L’ambivalence de la personnalisation à gauche

En ce premier mai, nous aurions dû être dans la rue pour célébrer la journée internationale des travailleurs – ce qui est, en France, appelée la fête du travail, une dénomination qu’a léguée le régime de Vichy à notre chère République – et tenter d’agréger ce que la gauche compte de forces vives pour mettre en branle un autre modèle. Malheureusement la rude crise sanitaire et le confinement rendent impossible cette fête populaire annuelle. Condamnés à se contenter de mobilisations virtuelles (ou au mieux à nos fenêtres), il est néanmoins nécessaire de commencer à réfléchir dès maintenant à ce qu’il se passera une fois cette angoissante période passée.

Depuis la mise en place du confinement, l’on voit effectivement fleurir les questionnements et les débats sur ce qu’il est désormais convenu d’appeler le monde d’après ou le jour d’après si l’on veut faire moins grandiloquent. S’il est bien heureux que des économistes, des sociologues, des philosophes, en bref des intellectuels de gauche se penchent sur cette question et abondent les débats de leurs réflexions – il faut à cet égard rendre un hommage appuyé à Mediapart et au Monde diplomatique qui participent grandement à ce foisonnement intellectuel – il serait dangereux de se croire arrivés comme on peut le lire ci et là. Le chemin sera certainement long et c’est dans cette optique qu’il ne me paraît pas superflu de revenir sur l’une des plus grandes ambivalences, si ce n’est la plus grande, qui parcourt les mouvements de gauche tout au fil de l’histoire politique moderne, celle concernant la question de la personnalisation et de l’incarnation.

La question du système représentatif

Cette double ambivalence est consubstantielle du système institutionnel dans lequel nous sommes baignés. Il ne s’agit pas ici de refaire l’histoire de la Révolution française de 1789 et des années suivantes (pour ceux que ça intéresse voir la partie « Aller plus loin ») mais évoquer la question de la personnalisation et de l’ambivalence sans aborder les choix politiques forts qui ont été faits durant la période s’étalant de 1789 à 1799 revient à se couper d’une partie théorique importante. L’on connaît bien les propos de l’Abbé Sieyès expliquant que la France ne saurait être une démocratie et que c’est pour cela que le système représentatif a été mis en place et ce choix a été l’une des matrices de cette ambivalence.

Par la suite, en effet, très rares ont été les mouvements de gauche dans notre pays à revendiquer réellement une démocratie au sens fort du terme. Tout l’objet des différentes révolutions qu’a connues le pays (1848 et 1871 pour citer les plus emblématiques, j’y reviendrai) a moins été de mettre en place un système démocratique que de rendre réellement représentatif de la société les instances représentatives. Même la Commune, qui est à mes yeux le mouvement révolutionnaire le plus ambitieux que notre pays ait connu, n’a pas fait l’économie de représentants. Les Communards appelaient certes les Parisiens à choisir leurs représentants parmi les gens qui leur ressemblaient mais ils appelaient bien à désigner des représentants. Hormis dans des très petites communes il peut effectivement sembler complexe de mettre en place un système où chacun et chacune puissent prendre part aux délibérations, ce qui ne veut bien entendu pas dire que c’est impossible. La réelle question qui se pose alors est, me semble-t-il, moins celle de l’incarnation du pouvoir que celle de sa personnalisation, qui, elle, est un danger mortifère pour la gauche à mes yeux.

Refuser leurs règles du jeu

Dès lors, l’un des grands risques courus par les mouvements de gauche tout au long de l’histoire moderne de notre pays a assurément été celui d’accepter de jouer avec les règles du jeu définies par les conservateurs. Si la présente analyse s’intéresse à l’ambivalence de la personnalisation uniquement à la gauche de l’échiquier politique, cela n’est pas un hasard mais bien la conséquence de conceptions radicalement différentes de part et d’autre du spectre politique. Les mouvements conservateurs n’ont effectivement en général aucun problème avec la personnalisation du pouvoir dans la mesure où la doctrine du chef est solidement ancrée en eux.

Bien plus surprenant est le fait que les grandes figures qui ressortent dans l’histoire politique moderne de la France pour leurs discours, leurs engagements et la personnalisation de ces derniers soient principalement issus de la gauche voire de l’extrême-gauche. Il n’est d’ailleurs pas anodin qu’on les ai désignés (et que l’on continue de le faire) sous l’appellation de tribuns qui, dans la Rome antique, étaient les « représentant[s] élu[s] de la plèbe chargé[s] de la défense des droits et des intérêts des plébéiens contre les patriciens et les consuls et dont le pouvoir, très important, était limité à Rome et à sa banlieue » selon le CNRTL. Se faisant, quand bien même cette fonction tribunicienne était très importante et continue de l’être, agir de la sorte revient d’une certaine manière à adopter les règles adverses de personnalisation, ce qui peut faire courir de grave danger de dévoiement ainsi que le déclame assez brillamment Kad Merad dans la peau de Philippe Rickwaert au fil de la troisième saison de Baron Noir.

La solution de facilité

Il serait facile de fustiger les différents tribuns que la gauche a connus au fil de son histoire dans notre pays, ce n’est pas mon propos. Tout d’abord parce que bon nombre d’entre eux ont permis de faire avancer les choses de manière formidable et d’éduquer politiquement les masses dans des proportions qui n’avaient jamais été vues, j’y reviendrai, mais surtout parce qu’hier comme aujourd’hui – et paradoxalement peut-être plus aujourd’hui qu’hier – le système économique qui a pour principale conséquence d’abrutir au sens premier du terme les plus dominés de la société pousse à cette solution de facilité, cette forme de délégation d’action à d’autres.

Je crois pourtant qu’un tel positionnement est extrêmement dangereux et ce, pour au moins deux grandes raisons. La première, la plus évidente aussi, c’est qu’en agissant de la sorte rien ne nous assure que les personnes à qui l’on délègue cet exercice et cet effort – parce que oui la mise en place et la perpétuation de processus démocratiques sont des efforts – ne le dévoieront pas. Dans ses Lettres à un ami allemand, Albert Camus converse de manière imaginaire et apostrophe son ex-ami sur la question de cette démission de la pensée : « Vous le voyez, d’un même principe nous avons tiré des morales différentes. C’est qu’en chemin vous avez abandonné la lucidité et trouvé plus commode (vous auriez dit indifférent) qu’un autre pensât pour vous et pour des millions d’Allemands ». La deuxième raison, moins évidente mais tout aussi si ce n’est plus importante, réside principalement dans le fait qu’à intervalle régulier les citoyens sont tout de même appeler aux urnes dans un système représentatif et que comme le démontre très bien Daniel Gaxie dans le Cens caché, ce sont les catégories les plus populaires, donc celles qui ont le plus intérêt à voir la gauche au pouvoir, qui sont les plus exclus des mécanismes électoraux.

Robespierre et la Commune, Janus de l’incarnation à gauche

Dans la mythologie romaine, Janus est le dieu des commencements et des fins, des choix, du passage et des portes. Aussi représente-t-il une forme de synthèse entre des directions opposées. A cet égard, il ne me parait pas absurde voir en Robespierre d’une part et en la Commune d’autre part les deux figures du Janus représentatif pour la gauche. Loin de moi l’idée de diaboliser Robespierre comme le fait d’ailleurs très bien tout un pan de la classe politique française, ce qui me parait intéressant dans cette confrontation entre deux mouvements, deux époques, deux manières d’appréhender la représentativité est précisément que tant Robespierre que la Commune sont une forme de matrice pour ces questions là à gauche.

La différence frappe d’ailleurs d’emblée, d’un côté une personne, Robespierre, de l’autre un mouvement collectif la Commune. Faut-il donc voir en Robespierre la figure du tyran sanguinaire, « le bourreau de la Vendée », comme le dépeignent les historiens médiatiques ? Je ne le crois pas. Ce qui me semble bien plus intéressant, c’est d’étudier à quel point la personnalisation d’un organe, le Comité de Salut Public, en la personne de Robespierre alors même que d’autres membres le composaient, a pu donner l’impression d’un arrêt brusque de la partie de gauche de la Révolution une fois le 9 Thermidor passé et la mort de Robespierre actée. Tirant sa légitimité de sa popularité auprès des classes populaires parisiennes, y compris au sein de la commune de Paris, Robespierre a finalement chuté lorsque des membres plus à gauche que lui à la suite de batailles intestines (face Billaud-Varenne et Collot d’Herbois principalement) ont réussi à convaincre ces classes populaires que Robespierre était en réalité un danger pour la Révolution. C’est bien là le double enseignement de la pratique du pouvoir de Robespierre : la personnalisation accrue est porteuse à la fois du poison de la guerre des egos et surtout du risque jamais totalement écarté d’un retournement des classes que l’on prétend représenter.

A l’inverse, il est significatif que l’on ne tire pas vraiment de noms des membres de la Commune. Il y a bien entendu des personnes plus connues que d’autres (Jules Vallès, Gustave Courbet ou Louise Michel pour n’en citer que quelques-unes) mais ce qui marque c’est l’absence de figure tutélaire comme a pu l’être Robespierre au moment de la Révolution de 1789. La Commune comme je le disais plus haut disposait de représentants – c’est même de là qu’elle tire son nom, de ces élections pour la Commune de Paris et non plus pour les différents arrondissements de la ville – mais en impliquant bien plus concrètement les habitants, en n’en faisant pas simplement des forces d’opinions sur lesquelles s’appuyer mais bien des acteurs agissant, l’expérience communarde nous enseigne beaucoup de choses. Il n’est d’ailleurs guère étonnant que la semaine sanglante comme son nom l’indique bien ait fait près de 20 000 morts au sein des communards. Il s’agissait bien pour les Versaillais menés par Thiers de punir cet affront qui avait été fait à l’Assemblée et surtout de passer l’envie à d’autres mouvements de la sorte de se mettre en place à nouveau.

L’occultation des masses populaires

Aborder cette question de l’incarnation et de la personnalisation c’est également s’interroger sur la place accordée aux masses et mouvements populaires dans l’avancée de l’histoire. Bien souvent en effet l’on se contente de raconter l’histoire des grandes figures et cette obsession pour ces dernières de la part d’une grande partie de la sphère politique et médiatique est éminemment politique. Lorsque l’on décide de mettre en place un roman national qui ne se fonde que sur les puissants, oubliant les masses et les classes populaires ceci est évidemment politique. C’est dans cette optique qu’il faut comprendre la place que daigne accorder l’histoire dominante aux grands tribuns de gauche.

Je le disais plus haut, ce n’est certainement pas à eux que je jetterai la pierre et la manière dont l’histoire bourgeois les met parfois en avant est extrêmement perverse au sens premier du terme à savoir une chose qui parait positive de prime abord mais qui est en réalité très néfaste. Cette forme de concession que fait l’histoire bourgeoise ne vise à rien d’autre qu’à occulter la part des masses populaires dans les changements politiques pour ne faire reposer ces derniers que sur le génie supposé de quelques-uns. Derrière Jean Jaurès il y a les mineurs de Carmaux qui se battirent magnifiquement contre l’arbitraire patronal, derrière le Front populaire et ses mesures sociales il y eût de grandes et massives grèves pour permettre l’obtention desdites mesures, derrière Ambroise Croizat et la Sécurité sociale il y a le communisme entré en Résistance, quant à la révolution de 1848 elle est tout simplement occultée de cette histoire dominante.

La nécessité de l’éducation populaire

Cette révolution de 1848 est effectivement de celles que les pouvoirs en place tentent soigneusement de mettre sous le tapis tant son étude pourrait receler d’enseignements explosifs pour leurs opposants au sein des classes populaires. Le drame de 1848 est assurément qu’y compris à gauche elle est une révolution dont nous parlons peu, que nous avons tendance à trouver ratée. Si le point final de celle-ci a effectivement été le coup d’Etat du 2 décembre 1851 et la réinstauration de l’Empire, c’est avant tout, j’y reviens juste après, en raison du manque d’éducation politique de la population d’alors. Il serait pourtant injuste de ne pas reconnaître à 1848 les apports qui ont été les siens : mise en place du suffrage universel masculin, abolition de l’esclavage et surtout dépossession d’une révolution de palais par le peuple.

Il est pourtant juste que sa conclusion fut dramatique mais plutôt que la balayer d’un revers de main, il me parait essentiel de l’analyser et d’apprendre des erreurs qui ont été commises à l’époque – et qui pourraient bien se répéter à l’avenir. L’obtention du suffrage universel masculin ainsi que la proclamation de la IIème République furent des avancées indéniables, le problème résidait bien plus dans l’absence d’éducation politique des classes populaires à cette époque-là. Les processus démocratiques, comme je le disais, pour être appréhender dans leur complexité nécessitent des efforts et à l’époque contemporaine c’est tout l’objet de l’éducation populaire à mon sens. Si demain le modèle institutionnel ou économique dans lequel nous nous trouvons venait à vaciller, rien ne dit que la majorité des classes populaires se ralliera aux positions émancipatrices quand bien même elles auraient intérêt à le faire, la force de l’inertie étant souvent très fort. Le monde d’après se prépare dès aujourd’hui.

Le municipalisme comme solution ?

Mettre en place des processus réellement démocratiques à l’échelle d’un pays de bientôt 70 ou 80 millions d’habitants parait utopique. On peut certes avancer l’argument des nouvelles technologies qui permettraient de consulter plus largement mais cela ne me parait guère pertinent. Peut-être faut-il dès lors changer d’échelle pour faire advenir des pratiques beaucoup plus démocratiques qui donneraient un large poids à la délibération et au débat entre les citoyens. L’exemple le plus abouti dans l’histoire politique française d’une démarche émancipatrice n’est-elle pas celle de la Commune ? Aussi suis-je convaincu que l’échelon pertinent pour modifier en profondeur les pratiques et les démocratiser est celui de la ville.

Les villes rebelles espagnoles, qui n’ont bien entendu pas toutes eu des résultats fantastiques, sont à cet égard une source d’inspiration qui pourrait permettre de faire avancer à nouveau la notion de municipalisme. Il me semble que c’est de cette manière là en créant, clin d’œil de l’histoire populaire, une fédération des communes que nous pourrons peut-être sortir de l’ornière et éviter l’impasse de la personnalisation. La route sera certainement longue, les obstacles nombreux mais c’est sans doute en avançant sur ce chemin de crête que nous pourrons repartir à l’offensive et faire que le si beau vers d’Apollinaire devienne réalité et que les étoiles soient rallumées.

Pour aller plus loin :

Lettres à un ami allemand, Albert Camus

La Commune de Paris, Henri Guillemin sur RTS

Le Talon de fer, Jack London

Thermidor et la fin de la Montagne, Histony

Robespierre: La fabrication d’un monstre, Jean-Clément Martin

1848: une révolution ratée ?, Histony

Une histoire populaire de la France: De la guerre de Cent Ans à nos jours, Gérard Noiriel

Le Cens caché: Inégalités culturelles et ségrégation politique, Daniel Gaxie

Crédits photo: La nuit du 9 au 10 thermidor an II, gravure coloriée de Jean-Joseph-François Tassaert d’après Fulchran-Jean Harriet,

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