L’affaire Weinstein, l’apocalypse et les masques fracassés

 Dans son excellent livre, Les Affects de la politique, Frédéric Lordon explique que c’est le franchissement de seuils invisibles qui précipitent des changements d’ampleur. L’affaire Weinstein me semble répondre d’une certaine manière à un de ces seuils imperceptibles franchis. Loin d’être la seule affaire d’agressions sexuelles ou de viols, elle a pourtant précipité, il me semble, un changement de manière d’appréhender ces questions à la fois sordides et éminemment importantes. Qu’est-ce qui explique que c’est cette affaire et pas une autre qui a déclenché ce qui apparait comme un changement d’ampleur ? Peut-être le fait que Harvey Weinstein soit une personnalité importante du monde cinématographique. Sans doute aussi, nous y reviendrons, parce que cette affaire vient s’ajouter à de nombreuses autres.

La déflagration qui a suivi la révélation de cette affaire et notamment le hashtag #balancetonporc qui est apparu sur Twitter en même temps que de multiples articles de témoignages d’agressions sexuelles ou de viols publiés dans les médias (notamment sur Mediapart ici) ont eu pour mérite de rappeler à quel point la question du harcèlement, des agressions sexuelles et des viols était un problème systémique et non pas l’apanage d’une toute petite minorité de détraqués. Il est donc plus que temps de s’attaquer frontalement à ce problème systémique afin de faire changer les structures ce sans quoi rien ne pourra changer. L’autre grand mérite qu’a eu cette déflagration est assurément d’avoir fait tomber les masques d’un nombre certains de personnes, d’Enthoven à Zemmour en passant par Bouvet et bien des anonymes, rassemblées dans une odieuse ligue de défense porcine. Lire la suite

Contrôles au faciès, l’institutionnalisation de l’Etat délinquant

« Pour la recherche et la prévention des infractions liées à la criminalité transfrontalière, les agents des douanes investis des fonctions de chef de poste ou les fonctionnaires désignés par eux titulaires du grade de contrôleur ou d’un grade supérieur peuvent, dans un rayon maximal de dix kilomètres autour des ports et aéroports constituant des points de passage frontaliers […] vérifier le respect, par les personnes dont la nationalité étrangère peut être déduite d’éléments objectifs extérieurs à la personne même de l’intéressé, des obligations de détention, de port et de présentation des pièces ou documents prévus à l’article L. 611-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile ».

Ces phrases sont issues de l’article 10 du projet de loi anti-terroriste dont j’ai déjà parlé la semaine dernière. Noyées dans la masse des mesures liberticides et autoritaires, elles n’ont pas fait beaucoup de bruit alors même qu’elles institutionnalisent, à mes yeux, le caractère délinquant de notre pays qui, vous l’aurez bien compris, semble se contrefoutre allègrement du principe d’égalité, ce même mot qu’il affiche sur le fronton de tous ses bâtiments. J’ai déjà dit tout le mal que je pensais de la globalité de cette loi et de pourquoi je considérais qu’il s’agissait là de la mort des libertés publiques mais il me semble qu’il est important de revenir sur cette disposition particulière tant elle est révélatrice d’une dérive au sommet de l’Etat. Lire la suite

Le leurre du racisme anti-blancs

Récemment, un colloque qui devait se tenir à Lyon a été annulé sous la pression conjointe du Printemps Républicain (associé comme d’habitude à la Licra) et de la fachosphère. Le thème dudit colloque ? « Lutter contre l’islamophobie, un enjeu d’égalité ? ». Ce n’est malheureusement pas la première fois que cette alliance réactionnaire s’attaque à de tels évènements en prétextant la préservation de la laïcité – dans la réalité, Printemps Républicain et extrême droite sont les premiers à dénaturer ce si beau concept porté par Jaurès et Briand pour n’en faire qu’un vulgaire voile qu’ils apposent sur leur haine et leurs névroses. Il est d’ailleurs assez ironique de constater que les mêmes qui étaient Charlie il n’y a pas si longtemps sont les premiers à cracher à la figure de la liberté d’expression.

Plus récemment encore, une pub Dove a créé la polémique par son racisme latent. On y voit en effet une femme noire se transformer en blanche. Bien que la publicité tente de modérer son propos en affirmant à la fin que « toutes les peaux sont belles » la séquence en question convoque des souvenirs nauséabonds de publicités bien racistes où l’on voyait un noir avoir la peau blanchie après s’être lavé – sous-entendant ainsi que la peau noire était synonyme de saleté. D’aucuns pourtant n’ont pas hésité à fustiger cette polémique, certains allant même jusqu’à dire qu’ils voyaient dans ladite polémique un racisme anti-blancs. Cette rhétorique du racisme anti-blancs a émergé il y a quelques années pour mieux soutenir la théorie des « territoires perdus de la République » et dire que les Blancs aussi étaient victimes de racisme dans notre pays. Je crois, au contraire, que cette notion de racisme anti-blancs est un leurre dans lequel nous ne devons pas tomber. Lire la suite

La loi sécuritaire, le bruit des bottes et le silence des pantoufles

Aujourd’hui, l’Etat de droit est mort. Ou peut-être hier je ne sais pas. J’ai reçu une notification sur mon portable : « Vote à l’Assemblée Nationale. 415 voix pour, 127 contre. Le projet de loi sécurité est adoptée ». Cela ne veut rien dire. C’était peut-être hier. Beaucoup auront sans doute reconnu dans ces quelques mots introductifs un rappel de l’incipit de L’Etranger d’Albert Camus. Si j’ai souhaité débuter ce billet grave par une telle analogie c’est bien parce que je me sens complètement étranger à cette société de la suspicion qu’ils sont en train de construire, cette société où chacun surveille autrui, cette société où il y aura demain une présomption de culpabilité de fait.

Le philosophe franco-algérien met en scène, dans son roman, la thèse philosophique qu’il porte dans son essai sur l’absurde, Le Mythe de Sisyphe. Dans ledit essai, il affirme que la seule question philosophique vraiment sérieuse est celle du suicide. Il me semble qu’il est possible de paraphraser les dires de l’intellectuel et d’affirmer que dans un système qui se prétend être un Etat de droit il n’y a qu’une question véritablement sérieuse, celle des libertés publiques. Qu’est l’Etat de droit sinon un régime qui protège tous ses résidents de l’arbitraire étatique ? Un Etat où les pouvoirs sont clairement séparés et non inféodés les uns aux autres ainsi que l’expliquait déjà Montesquieu en son temps ? En regard de cette définition, il ne me parait malheureusement pas exagéré de dire que depuis mardi 3 octobre 2017 et le vote de ce projet de loi monstrueux, la France est sortie de l’Etat de droit. Lire la suite

Baisse des contrats aidés et conséquences dramatiques

Hier après-midi, le gouvernement a présenté son projet de budget pour l’année 2018. Comme nous le savions déjà le nombre de contrats aidés dans le pays va fortement diminuer l’année prochaine. Considérés comme « couteux » et « peu efficaces » dans la logique du retour à l’emploi par le gouvernement, leur nombre va donc passer de 320 000 à 200 000 soit une baisse de 37,5%. Faisant fi de toutes les analyses de leur utilité sociale et des réclamations des collectivités locales sur cette question, Edouard Philippe et Emmanuel Macron ont donc décidé de n’en faire qu’à leur tête, tout acquis qu’ils sont au mantra de la baisse des dépenses publiques.

Le gouvernement a effectivement expliqué que cette baisse drastique du nombre de contrats aidés – qui sont des contrats subventionnés dans les secteurs marchands et non marchands (principalement) qui sont censés faciliter l’insertion dans le monde professionnel ; dans le secteur non marchand, ils concernent notamment le secteur hospitalier et l’Éducation nationale – par leur coût élevé. Nous le savons depuis l’arrivée conjointe de Bruno Lemaire et Gérald Darmanin à Bercy, la logique portée par ce gouvernement est une logique austéritaire. Les contrats aidés font donc partie des éléments sacrifiés sur l’autel de cette austérité, qui est censée permettre une plus grande intégration européenne si l’on en croit Monsieur Macron. Lire la suite

Raquel Garrido, sa petite phrase et tous ses impensés

« Si vous considérez que je suis payée par Bolloré, c’est considérer que vous, vous êtes payés par Macron ». En une petite phrase, en dix-huit petits mots, en une comparaison plus que douteuse faite sur le plateau de C à vous cette semaine, Raquel Garrido a fait montre du malaise voire de la maladresse qu’elle ressentait à propos des questions répétitives sur son rôle de chroniqueuse dans l’émission de Thierry Ardisson sur C8. Depuis l’annonce de son intégration à l’émission, Madame Garrido est, en effet, l’objet de critiques ou de quolibets de la part de personnes de toutes convictions politiques. On lui reproche, au choix, d’être chroniqueuse en même temps que femme politique ou bien d’être présente sur une chaine détenue par Bolloré, que la France Insoumise critique vertement.

Il ne s’agit bien évidemment pas, ici, de tomber dans ce genre de critique superficielle et de mauvaise foi par moments mais il me paraît plus qu’intéressant de se pencher sur les réponses fournies par Raquel Garrido à ces critiques en cela que ce qu’elle dit – et peut-être surtout ce qu’elle ne dit pas – est révélateur de bien des écueils dans lesquels nous pourrions tomber à gauche. Nulle pudeur de gazelle, je trouve la phrase qu’elle a prononcée sur le plateau de C à vous absolument ridicule – je m’en expliquerai tout au fil de ce papier – en cela qu’elle est le révélateur à la fois d’une manière de voir les choses que je trouve plus que dérangeante mais aussi qu’elle démontre la gêne de la chroniqueuse à aborder la question de l’utilisation du système médiatique contre lui-même. Lire la suite

Au royaume des privatisations cyniques

 Bien que peu présente dans les médias, la question des privatisations est l’un des sujets importants de la rentrée pour le gouvernement. Lors de l’université d’été du Medef il y a quelques jours, Bruno Le Maire a, en effet, expliqué que l’Etat allait vendre très rapidement des participations qu’il détient dans des entreprises. Dès hier, d’ailleurs, nous apprenions que l’Etat avait vendu un peu plus de 4% de ses parts dans Engie pour 1,4 Milliards d’euros. Cette volonté de privatiser à tout va correspond, il me semble, à un double objectif. De manière structurelle cette course aux privatisations est la conséquence de l’idéologie néolibérale actuellement au pouvoir qui considère que l’Etat doit se désengager au maximum de la sphère économique pour laisser les entreprises diriger.

Toutefois – et il ne faudrait pas négliger cet aspect de la question – il y a également une raison conjoncturelle à cette volonté de privatiser dès la rentrée selon moi. Effectivement, l’objectif d’Emmanuel Macron étant de rentrer au plus vite dans les clous de la règle des 3% de déficit édictée par Bruxelles, ces privatisations répondent évidemment à une volonté de faire entrer de l’argent dans les caisses si bien que la politique de l’exécutif fleure bon la navigation à vue sur cette question hautement stratégique ainsi qu’en a témoigné la nationalisation temporaire des chantiers navals de Saint-Nazaire. Ces privatisations, qui sont loin d’être l’apanage du nouveau locataire de l’Elysée, s’inscrivent néanmoins dans une logique décennale qui n’a rien à envier au cynisme le plus pur. Lire la suite

Le FN, barrage à une réelle alternative

Il y a quelques jours, l’ensemble ou presque des partis et mouvements politiques ont effectué leur rentrée. Cette semaine, c’est le gouvernement qui connaît la sienne avec la publication aujourd’hui des explosives ordonnances pour réformer le code du travail. Dans cette valse sempiternelle qui a lieu au tournant du mois d’août entre universités d’été et autres rassemblements aux quatre coins de la France, un parti manquait pourtant à l’appel et pas n’importe lequel. Le Front National, qui a atteint en mai dernier le second tour d’une élection présidentielle pour la deuxième fois de son histoire, n’a en effet pas effectué de rentrée en bonne et due forme. Ce n’est assurément pas parce que le parti d’extrême-droite manquait de sujets de débat.

Le parti de Madame Le Pen a en réalité anticipé la rentrée ou plutôt a été très studieux pendant l’été alors que les autres partis n’avaient pas encore repris. Celui-ci s’est effectivement réuni pour discuter de manière stratégique de l’année paradoxale qui venait de s’écouler pour lui. Le FN a en effet réussi à se hisser au second tour de l’élection présidentielle tout en battant son record de voix mais s’est lourdement incliné face à Emmanuel Macron en dépit d’une abstention et d’un nombre de bulletins blancs et nuls jamais vus. En outre le parti d’extrême-droite n’a pas réussi à obtenir le nombre de députés qu’il escomptait et a fortiori à créer un groupe parlementaire. Durant l’entre-deux tours de la présidentielle – comme à chaque fois que le FN se qualifie pour le second tour d’une élection – nous avons vu se mettre en place le perpétuel appel au barrage face à ce parti. Pourtant, il me semble qu’il faut retourner la perspective pour bien comprendre ce qu’est ce parti. Ce n’est pas au FN qu’il faut faire barrage mais bien le FN qui est un barrage à une réelle alternative dans ce pays. Lire la suite

Trump, Sarkozy et le triomphe de l’hypocrisie

Il y a quelques jours, Donald Trump a provoqué un véritable tollé et s’est sans doute coupé des derniers alliés qui étaient les siens à la fois dans le monde du business et au sein du Parti Républicain. Le président américain semble plus isolé que jamais et il ne serait guère étonnant de le voir continuer à se recroqueviller sur lui-même durant le reste de son mandat – s’il n’est pas destitué avant. A l’origine de ce nouvel isolement du magnat de New-York, les propos qu’il a tenus sur la manifestation de néo-nazis à Charlottesville qui a aboutie à la mort d’une contre-manifestante tuée par un néo-nazi et sa voiture lors de la contre-manifestation.

L’absence de propos du président américain à l’égard des évènements à la fois dramatiques et inquiétants de Charlottesville durant plus de 48h avait été soulignée mais Donald Trump a suscité bien plus d’effroi en s’exprimant ensuite et en renvoyant dos à dos les néo-nazis et les manifestants antiracistes. En s’exprimant de la sorte, le président américain a évidemment défendu les néo-nazis et autres suprémacistes blancs ainsi que l’ont prouvé les propos d’un membre haut-placé du Ku Klux Klan qui s’est félicité de cette prise de position. Cet épisode ô combien inquiétant rappelle avec force et vigueur quelles sont les dynamiques que l’arrivée de Trump au pouvoir a renforcées. A cet égard, il ne me parait pas absurde d’établir un parallèle avec l’élection de Nicolas Sarkozy en 2007 que ce soit en termes de tendances renforcées ou de réactions médiatiques et politiques. Lire la suite

Penser le travail de demain (1/4): le travail, nouveau centre du monde

Si l’on devait symboliser l’échec du quinquennat de François Hollande et mettre en évidence la plus grande de ses trahisons, il y a fort à parier que beaucoup s’accorderaient à dire que la loi Travail portée par Myriam El Khomri est le plus éclatant des symboles. Cela ne signifie certes pas que seule cette loi est allée complètement à rebours des engagements du candidat mais bien plus qu’elle a constitué un énième point de rupture, sans doute le dernier, entre le Président de la République et ceux qui l’ont porté au pouvoir. Côté sociétal il y avait eu quelques semaines plus tôt cette odieuse tentative d’inscrire la déchéance de nationalité dans la Constitution, côté économique et social la loi El Khomri aura achevé les derniers millimètres de crédibilité qu’il restait à François Hollande. Bien plus que le livre de Messieurs Lhomme et Davet c’est sans doute cette ultime rupture avec ses électeurs qui a précipité la renonciation du Président. La question du travail aura d’ailleurs été le fil d’Ariane inversé de François Hollande durant son quinquennat. Alors que dans la mythologie grecque, le fil d’Ariane permet à Thésée de quitter le labyrinthe après avoir vaincu le minotaure, la question du travail a été pour François Hollande le fil qui l’aura perdu dans le labyrinthe politique français avant de, sans doute, le faire sombrer dans les limbes de notre histoire politique.

Déjà en 2013 les questions du travail et de l’emploi – nous reviendrons plus tard sur la distinction entre ces deux notions – étaient fondamentales pour le Président d’alors. Il promettait d’inverser sous un an la courbe du chômage et liait même sa future candidature à cette fameuse courbe. Tout au fil du quinquennat il n’a eu de cesse d’avoir les yeux de Chimène pour le patronat en adoptant une politique de l’offre, en leur faisant des cadeaux fiscaux tout en attendant en retour la création d’un million d’emploi selon la promesse de Pierre Gattaz, le président du MEDEF. En parallèle il y eut bien la loi sur l’économie sociale et solidaire mais celle-ci ne suffit guère à redorer le bilan d’un quinquennat proprement catastrophique sur le front de l’emploi. La crise entre Uber et les taxis ainsi que le phénomène que l’on a appelé « l’ubérisation de la société » ont également été des marqueurs sociaux très négatifs de ce quinquennat. Incapables de penser de manière complexe les mutations profondes du travail et de l’emploi, nos dirigeants politiques s’enlisent campagne après campagne, réforme après réforme, programme après programme à perpétuer ou, pire, à aggraver les dynamiques proprement mortifères à l’œuvre depuis le début de la globalisation néolibérale et l’avènement du capitalisme financiarisé – à cet égard, l’arrivée d’Emmanuel Macron à l’Elysée, loin de rompre avec cette dynamique, l’accentue fortement. Penser le travail de demain, loin d’être un simple travail de prospective, exige de partir des pratiques actuellement à l’œuvre dans notre société et, donc, de partir d’une critique radicale de la structure du travail qui est présente de nos jours. Lire la suite