Le grand braquage (sur la confiscation de la campagne présidentielle)

Bateaux hollandais dans la tempête – J.W.M Turner

Dans un peu plus de trois semaines se tiendra le premier tour de l’élection présidentielle. Alors même que la campagne en cours devrait occuper une large part de l’espace médiatique et des débats – l’élection présidentielle demeurant le scrutin phare et l’un des moments de politisation les plus forts dans notre pays – tout ou presque se déroule comme si elle n’avait pas lieu. L’absence de débats collectifs, les polémiques incessantes, l’indigence de la plupart des candidats ainsi que la stratégie d’Emmanuel Macron nous conduisent tout droit vers une élection tronquée.

Il est effectivement assez dramatique de constater qu’une campagne présidentielle arrivant après un tel quinquennat et les multiples bouleversements (Gilets Jaunes, Covid, guerre en Ukraine pour ne citer que les plus évidents) qu’il a engendrés permette si peu d’aborder les sujets de fond alors même que la Vème République est faite de telle sorte que le seul moment où il est vraiment possible de faire infléchir les choses dans un sens ou dans l’autre. Dans un système dit représentatif, une telle aporie est assurément le signe d’une dévitalisation catastrophique du débat public.

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Vie politique, les dangers de la personnalisation

La chute d’Icare – Pieter Brueghel l’Ancien

Il y a quelques semaines, l’annonce du déjeuner entre Bruno Roger-Petit, l’un des conseillers d’Emmanuel Macron, et Marion Maréchal, anciennement Maréchal-Le Pen, a fait grand bruit. Au sein même de la majorité présidentielle des voix se sont élevées pour fustiger ce rapprochement avec l’extrême-droite. Tout a semblé agir comme si le seul rapprochement réel était celui des assiettes alors même qu’au niveau des idées les convergences sont présentes depuis un certain temps. De la même manière, à l’exception de quelques articles, l’agitation autour d’Arnaud Montebourg se centre sur sa personne et pas sur les idées qu’il entend porter ou la stratégie de prise du pouvoir qu’il souhaite mettre en place.

Ces deux exemples, loin d’être exhaustifs, viennent rappeler avec force et vigueur à quel point la personnalisation de la vie politique – par vie politique on entendra dans le développement qui va suivre la structuration des rapports de forces électoraux bien que celle-ci ne se limite pas à cette seule partie – structurait encore de manière fondamentale le débat public dans notre pays. Si l’on pourrait facilement y voir une sorte de folklore ou même un élément de la singularité française, cette personnalisation outrancière est assurément porteuse de bien des dangers. Il apparait chaque jour un peu plus ironique que, dans le seul pays qui a tranché la tête du roi, la personnalisation soit la plus forte au sein du groupe des pays dits démocratiques.

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Le vote sanction en quelques lignes

Le cheval de Troie – Tiepolo

Il y a une dizaine de jours, le second tour des élections municipales s’est tenu. Forcément particulier en raison de la pandémie du Covid-19, celui-ci n’a pourtant pas empêché l’extrême-majorité des commentateurs politiques de tirer de grandes conclusions sur ce scrutin marqué par une très forte abstention et la longue période séparant les deux tours. Comme à l’accoutumée, les résultats ont bien souvent été lus à l’échelle nationale et non pas locale. Sur les différents plateaux TV, les responsables politiques invités ont quasiment tout le temps débattu sur le fait de savoir si les résultats s’apparentaient à un vote sanction pour Emmanuel Macron ou pas.

Sans surprise, l’ensemble des membres de la majorité présidentielle ont expliqué qu’il fallait lire dans le scrutin municipal une multitude de résultats locaux quand les opposants affirmaient que les résultats étaient clairs et venaient sanctionner le président de la République. À chaque scrutin local (municipales, départementales, régionales) nous avons droit à la même rengaine sur le vote sanction, les seuls éléments qui changent sont les personnes qui défendent l’idée selon laquelle le pouvoir a été désavoué par les résultats locaux. L’on pourrait voir dans ces sempiternelles discussions la simple preuve de la langue de bois des responsables politiques, je crois pourtant que le problème est plus profond.

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Quelques réflexions à propos de 2022

Un soir de grève – Eugène Laermans

[Avant-propos] : Plus encore que d’habitude, les lignes que vous lirez dans ce billet sont le fruit d’une réflexion personnelle. Elle est évidemment abondée par un certain nombre d’éléments mais je n’ai pas d’autre prétention que de livrer l’état des mes pérégrinations intellectuelles et politiques à un moment donné. Ceci implique donc que mon positionnement pourrait évoluer à l’avenir, fruit du contexte ou d’une évolution de mes idées. Ce billet n’est en aucun cas une solution clé en main apportée à l’épineuse question de l’union des gauches et de la prise de pouvoir d’une alternative sociale, écologique et fraternelle. Il est tout juste ma modeste pierre apportée à un édifice qui me dépasse largement. En espérant qu’elle ne heurtera pas outre mesure, ce n’est assurément pas son but.

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L’ambivalence de la personnalisation à gauche

En ce premier mai, nous aurions dû être dans la rue pour célébrer la journée internationale des travailleurs – ce qui est, en France, appelée la fête du travail, une dénomination qu’a léguée le régime de Vichy à notre chère République – et tenter d’agréger ce que la gauche compte de forces vives pour mettre en branle un autre modèle. Malheureusement la rude crise sanitaire et le confinement rendent impossible cette fête populaire annuelle. Condamnés à se contenter de mobilisations virtuelles (ou au mieux à nos fenêtres), il est néanmoins nécessaire de commencer à réfléchir dès maintenant à ce qu’il se passera une fois cette angoissante période passée.

Depuis la mise en place du confinement, l’on voit effectivement fleurir les questionnements et les débats sur ce qu’il est désormais convenu d’appeler le monde d’après ou le jour d’après si l’on veut faire moins grandiloquent. S’il est bien heureux que des économistes, des sociologues, des philosophes, en bref des intellectuels de gauche se penchent sur cette question et abondent les débats de leurs réflexions – il faut à cet égard rendre un hommage appuyé à Mediapart et au Monde diplomatique qui participent grandement à ce foisonnement intellectuel – il serait dangereux de se croire arrivés comme on peut le lire ci et là. Le chemin sera certainement long et c’est dans cette optique qu’il ne me paraît pas superflu de revenir sur l’une des plus grandes ambivalences, si ce n’est la plus grande, qui parcourt les mouvements de gauche tout au fil de l’histoire politique moderne, celle concernant la question de la personnalisation et de l’incarnation.

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La décentralisation en quelques lignes

Dans quelques semaines se tiendront les élections municipales dans notre pays. S’il est évident qu’avec l’actualité nationale de ces derniers temps – des gilets jaunes aux long mouvement social contre la réforme des retraites – ces élections semblent quelque peu reléguées d’un point de vue de l’intérêt des citoyens (les médias, à n’en pas douter et on le voit déjà, vont se régaler avec le traitement des municipales), elles demeurent toutefois les élections locales qui intéressent le plus les Français. Nous sommes évidemment bien loin de la caricature voulant que 90% de la population connaissent son maire mais bien plus que les départementales ou les régionales, les élections municipales restent un moment de relative forte participation.

Il est toutefois indéniable que l’intérêt est décroissant dans l’esprit des Français à l’égard de ces élections. S’il y a bien évidemment une multitude d’explications à cette tendance (un rejet plus global du système représentatif, l’impression d’une indifférenciation des projets politiques municipaux, etc.), celle postulant un pouvoir assez limité dévolu aux maires me parait être importante. Trop souvent présentées comme des élections nationales visant à sanctionner ou (très rarement) conforter le pouvoir en place, les municipales ne sont pas traitées comme ce qu’elles sont, c’est-à-dire une élection locale qui a des conséquences sur le quotidien des administrés. Derrière ce grand flou se cache indéniablement la question de la décentralisation et de ses dévoiements.

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La Vème République en quelques lignes

Il y a quelques jours, revenant de son voyage en Israël pour commémorer le 75ème anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz, Emmanuel Macron a pesté en présence de journalistes à propos de ceux qui affirment que la France vit une accélération de l’autoritarisme. Frisant le degré zéro de l’argumentation – sorte de point Godwin des dirigeants plus ou moins autoritaires derrière une façade démocratique se lézardant – le locataire de l’Elysée a enjoint tous ses contempteurs à aller essayer la dictature avant d’émettre des critiques. Il va sans dire qu’une telle défense est d’un ridicule sans nom et n’est finalement que l’exact opposé de ceux qui affirment de manière exagérée que nous serions en dictature sans nuance aucune.

Je suis effectivement de ceux qui pensent que l’argument du moindre mal est toujours un sophisme, une ruse rhétorique. Si l’on en vient effectivement à dire « regardez nous sommes mieux qu’en Corée du Nord ou en Iran » c’est qu’il y a déjà un problème profond. En réalité, le monarque présidentiel tente, par cette outrance, d’imposer l’idée selon laquelle il y aurait une forme de binarité. En somme, si on le suit, l’on ne peut être qu’en démocratie ou en dictature un peu comme s’il n’y avait pas cinquante nuances d’autoritarisme et que notre pays n’était pas déjà bien avancé dans cette logique parmi les pays que l’on appelle « démocratiques ». Cet entre-deux dans lequel la France se trouve a largement été rendu possible par l’avènement de la Vème République qui porte en elle-même les germes de cet autoritarisme.

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Jacques Chirac, Lubrizol et l’autre France

Il arrive parfois qu’au détour d’un évènement isolé l’on prenne tout à coup conscience de logiques qui lui préexistaient mais qui se retrouvent dès lors jetées en pleine lumière. Pour reprendre les mots brillants de Frédéric Lordon dans Les Affects de la politique il est des franchissements de seuils qui précipitent des changements d’ampleur ou tout du moins une prise de conscience plus importante. En d’autres termes, ce n’est souvent que lorsque les éléments deviennent crûment concrets que l’on daigne s’y intéresser : aussi longtemps que l’espionnage généralisé de la NSA est présenté de manière abstraite celle-ci n’est guère pris au sérieux mais dès lors que l’on apprend concrètement que cela signifie que l’agence a potentiellement la capacité d’avoir accès à nos vies intimes alors la prise de conscience intervient.

Il ne me semble pas exagéré de voir dans la concomitance de deux événements récents cette tendance mise à l’œuvre. Il s’agit bien entendu de la mort de Jacques Chirac d’une part et de l’accident industriel de Lubrizol à Rouen qui, hasard du destin, ont eu lieu le même jour comme si tout était fait pour faciliter la démonstration qui va suivre. Pour être plus précis, l’explosion a eu lieu quelques heures avant l’annonce de la mort de l’ex-président ce qui a permis de voir à quelle vitesse la seconde information a éclipsé la première. La disparition de Chirac a effectivement directement occupé l’ensemble des médias français ou presque, au détriment du reste des actualités, pourtant bien lourdes, au même moment.

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Conseil constitutionnel, le symbole Juppé

[Edit]: J’ai par erreur cru qu’Alain Juppé était nommé président du conseil constitutionnel alors qu’il est simplement nommé membre. Que cette erreur importante soit corrigée, j’en suis désolé.

Il y a quelques jours, nous apprenions qu’Alain Juppé allait être nommé au conseil constitutionnel. Dans une conférence de presse versant volontiers dans le pathos, le futur-ex maire de Bordeaux a expliqué à quel point cela constitue un déchirement de quitter la ville dont il a été maire durant plus de 23 ans – il a régné sur la capitale aquitaine de 1995 à 2019 avec une pause de presque deux ans entre décembre 2004 et octobre 2006. Proposé par le président de l’Assemblée nationale, Richard Ferrand, sa nomination au conseil constitutionnel est assurément l’une de ces décisions concoctées dans les cénacles du pouvoir et dont les raisons, ou tout du moins une partie d’entre elles, échappent au profane.

Futur successeur de Laurent Fabius, l’ancien candidat à la primaire de la droite ne va, en s’installant dans le siège de « sage », pas déroger à une vieille tradition française de nomination de responsables politiques au conseil constitutionnel – nous y reviendrons. Alors que Didier Migaud était pressenti pour être nommé dans ce qui est parfois pompeusement appelé le conseil des Sages, c’est donc à un formidable contre-pied que nous avons assisté, contre-pied qui en dit très long sur les carences françaises dans le domaine du contrôle constitutionnel.

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