La fausse cécité (à propos de l’abstention et de son traitement)

Dimanche – Edward Hopper

Dimanche dernier s’est tenu le premier tour des élections régionales et départementales. Si les secondes ont été bien moins commentées, un peu comme si elles n’existaient pas vraiment alors même que les départements disposent de certaines compétences importantes, les résultats des élections régionales ont fourni de la matière à débat autour de l’actualité politique. Des propos autour des divers candidats putatifs de Les Républicains aux analyses se projetant sur l’élection présidentielle dans dix mois, les commentaires n’ont pas manqué de fuser depuis dimanche soir. Tout ou presque s’est déroulé comme si l’abstention n’avait pas atteint un niveau historique et que cet évènement n’était pas le principal, sinon le seul, enseignement de ce premier tour de scrutin.

Exactement deux tiers (66,7%) des électeurs inscrits sur les listes électorales ne se sont pas déplacés. Jamais une élection sous la Vème République n’avait connu un niveau si bas de participation – le référendum sur le quinquennat étant le scrutin qui a le moins mobilisé avec près de 70% d’abstention. Cette abstention massive, qui pose inévitablement la question de la légitimité des futurs exécutifs élus, s’est retrouvée presque partout en France métropolitaine puisque, à l’exception notable de la Corse, elle a dépassé les 60% dans toutes les autres régions. La désertion des urnes est donc désormais un phénomène structurellement ancré dans le pays, ce qui n’est pas sans générer des analyses à la fois erronées et perverses à mes yeux.

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Le lien abstention-désintérêt en quelques lignes

Avant-hier, nombreux ont été les analystes à se réjouir d’une baisse de l’abstention par rapport aux dernières élections européennes. S’établissant à 49,88% alors que l’on attendait une abstention record – il est d’ailleurs assez drôle de constater que les mêmes sondeurs qui prévoyaient ce chiffre record étaient invités à commenter le chiffre de dimanche comme si de rien n’était, un peu comme les économistes qui jugeaient la crise de 2007-2008 impossibles ont été ceux à qui l’on a demandé d’expliquer les raisons de ladite crise – l’abstention a été brandie comme la preuve d’une vivification de « l’esprit citoyen » et tant pis si près d’un Français (inscrit sur les listes électorales) sur deux ne s’est pas déplacé.

Par-delà la question du chiffre en lui-même, la notion d’abstention est probablement devenue l’une de celles les plus débattues dans le débat politique et les abstentionnistes un sujet de discussion à part entière. Il n’est finalement guère étonnant d’assister à cet état de fait dans la mesure où les taux d’abstention atteignent des niveaux de plus en plus élevés (quand bien même l’abstention de dimanche est la moins élevée depuis 1994 pour des élections européennes) et semblent se stabiliser autour des 50% hors élection présidentielle. Dès lors, nombreux sont les analystes ou éditorialistes à définir l’ensemble des abstentionnistes comme des personnes n’ayant aucun intérêt pour la politique et, par conséquence, à tenter de faire croire que lesdits abstentionnistes n’ont pas leur mot à dire puisqu’ils ne votent pas.

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Marseille au bord de la rupture ? (2/3): la stratégie du dégoût

Bloc historique et pouvoir hégémonique

 

La grande fracture dont j’ai parlé tout au fil de la première partie suppose évidemment que si d’un côté il existe des exclus, des laissés pour compte, de l’autre un véritable groupe social tire profit de cette fracture. A Marseille en effet les inégalités sont très grandes, la pauvreté la plus extrême cohabite avec une grande bourgeoisie. C’est précisément cette dichotomie qui me pousse à parler de fracture. La politique de classe menée dans la Cité phocéenne n’est pas le fruit d’un quelconque hasard ou d’éléments fortuits. Elle est au contraire la conclusion et l’aboutissement d’une logique qu’avait enclenchée Gaston Defferre en son temps. La ville de Marseille se caractérise effectivement par la longévité de deux maires. De 1953 à aujourd’hui, si l’on excepte le passage de Robert Vigouroux durant 7 années à la tête de la ville, Marseille a été gouvernée par deux hommes : Gaston Defferre durant 33 ans quasiment jour pour jour et Jean-Claude Gaudin – promu par Defferre – depuis 1995. Si le patriarche Gaudin a annoncé qu’il ne se représenterait pas lors des municipales de 2020, sa succession au sein de son parti est loin d’être déterminée. En apparence, la ville de Marseille a basculé dans l’alternance lorsque Jean-Claude Gaudin en a pris les rênes. Dans la réalité il n’y eut guère de rupture. Defferre et Gaudin n’ont pas mené de politiques différentes dans leur nature, loin de là, une politique au profit d’un petit nombre quand la grande masse de la population marseillaise était laissée à l’écart. Lire la suite

Après la bérézina

Il y a une dizaine de jours s’est donc achevée une très longue séquence électorale dans notre pays. De la primaire de Les Républicains aux élections législatives en passant par les primaires de la Belle Alliance Populaire (le Parti Socialiste et ses satellites), celle d’EELV ou encore la présidentielle, la France a connu près de dix mois de campagnes. On pourrait même dire que la campagne avait commencé dès février 2017 et la « proposition de candidature » de Jean-Luc Mélenchon. D’aucuns ont d’ailleurs analysé les taux d’abstention records lors des élections législatives – 51,30% au premier tour, 57,36% au second – comme une fatigue des électeurs après ce très long cycle électoral – nous reviendrons sur la question de l’abstention en fin de billet.

Pour la gauche, que faut-il retenir de ce marathon électoral ? Certains, Jean-Luc Mélenchon en tête, ont tendance à mettre l’accent sur le retour sonnant et trébuchant de la gauche radicale dans le paysage politique français. Il est vrai que le score de la France Insoumise et de son représentant au soir du premier tour de la présidentielle a été une formidable réussite malgré la déception légitime, je l’ai déjà écrit sur ce blog. Toutefois, une fois les législatives passées, il ne me paraît pas absurde de parler d’une franche bérézina pour la gauche. Parce que nous n’avons pas pu – ou plutôt su – faire fructifier la formidable campagne et le merveilleux élan de la présidentielle lors de la législative, voilà la gauche quasiment pulvérisée de l’Assemblée nationale. La France Insoumise et le Parti Communiste ne compte que 27 députés à eux deux au Palais Bourbon auxquels l’on pourrait ajouter certains des députés socialistes qui voteront contre la confiance au gouvernement Philippe. Il me parait absolument fondamental en même temps que nécessaire d’analyser froidement les raisons profondes de cet échec si nous voulons, à gauche, parvenir à le surmonter. Lire la suite

Le « vote moral » ou leur cache-sexe

Dans quelques jours la France est de nouveau appelée aux urnes. Les Français devront donc choisir – ou pas – entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen. Dès le soir du premier tour, la majeure partie du sérail politicien a expliqué à qui voulait l’entendre qu’il fallait absolument ressortir le front républicain. Je ne reviendrai pas ici sur cette notion que j’ai déjà traitée la semaine dernière. La notion qui me parait particulièrement intéressante et l’un des points saillants de cette campagne d’entre-deux tours a été l’argument du « vote moral ». A tous ceux qui expriment des doutes ou qui affirment qu’ils ne veulent pas voter pour Monsieur Macron est opposé l’argument de la morale.

Dès le soir du premier tour, dans son discours au parc des expositions, Emmanuel Macron n’a pas appelé à faire barrage au Front National mais bien à tourner la page en adoptant pleinement son projet. La comparaison avec Jacques Chirac en 2002 est cruelle tant lui avait rappelé que voter pour lui n’était pas forcément une adhésion mais bien un geste pour contrer Jean-Marie Le Pen. C’est assurément en raison de cette différence que le principal argument opposé à ceux qui hésitent ou qui ne souhaitent pas glisser un bulletin Macron dans l’urne n’est pas un argument politique mais moral. Loin d’essayer de convaincre sur le projet du leader d’En Marche – qui finalement n’est partagé que par une portion très maigre de l’électorat – les défenseurs du front républicain expliquent en long, en large et en travers que voter pour Macron est un acte moral. L’objet de ce billet est une tentative de déconstruction de cette logique perverse. Lire la suite

Manifeste pour une abstention participative

Dans la campagne présidentielle qui est lancée depuis des mois, la seule chose qui semble sure, c’est que rien ne l’est. Déflagration à droite après l’affaire Pénélope, ralliement de Bayrou et de toute une ribambelle d’éditorialistes de premier ordre à Macron, compétition à gauche entre Mélenchon et Hamon, voilà de quoi pourrait profiter Marine Le Pen pour accéder au pouvoir le 7 mai prochain. Dans cet amas de ruines fumantes constituées par les partis politiques traditionnels, le danger est grand, nous dit-on, que l’extrême-droite arrive au pouvoir dans quelques semaines. Je crois, personnellement, que non seulement la victoire de Marine Le Pen est possible mais qu’elle devient chaque jour un peu plus probable en regard du marasme politique dans lequel notre pays est plongé depuis des décennies.

Face à ce constat, l’élection se jouerait dès le premier tour nous disent en chœur analystes et journalistes. De Fillon à Mélenchon, il n’y aurait qu’une place pour quatre, place qui selon les dires de beaucoup assurera la victoire à celui opposé à Marine Le Pen. En somme, de telles analyses nous expliquent que 20% des suffrages exprimés au premier tour permettront de devenir le futur président de la République. Je crois au contraire que la défaite de Marine Le Pen au deuxième tour est loin d’être assurée et ce, peu importe face à qui elle se retrouvera en cas de qualification. En cas de victoire du Front National en mai prochain, il y a fort à parier que la faute sera imputée aux abstentionnistes. C’est pourquoi je publie préventivement ce papier pour battre en brèche tous les arguments fallacieux qui seront certainement répétés en boucle. Lire la suite

Vote blanc et colère noire

Voilà donc Rama Yade candidate à l’élection présidentielle. Après Marine Le Pen, Jean-Luc Mélenchon, Jacques Cheminade, Nathalie Artaud, Philippe Poutou et une multitude d’autres personnes. Je n’inclue pas dans cette liste les multiples candidates et candidats à la primaire de la droite. Alors que dans le même temps le mouvement Nuit Debout s’est étendu à toute la France et que nombreux sont ceux qui réclament un renouvellement de la classe politique, nos professionnels de la politique n’en ont cure et continuent leur petit jeu. Il se pourrait bien que le quatuor de tête en 2017 soit le même qu’en 2012 – avec un ordre probablement différent.

80% des Français réclament du sang neuf si l’on se réfère à certaines enquêtes et pendant ce temps, la classe politique reste complètement sourde en faisant voter une loi dite de modernisation de l’élection présidentielle et qui, en réalité, ne vise qu’à verrouiller un peu plus un système politique à bout de souffle. Publication obligatoire des parrainages et passage de l’égalité à l’équité du temps de parole ont un but commun : éviter l’émergence d’une candidature de la société civile en mettant sous pression les élus et en verrouillant le système médiatique. Au vu de cette configuration, comment ne pas sourire quand on entend la classe politique dénoncer l’entre soi de Nuit Debout ? Non pas que celui-ci n’existe pas mais lorsque l’on fait soi-même le choix de l’entre soi, il semble cavalier de le fustiger chez d’autres. Lire la suite

Pourquoi parler du parti des abstentionnistes est absurde

Depuis la montée en puissance du Front National, une nouvelle expression a vu le jour, celle de « parti des abstentionnistes ». Cette formule, certainement élaborée dans les tréfonds des cabinets de communication, répétée à longueur de temps sur les plateaux télés post-élections est en passe de devenir une véritable antienne dans la bouche des hommes et femmes politiques du Parti Socialiste et des Républicains. On entend notamment élection après élection, scrutin après scrutin l’affirmation selon laquelle le Front National ne serait pas le premier parti de France mais que le premier parti des France est au contraire celui des abstentionnistes. Pas plus tard que le 6 décembre dernier, au soir du premier tour des régionales, beaucoup ont répété cet élément de communication.

Toutefois, cette affirmation, en plus d’être simpliste, est totalement infondée et absurde. Pourquoi absurde me direz-vous ? L’absurde, comme l’explique Camus dans Le Mythe de Sisyphe, n’existe pas en lui-même. Il apparaît à partir du moment où il existe un fort décalage entre deux éléments. Dans le cas qui nous intéresse aujourd’hui, la disproportion est manifeste entre une formule de communication, créée ex-nihilo par des conseillers obscurs, et la réalité qu’elle prétend décrire. Il n’existe pas, en effet, de parti abstentionnistes dans la mesure où l’abstention recouvre des profils très différents. Dès lors, agir pour faire diminuer l’abstention ne saurait se résumer à proposer une seule et unique solution à cette population très largement hétérogène. Lire la suite