Il arrive parfois qu’au détour d’un évènement isolé l’on prenne tout à coup conscience de logiques qui lui préexistaient mais qui se retrouvent dès lors jetées en pleine lumière. Pour reprendre les mots brillants de Frédéric Lordon dans Les Affects de la politique il est des franchissements de seuils qui précipitent des changements d’ampleur ou tout du moins une prise de conscience plus importante. En d’autres termes, ce n’est souvent que lorsque les éléments deviennent crûment concrets que l’on daigne s’y intéresser : aussi longtemps que l’espionnage généralisé de la NSA est présenté de manière abstraite celle-ci n’est guère pris au sérieux mais dès lors que l’on apprend concrètement que cela signifie que l’agence a potentiellement la capacité d’avoir accès à nos vies intimes alors la prise de conscience intervient.
Il ne me semble pas exagéré de voir dans la concomitance de deux événements récents cette tendance mise à l’œuvre. Il s’agit bien entendu de la mort de Jacques Chirac d’une part et de l’accident industriel de Lubrizol à Rouen qui, hasard du destin, ont eu lieu le même jour comme si tout était fait pour faciliter la démonstration qui va suivre. Pour être plus précis, l’explosion a eu lieu quelques heures avant l’annonce de la mort de l’ex-président ce qui a permis de voir à quelle vitesse la seconde information a éclipsé la première. La disparition de Chirac a effectivement directement occupé l’ensemble des médias français ou presque, au détriment du reste des actualités, pourtant bien lourdes, au même moment.
Rouen et les Rouennais oubliés
Comme je l’écrivais plus haut, les deux événements ne se sont pas exactement produits en même temps. Très tôt dans la nuit de mercredi à jeudi nous avons appris l’incendie qui frappait l’usine Lubrizol de Rouen si bien que la plupart des médias ont consacré une bonne partie de la matinée à cet accident d’ampleur qui a de bonnes raisons de nous inquiéter. Sans, bien entendu, dévoiler dès le jeudi matin l’ampleur des dégâts et des risques (parce qu’il était certainement bien compliqué de le faire si tôt), les médias ont rempli leur rôle de faire connaitre ce qu’il faut bien appeler une catastrophe. Aussitôt que la mort de Chirac fut apprise, Rouen et les Rouennais ont subitement et durablement quasi-disparu de presque tous les médias.
A cet égard, la réaction du journaliste de FranceInfo TV (même si la chaine est loin d’avoir été la pire dans l’atmosphère ambiante) est symptomatique de ce qu’il s’est passé durant quelques jours. Apprenant la mort de Jacques Chirac alors même qu’il était en train de parler de l’accident de Rouen, celui-ci a tout de suite arrêté d’en parler pour embrayer sur la mort de l’ancien président de la République. Il ne s’agit pas tant ici de fustiger ce journaliste qui, finalement, n’a pas eu une réaction si déplacée que cela mais bien plus de symboliser ce qu’il s’est passé dans quasi tous les médias de ce pays : si les informations s’étaient momentanément arrêtées à l’annonce de la mort de Chirac pour en faire l’annonce puis repris leur cours par la suite rien ou presque n’aurait été critiquable. En l’occurrence ce qu’il s’est passé, c’est précisément qu’à partir de ce moment et jusqu’au mardi suivant il n’a été plus question que de Chirac et de ses innombrables portraits hagiographiques. Exit l’inquiétude et la peur des Rouennais (et des habitants aux alentours), exit la critique des deux ministres choisissant de rendre visite au directeur de l’usine – avec de grands sourires – plutôt qu’aux habitants, exit, aussi, les demandes d’explications, exit, enfin, l’information apportée aux habitants (tant de la part des médias que du gouvernement) sur la dangerosité de la situation. Les Rouennais et leurs voisins ont toutes les raisons de s’être sentis oubliés dans la dure épreuve qu’ils traversent.
Le terreau du complotisme
Dans cette situation, le plus grave est sans doute – au-delà de l’absence totale d’information sur la dangerosité de la situation dans la région – que laisser les habitants livrés à eux-mêmes en pareils temps est la porte ouverte à l’exploitation de toutes les thèses les plus diverses, variées et loufoques. Méprisés par le gouvernement, abandonnés par les médias dont le rôle est normalement d’apporter l’information sur ce genre de situation, livrés à eux-mêmes face à une catastrophe qui les dépasse très largement, que pouvaient faire les Rouennais et leurs voisins sinon se ruer sur les réseaux sociaux ou tout autre moyen d’information alternatif ?
Il ne s’agit pas ici de dire que les médias dits dominants disent la vérité en toutes circonstances – l’on ne peut que pouffer à la lecture d’une telle phrase – mais bien plus que sans aucun filtre disponible, les habitants de la région, sujets à la panique au vu de la catastrophe industrielle venant de se produire à quelques mètres ou kilomètres de leur lieu de vie, étaient vulnérables à toutes les théories, d’autant plus que l’on connait le succès récent de la série Chernobyl dont l’une des idées forces est sans aucun doute la dissimulation de la gravité de la situation aux habitants de la zone et aux autres pays du monde. La mort d’un ancien président justifie-t-il réellement que l’on abandonne des centaines de milliers de personnes à leur sort sans leur donner aucune information ?
L’injonction à l’adoration
Par-delà même la mise sous le tapis de Rouen en raison de la disparition de Jacques Chirac, le traitement de cette mort par l’extrême majorité des médias dits dominants a donné froid dans le dos tant l’unanimisme a formé un couple presque parfait avec une démarche inquisitrice envers ceux qui ne seraient pas d’accord avec le récit hagiographique présenté. Sans aller jusqu’à parler de flash totalitaire comme l’a fait Emmanuel Todd pour l’attentat de Charlie Hebdo, il me parait juste d’affirmer qu’il y avait une forme d’injonction à l’adoration ou tout du moins à la sympathie à l’égard de Jacques Chirac durant les jours qui ont suivi sa mort. Que ses proches et sa famille ressentent une peine immense et une douleur indicible (ce qui est bien légitime et compréhensible) n’est pas tant le sujet ici.
Il s’agit bien plus de critiquer vertement l’injonction faite à chacun ou presque de trouver Chirac sympa, bon vivant et tout un tas d’autres adjectifs mélioratifs. Tout se passait effectivement comme si rappeler les côtés sombres – à l’exception notable de Mediapart qui n’a pas attendu longtemps avant de publier un article au napalm sur la carrière politique de Chirac – de cet ancien président était une chose obscène dans « le moment du deuil ». Il est assez fou de constater à quel point la mort possède la faculté de rendre sympa tout le monde ou presque. En d’autres termes, critiquer Chirac (sa personne ou sa politique) pendant ces quelques jours avait vite fait de vous classer dans la catégorie des mauvais Français incapables de respecter quoi que ce soit. Il va sans dire que ce moment inquisiteur est tout à la fois ridicule et épuisant.
L’absence de recul critique
Exception faite de Mediapart comme dit plus haut, aucun grand média ou presque n’a publié d’articles pour faire un bilan critique de la vie politique de Jacques Chirac. L’on a vu une multitude de micros-trottoirs pour expliquer que le « grand » Jacques était sympathique, bon vivant, qu’il aimait le fromage, le vin, les arts premiers, tromper sa femme ou je ne sais quelle futilité mais rien ou presque sur les multiples affaires juridico-financières qui l’ont frappé, sur certains choix politiques nauséabonds ou sur ses nominations bien loin de l’image humaniste que les médias ont construites. Il a donc fallu aller de l’autre côté de nos frontières pour voir des médias écorner l’image de Chirac dès sa mort un peu comme si la maladie de la monarchie présidentielle qui frappe notre pays forçait nos médias à faire des courbettes à longueur de temps.
Pour dire les choses encore plus clairement, je ne sais pas si Jacques Chirac était un homme sympathique et pour tout dire cela ne m’intéresse guère. Nous ne sommes pas en train de parler d’un bon pote qui serait mort mais bien d’un ancien président de la République qu’il faut donc juger comme tel, c’est-à-dire sur sa vie et ses choix politiques. Il est d’ailleurs très drôle de voir que dès lors que quelqu’un affirmait cela il se voyait opposer la critique d’être trop politique en ce moment de commémoration, un peu comme si construire un récit hagiographique sur la vie politique de Jacques Chirac en faisant la négation de toute une partie de la France n’était pas de la politique.
La négation des autres France
Parce que c’est effectivement ce qu’il s’est passé durant tout ce temps de commémoration, la négation d’autres France, une double négation même. La première, la plus évidente, est celle décrite plus haut et concerne Rouen et ses environs. La seconde, moins évidente mais plus intéressante à mes yeux, concerne bien plutôt la vie politique de Jacques Chirac. En nous la présentant sous un œil uniquement mélioratif et en prétendant que Chirac était une personne rassembleuse, l’on fait offense à beaucoup de monde dans ce pays – sans compter que, comme le dit très bien Usul, parler de Chirac comme d’un rassembleur alors qu’il a réussi à diviser son propre parti est assez ironique.
Il ne s’agit pas de dire que tout est à jeter dans la vie politique de Chirac. Principalement sur la politique étrangère (refus de la guerre en Irak, positionnement sur le conflit israélo-palestinien, reconnaissance de la responsabilité française dans la rafle du Vel d’Hiv notamment), Jacques Chirac a fait des bonnes choses. Mais le dépeindre comme un président sympathique c’est nier purement et simplement ses manœuvres politiciennes, ses intrigues, ses phrases dégueulasses (le bruit et l’odeur pour ne citer qu’elle) et sa politique farouchement antisociale qui n’a pu être stoppée par moments qu’au prix d’immenses grèves comme en 1995 qui est sans doute le plus grand mouvement social depuis mai 1968. Finalement, cette négation des autres France ne fait que reprendre les rouages du roman national tant vanté par certains. Ce à quoi nous avons assisté pendant quelques jours n’est, en effet, rien d’autre qu’une page de plus ajouté au roman national écrit par la bourgeoisie pendant que l’histoire populaire est rayée de l’histoire officielle. De Chirac je retiens son positionnement international mais aussi (et peut-être surtout) les grèves de 1995, Malik Oussekine, Sarkozy au ministère de l’Intérieur et plus globalement la politique antisociale. Plutôt que des jours sur Chirac, c’est à Christine Renon, cette directrice d’école à Pantin qui s’est suicidée dans le hall de son école que les médias auraient dû consacrer leurs éditions spéciales. Négation des autres France encore et toujours.
Pour aller plus loin:
La fabrication du consentement, Noam Chomski & Edward Herman
Les nouveaux chiens de garde, Serge Halimi
Détruire le capitalisme avant qu’il ne nous détruise (à propos de Lubrizol), Frédéric Lordon sur La pompe à phynance
Une histoire populaire du football, Mickaël Correia
Main basse sur l’information, Laurent Mauduit
Jacques Chirac ou l’obsession du pouvoir, Mediapart
Jacques Chirac: bientôt la canonisation, Usul sur Mediapart
Une histoire populaire de la France, Gérard Noiriel
Discours de Suède, Albert Camus
Crédits photo: Le Parisien