Peste un roman intemporel qui peut décrire les différents fléaux frappant les sociétés. D’aucuns ont évoqué le roman au moment de la catastrophe de Fukushima par exemple.
Un rat, dix rats puis des centaines et enfin la déclaration de l’épidémie voilà comment la peste survient dans la ville d’Oran. Celle-ci impose un éternel présent aux Oranais coupés du reste du monde. Dans le roman, le temps humain du calendrier s’efface peu à peu au profit du temps de la peste : une fois déclarée, la peste devient l’unité temporelle, le temps se mesurant, à partir de la deuxième partie et jusqu’à la disparition du fléau, par « semaine de peste ». La peste s’impose définitivement lorsqu’elle parvient à recouvrir le passé de la mémoire et l’avenir du désir par un présent qui occupe tout et à installer les « séparés » dans le temps d’un exil devenu routine. Aussi Camus décrit-il les Oranais dans ses termes une fois que la peste s’est installée pour de bon : «Sans mémoire et sans espoir, ils s’installaient dans le présent. À la vérité, tout leur devenait présent. Il faut bien le dire, la peste avait enlevé à tous le pouvoir de l’amour et même de l’amitié. Car l’amour demande un peu d’avenir, et il n’y avait pour nous que des instants».
Au fil du roman de Camus, les personnages ont des attitudes différentes face à l’épidémie. Si certains comme Rieux ou son ami Tarrou se démène contre l’épidémie et tentent de n’être « ni bourreau ni victime » comme le dit si brillamment Tarrou, d’autres en profitent au contraire pour prospérer sur la misère des autres comme Cottard le contrebandier. D’autres, enfin, voit d’abord dans la peste une punition divine avant de changer de point de vue après la mort d’innocents : c’est le cas du père Paneloux. Dans le roman, Camus met en place les idées qu’il développera plus tard dans L’Homme révolté : il récuse toute téléologie, toute doctrine qui prétendrait sacrifier le présent à un avenir meilleur. Cet essai est d’ailleurs un véritable pamphlet contre les philosophies de l’histoire qui, du christianisme au marxisme, ont cherché à consoler les hommes des misères d’aujourd’hui par la promesse de lendemains meilleurs. Finalement, le Père Paneloux représente pleinement ces philosophies de l’histoire et sa conversion marque le rêve que Camus fait intimement.
Le roman de Camus est, enfin, un moyen pour lui de nous mettre en garde. Lorsqu’il écrit « chacun la porte en soi la peste » il nous signifie bien qu’il faut se battre en permanence contre ces pulsions mortifères qui nous habitent tous. Le message final délivré par le roman est dans la droite lignée de cette mise en garde, il nous invite à ne jamais croire que la victoire est définitive. C’est la raison pour laquelle le docteur Rieux est mesuré à la fin de l’épidémie «car il savait ce que cette foule en joie ignorait, et qu’on peut lire dans les livres, que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu’il peut rester pendant des dizaines d’années endormi dans les meubles et le linge, qu’il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l’enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse».