Dimanche – Edward Hopper
Dimanche dernier s’est tenu le premier tour des élections régionales et départementales. Si les secondes ont été bien moins commentées, un peu comme si elles n’existaient pas vraiment alors même que les départements disposent de certaines compétences importantes, les résultats des élections régionales ont fourni de la matière à débat autour de l’actualité politique. Des propos autour des divers candidats putatifs de Les Républicains aux analyses se projetant sur l’élection présidentielle dans dix mois, les commentaires n’ont pas manqué de fuser depuis dimanche soir. Tout ou presque s’est déroulé comme si l’abstention n’avait pas atteint un niveau historique et que cet évènement n’était pas le principal, sinon le seul, enseignement de ce premier tour de scrutin.
Exactement deux tiers (66,7%) des électeurs inscrits sur les listes électorales ne se sont pas déplacés. Jamais une élection sous la Vème République n’avait connu un niveau si bas de participation – le référendum sur le quinquennat étant le scrutin qui a le moins mobilisé avec près de 70% d’abstention. Cette abstention massive, qui pose inévitablement la question de la légitimité des futurs exécutifs élus, s’est retrouvée presque partout en France métropolitaine puisque, à l’exception notable de la Corse, elle a dépassé les 60% dans toutes les autres régions. La désertion des urnes est donc désormais un phénomène structurellement ancré dans le pays, ce qui n’est pas sans générer des analyses à la fois erronées et perverses à mes yeux.
Les récurrents vœux pieux
Dimanche soir sur les plateaux télé nous avons assisté à la litanie habituelle des soirées électorales lorsqu’elles sont marquées par une abstention importante. Chaque responsable politique s’exprimant a effectivement bien pris soin de rappeler solennellement à quel point la situation était grave, qu’il fallait entendre le message exprimé par les Français et que plus rien ne serait désormais comme avant. En d’autres termes, nous avons assisté à une sorte de passage habituel pour ces personnages, une forme de passage rituel avant de pouvoir ensuite s’écharper sur des résultats concernant un tiers de l’électorat.
Les représentants de chaque bord se sont ainsi empressés de revendiquer victoire ou progression, de fustiger adversaires ou médias, de gentiment ignorer le principal et seul enseignement de la soirée : la désertion des élections par les citoyennes et les citoyens. Il était assez intéressant de constater que, finalement, passé le catéchisme habituel sur le « coup de tonnerre de l’abstention » rien ne changeait réellement. De prime abord, il serait tentant d’y voir une forme de bateau ivre fonçant à toute allure vers les falaises et d’où s’échapperaient des professions de foi hypocrites affirmant que tout changerait maintenant.
Commode culpabilisation
Le corollaire de cette déconnexion croissante entre la classe politicienne et une grande partie de la population est assurément la tentation de sa part de culpabiliser les abstentionnistes. Le fameux « si vous ne vous rendez pas aux urnes, vous ne pouvez pas vous plaindre » a fait florès ces derniers jours et risque fort de gagner en puissance à l’issue du second tour de dimanche. Cette manière de fustiger celles et ceux qui refusent de se rendre aux urnes est évidemment un moyen de se dédouaner pour les membres de la sphère politicienne. Postuler le désintérêt de la totalité des abstentionnistes ne sert à rien d’autre qu’à refuser de regarder en face les multiples raisons de ce phénomène.
Culpabiliser les abstentionnistes est surtout le meilleur des moyens de ne pas les faire revenir aux urnes. C’est précisément sur ce point que les réactions au chiffre de l’abstention de dimanche dernier sont perverses. On peut lire cette culpabilisation comme le simple fait de la déconnexion d’une grande partie du personnel politicien d’avec la quasi-totalité de la population. On peut aussi y voir, c’est mon cas, une formidable manière de leur part de s’assurer que la plupart des personnes continuent à ne pas se sentir représentées – parce que c’est bien là l’enjeu – par eux et ainsi leur permettre de continuer à gérer en se concentrant sur le noyau dur de l’électorat.
Conclusions hâtives
Parce que c’est bien là l’un des enjeux principaux de l’analyse, pour peu que l’on essaye d’être conséquent : à qui donc profite l’abstention ? On sait depuis longtemps que les classes populaires ont tendance à bien plus s’abstenir que les autres, que plus l’abstention est grande, plus l’électorat fait partie des classes supérieures de la population. En d’autres termes, une abstention structurellement forte aboutit à une forme de vote censitaire qui ne dirait pas son nom. De la même manière, les grandes généralités tirées sur les abstentionnistes sont l’un des autres écueils à éviter.
Faire des abstentionnistes un bloc homogène et unifié n’est guère rigoureux d’un point de vue des sciences politiques. Dit autrement, parler de « parti des abstentionnistes » n’a guère de sens si l’on a pour ambition la prise de pouvoir ou ne serait-ce que l’analyse fine des dynamiques politiques. Dire que les 66,7% d’électeurs et électrices inscrites sur les listes électorales et qui ne se sont pas rendues aux urnes dimanche partagent les mêmes motivations est absurde. Entre les personnes qui n’ont effectivement aucun intérêt pour le sujet, celles qui ne se déplacent pas et y voient un acte militant, celles qui considèrent que le vote ne change rien à leur vie, etc. (la liste n’étant bien évidemment pas exhaustive), il serait non seulement erroné mais surtout dangereux pour l’analyse de considérer les abstentionnistes comme un bloc. Ce qui importe est bel et bien de comprendre les raisons de l’abstention.
Défiance globale et système branlant
De la même manière, parler de « grève civique » ne me parait guère pertinent. Cette expression revient à considérer que la seule expression civique est celle du vote, c’est ainsi se placer dans les pas de la Vème République et de sa démocratie de très faible intensité. Nous sommes dans un quinquennat au sein duquel la conflictualité a été très élevée – ce qui n’a pas nécessairement eu pour conséquence d’emporter un grand nombre de victoire face au pouvoir. Dès lors, l’action politique ne se limitant assurément pas à la simple élection de représentants, parler de grève revient peu ou prou à reprendre à son compte le discours conservateur sur la dépolitisation des masses.
Ce qui est sûr, en revanche, c’est bien qu’il existe une défiance globale qui, bien que protéiforme dans ses objectifs finaux, doit nous faire poser la question de la légitimité du système institutionnel actuellement en place. Par définition un système dit représentatif qui, en plus d’offrir les postes de pouvoir à des clones bien peu représentatifs de la société dans sa globalité, ne voit qu’un tiers des électeurs se rendre aux urnes n’a plus de représentatif que le nom. De leur côté ils ne rendront pas les clés gentiment, quand bien même il n’y aurait que 10% de participation ils continueront à dire qu’ils sont légitimes mais tout le monde ou presque voit bien que ce système institutionnel a fait son temps et est complètement à bout de souffle.
Le terreau pour demain ?
Une fois que l’on a dit tout cela, la conséquence oblige à se poser la question de l’avenir et de quoi faire de la situation qui se présente à nous. Il ne me semble pas que l’abstention massive soit nécessairement néfaste pour les idées de gauche. Au contraire elle me parait être un terreau potentiel pour l’avenir à la condition que nous ayons la capacité de bien comprendre le message qui est porté et d’éviter les divers écueils évoqués au fil de ce développement. Le problème de la représentativité est assurément le plus important. Le sentiment de ne jamais être écouté et d’être humilié en permanence peut être un formidable carburant pour un programme de gauche qui s’assumerait tel quel.
Mener la bataille culturelle suppose assurément de comprendre les aspirations qui s’expriment parmi les humiliés et les dominés de cette société. Transformer la révolte en grandeur, voilà tel est l’horizon qui pourrait nous permettre de complètement rebattre les cartes. Résoudre le problème de la représentativité ne saurait faire l’économie d’un programme ambitieux d’émancipation. Parler des oubliés est un préalable mais il ne suffira assurément pas, leur donner la parole est bien la nécessité absolue pour sortir de l’ornière. Au travail, l’heure de nous-mêmes a sonné.
Pour aller plus loin:
Les citoyens qui viennent, Vincent Tiberj
La guerre sociale en France, Romaric Godin
Le cens caché, Daniel Gaxie