Quelques réflexions à propos de 2022

Un soir de grève – Eugène Laermans

[Avant-propos] : Plus encore que d’habitude, les lignes que vous lirez dans ce billet sont le fruit d’une réflexion personnelle. Elle est évidemment abondée par un certain nombre d’éléments mais je n’ai pas d’autre prétention que de livrer l’état des mes pérégrinations intellectuelles et politiques à un moment donné. Ceci implique donc que mon positionnement pourrait évoluer à l’avenir, fruit du contexte ou d’une évolution de mes idées. Ce billet n’est en aucun cas une solution clé en main apportée à l’épineuse question de l’union des gauches et de la prise de pouvoir d’une alternative sociale, écologique et fraternelle. Il est tout juste ma modeste pierre apportée à un édifice qui me dépasse largement. En espérant qu’elle ne heurtera pas outre mesure, ce n’est assurément pas son but.

Depuis quelques semaines les tribunes appelant à une union des forces de gauche en vue de l’élection présidentielle de 2022 fleurissent un peu partout. Au temps de la crise liée au nouveau coronavirus, d’aucuns nous expliquent que c’est là une occasion merveilleuse de reconstruire une union large et que le « monde d’après » – selon l’expression désormais consacrée – sera nécessairement porteur de plus de justice sociale, de baisse des inégalités, de respect des petites gens et de responsabilité écologique. Je ne crois, personnellement, pas que quoi que ce soit sera mécanique ou nécessaire au sens philosophique du terme. Souscrire à une telle thèse revient en réalité, pour moi, à nier la conflictualité politique et à penser que les pouvoirs en place rendront gentiment les clés, autant attendre l’arrivée d’une licorne.

Une fois que l’on a dit cela et si l’on veut être conséquent, il faut, me semble-t-il, réfléchir de manière froide et concrète sur la manière de mettre en place un réel changement qui permettrait de faire émerger une société nouvelle, fondée sur autre chose que cet amour du marché et l’écrasement des petits pour la réussite des grands. À cet égard, la profusion de tribunes en même temps que la publication d’un « plan de sortie de crise » par un certain nombre d’organisations associatives ou syndicales vont dans le bon sens, à la condition de ne pas exclure d’emblée toute possibilité d’alliance. Dans le cas contraire tout cela n’est que de l’esbroufe et profitera encore et toujours aux mêmes.

La situation actuelle

Avant de réfléchir à une quelconque stratégie, il convient me semble-t-il de faire un constat sans concession sur la situation actuelle. Les forces de gauche sont effectivement aujourd’hui émiettées et si certaines d’entre elles tentent aujourd’hui de mettre en place une union par le biais de tribunes – que je trouve personnellement et pour une grande partie d’entre elles assez tièdes en termes d’idées, nous y reviendrons – celle-ci est encore bien loin. La tribune qui a le plus fait de bruit est sans conteste celle publiée par un certain nombre de personnalités issues notamment du PS, d’EELV et de quelques communistes comme Ian Brossat. Celle-ci n’inclue aucune personne de la France Insoumise qui n’a selon toute vraisemblance même pas été consultée. Prétendre construire une union des forces de gauche sans y intégrer le mouvement qui a été première force de gauche lors de la dernière présidentielle et possède un programme déjà prêt démontre à mes yeux qu’il ne s’agit pas d’union dont il s’agit pour les signataires de cette tribune mais bien d’isoler la FI.

Sans doute les signataires de ladite tribune – qui n’avancent pas grand-chose de concret contrairement au plan d’action proposé par certains syndicats et associations – espèrent-ils surfer sur la dynamique des Verts lors des dernières élections européennes et qui sera selon toute vraisemblance confirmée par les résultats du second tour des élections municipales. Ils semblent toutefois oublier (ou faire semblant d’oublier) que l’élection présidentielle est radicalement différente des élections européennes ou municipales qui mobilisent bien moins les employés et ouvriers, ce qui les rend plus favorables aux partis bien implantés dans les métropoles. Peut-être l’ambition des signataires est-elle de réoccuper le centre-gauche qu’Emmanuel Macron a définitivement abandonné pour aller chasser sur les terres de Les Républicains en devenant désormais le pôle de rassemblement des électeurs de droite.

Il va sans dire qu’une telle démarche me parait personnellement problématique en cela qu’un positionnement de centre-gauche n’est pas un rassemblement des forces de gauche mais une tentative d’effectuer la résurrection du PS (sous sa forme ou sous une autre) qui n’a eu de cesse de trahir les électeurs des milieux populaires. Il ne s’agit pas, ici, de tomber dans les anathèmes, ce qui serait contreproductif, mais bien d’être conséquent. Si l’objectif est réellement de faire l’union des forces de gauche, sur une plateforme de gauche alors la FI ne peut être exclue des discussions et il devient urgent, à mes yeux, que ces discussions aient lieu. En face, en effet, Emmanuel Macron est loin d’être carbonisé politiquement comme beaucoup l’annoncent, son épiphanie keynésienne n’est certainement qu’un artifice rhétorique et sophistique mais il se pourrait bien qu’elle convainque certaines personnes. Quant à l’extrême-droite, le RN est toujours positionné.

Février 34 – Juin 36

Il ne s’agit pas ici de recourir à l’argumentaire sur le-retour-des-heures-les-plus-sombres-de-notre-histoire. Cet argument est à la fois bien peu rigoureux sur le plan historico-politique et pousse presque toujours à se couper de toute réflexion ambitieuse ou conquérante au motif de la crainte de survenue d’un plus grand mal encore et, comme l’écrivait si justement Hannah Arendt, « politiquement, la faiblesse de l’argument du moindre mal a toujours été que ceux qui choisissent le moindre mal oublient très vite qu’ils ont choisi le mal ».

Une fois que l’on a dit cela, comment définir l’époque que nous vivons ainsi que les dangers qui nous guettent ? Je l’ai déjà expliqué à de nombreuses reprises sur ce blog, je ne mets pas de barrière étanche entre le néolibéralisme porté par Emmanuel Macron et le nationalisme défendu par Marine Le Pen. Bien au contraire, je pense que nous sommes pris dans une forme de mâchoire d’airain où le saccage néolibéral favorise la montée du nationalisme (dont bien des mesures sont désormais portées y compris par les partis qui se disent hostiles à ce courant de pensée).

Pour aller plus loin, je pense même que Macron et Le Pen sont les deux faces d’une même pièce, de cette idéologie qui place la concurrence exacerbée au cœur de son schème de pensée : concurrence du tous contre chacun du côté néolibéral, concurrence entre ethnies du côté du nationalisme. Et, disons les choses clairement, si le modèle venait à s’écrouler demain, il y a toutes les chances que les forces brunes raflent la mise tant le travail effectué par les médias dits dominants ainsi que par les partis dits de gouvernements ne visent à rien d’autre qu’à placer le bloc nationaliste (et bourgeois) en alternative en cas de krach de LREM. Il y a près d’un siècle, le Front Populaire n’a vu le jour quasiment qu’en raison de la manifestation d’extrême-droite qui s’est tenue en 1934 et qui a fait craindre un putsch. C’est parce qu’il y eut le 6 février 1934, que nous vîmes ensuite se mettre en place juin 1936. Attendrons-nous encore que le pire soit à deux doigts d’advenir – ou advienne – pour repartir à l’offensive ?

La question institutionnelle (se mettre d’accord sur l’essentiel)

Comme expliqué un peu plus haut, les positions demeurent éloignées entre le pôle centre-gauche et celui constitué par les partis de gauche, notamment la FI – que les médias dits dominants se plaisent à qualifier d’extrême-gauche, démontrant par la même occasion la vacuité de leurs analyses politiques – et il sera très certainement compliqué, pour ne pas dire impossible, de mettre d’accord des idées aussi éloignées sur un programme commun global, la question européenne restant peut-être la plus grosse pierre d’achoppement. Faut-il, dès lors, baisser les bras et laisser le pouvoir aux mains du bloc bourgeois (que ce soit dans sa forme macroniste ou lepeniste) ? Je ne le crois pas.

L’une des stratégies, c’est celle adoptée un temps par Jean-Luc Mélenchon et la France Insoumise est celle du populisme, de dépasser la question du clivage gauche-droite pour s’adresser directement au peuple. Cette stratégie se justifiait selon ses défenseurs par la crédibilité quasiment à terre des notions de gauche dans l’opinion à la suite du quinquennat catastrophique – au sens étymologique du terme – de François Hollande. Je crois que la crise sanitaire que nous traversons, cette crise qui est déjà une crise économique et sociale et qui a toutes les chances de s’accentuer, est une occasion à saisir pour récupérer l’hégémonie culturelle et parler des sujets chers à la gauche. Je ne crois pas à la stratégie populiste et c’est pourquoi une union sur l’essentiel, sur une plateforme commune me parait être la meilleure option, pas la seule vous l’aurez bien compris.

S’il y a bien une chose qui rassemblent tant les signataires de ladite tribune que les forces du pôle de gauche, il me semble que c’est la question institutionnelle. Celle-ci est effectivement, à mes yeux, la mère de toutes les batailles en France. Aussi longtemps que nous demeurerons dans cette Vème République qui anesthésie les pratiques démocratiques et forcent les mouvements de gauche à se poser la question du qui au lieu de celles du quoi et du comment, nous jouerons sur le terrain de la bourgeoisie. Le scrutin uninominal à deux tours ainsi que les pouvoirs exorbitants accordés au président de la République grèvent toute mesure ambitieuse socialement. Que le pôle de centre-gauche et celui de gauche aient des divergences c’est une certitude mais pour que ces divergences servent à faire avancer les choses et non pas à offrir au bloc bourgeois le deuxième tour qu’il espère entre Macron ou l’un de ses avatars et Le Pen, il faut que le système institutionnel actuel soit cassé, que l’on passe à nouveau à un système parlementaire qui permettra de faire vivre les différences et de créer des coalitions dans le jeu du rapport de force politique. Evidemment, une telle démarche prendra du temps à la fois en amont de l’élection – nous avons un peu moins de deux ans pour travailler sur les conditions de rédaction de la nouvelle constitution – et en aval de l’élection puisqu’une telle révolution ne se fait pas en un claquement de doigts. Le temps séparant l’élection de la soumission au vote des Français de la nouvelle constitution pourrait, par exemple, servir à mettre en place des mesures émanant du plan d’action défini par les organisations associatives et syndicales dont nous avons déjà parlé.

Mettre en place un cercle vertueux

Je sais bien, cette proposition peut heurter, notamment du côté de la France Insoumise – dont je suis bien plus proche que du bloc centre-gauche – où beaucoup considèrent qu’il est inenvisageable de faire quoi que ce soit avec le PS qui a lourdement trahi et qui continue d’avoir une position ambivalente vis-à-vis d’Emmanuel Macron. J’entends totalement l’argument et c’est pour ça que la fédération, le rassemblement, bref appelons-le comme nous voudrons, qui sera créé devra être fortement contraignant afin d’éviter les volte-face pour un maroquin ou que sais-je.

Je crois, surtout, que se mettre d’accord sur cette question institutionnelle déverrouillera la chose et que par la suite les affrontements idéologiques pourront reprendre leur place, une fois le système parlementaire mis en place. Il faut, selon moi, conserver cette exigence sociale, fraternelle, écologique tout en se gardant de se couper de toute possibilité de victoire. Lénine lui-même ne critiquait-il pas par moment ceux qui au prétexte de défendre leur pureté se complaisaient dans la position d’avant-garde sans que rien ne change ? Si la stratégie de conquête du pouvoir a évidemment des effets sur les idées que l’on porte et défend, il ne faut pas à mes yeux que cette question de la stratégie devienne un gros mot ou un tabou.

Nous vivons un moment très particulier, une période qui ouvre les horizons mais cette opportunité, pour être féconde, doit être saisie. Le capitalisme dans sa version néolibérale connait des soubresauts jamais vus, la crise sanitaire actuelle rappelle avec force et vigueur l’importance des communs et de la fraternité mais pour que tout cela soit pérennisé des victoires sont nécessaires. Depuis bien trop longtemps, nous perdons ou, au mieux, nous nous contentons de victoire défensive. À quand remonte la dernière victoire offensive de notre famille politique ? Obtenir le retrait d’une réforme n’est pas une victoire, tout juste la préservation d’un état qui nous apparait meilleur que ce que serait un monde après la réforme. Je suis de ceux qui pensent que la victoire appelle la victoire et que réussir à faire tomber la Vème République permettra de convaincre plus de monde encore. Prouver en faisant en somme.

Ne pas se croire arrivés

Il y a un dernier point qui me parait essentiel avant de conclure. Si jamais une telle dynamique était enclenchée dans les semaines ou mois à venir, cela voudrait-il dire que tout le travail se fera dans les réunions entre organisations ? Ce serait une très grande erreur. Je crois au contraire qu’aujourd’hui plus que jamais le travail d’éducation populaire d’une part et d’intégration de l’expertise de la population d’autre part sont primordiaux si l’on souhaite construire une force qui soit capable de faire face aux puissants tirs de barrages qui ne manqueront pas de se produire si une telle plateforme voyait le jour.

Ils ne rendront pas les clés gentiment en face, ne soyons pas naïfs. Dès lors, le travail souterrain doit commencer dès aujourd’hui – on pourrait dire que la campagne de 2017 de Jean-Luc Mélenchon l’a déjà initiée d’ailleurs – pour convaincre du bien fondé d’une telle démarche, de la nécessité d’une nouvelle constitution pour obtenir des avancées sociales et éviter le pire. Il ne faut effectivement pas sous-estimer la force des puissances coalisées qui seront face à nous : la classe bourgeoise dans son ensemble et plus particulièrement tous ces médias détenus par de riches milliardaires, cette classe politique qui n’a aucun intérêt à voir le monde qu’elle chérit tant disparaitre et plus largement les fractions supérieures de la population.

Il ne faut pas non plus sous-estimer la force de l’inertie au sein de la population, y compris parmi les parties qui auraient le plus intérêt à un changement de système. La révolution de 1848 est riche d’enseignements à ce titre. Effectuée quasiment sans effusion de sang, celle-ci a abouti à l’échec des républicains et au coup d’Etat de Napoléon III principalement parce que l’éducation populaire avait été négligée. On ne décrète pas une révolution des mœurs et des pensées, on la prépare, c’est tout le rôle de l’éducation populaire. Dans le cas contraire, il se pourrait bien que la prise de pouvoir soit un fiasco total et que la nouvelle constitution soit rejetée par la population. Notre révolution ne serait alors guère politique mais simplement astronomique, un tour sur soi-même pour revenir au même endroit, sans doute en pire. C’est un travail démentiel qui nous attend si nous voulons faire entendre la révolte qui gronde et tisser le linceul de ce vieux monde.

Pour aller plus loin:

Quand la gauche essayait, Serge Halimi

Au coeur de la crise, construisons l’avenir, tribune commune

Le Petit bourgeois gentilhomme, Alain Accardo

1848, une révolution ratée ?, Histony

Le Désert des Tartares, Dino Buzzati

De la CGT à Greenpeace la société civile bouscule la gauche, Pauline Graulle sur Mediapart

L’Homme révolté, Albert Camus

Ils ne lâcheront rien, Frédéric Lordon sur La Pompe à phynance

Ce cauchemar qui n’en finit pas, Pierre Dardot & Christian Laval

«En sortir» — mais de quoi et par où?, Frédéric Lordon sur La Pompe à phynance

Squatter le pouvoir: les mairies rebelles d’Espagne, Ludovic Lamant

La maladie infantile du communisme, Vladimir Ilitch Lénine

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