Antiracisme et violences policières, les manifestations et après ?

Les Âges de la vie – Caspar David Friedrich

Le 2 juin dernier, plusieurs dizaines de milliers de personnes se sont rassemblées devant le tribunal de grande instance de Paris à l’appel du comité justice et vérité pour Adama. Une dizaine de jours plus tard, le 13 juin, une foule encore plus nombreuse a rempli la place de la République – mais n’a pas pu défiler en raison de l’important dispositif policier. S’il est toujours délicat de dénombrer précisément les participants, je crois surtout que le débat sur le chiffre exact nous détourne des véritables enseignements de ces deux mobilisations. Dans la foulée de la mort de Georges Floyd aux Etats-Unis, un peu partout dans le monde des manifestations ont eu lieu et celles qui se sont tenues en France sont également et peut-être avant tout porteuses de messages franco-français.

À en juger par les réactions rageuses des habituels chiens de garde médiatiques, il est clair que ces deux rassemblements importants ont marqué tant et si bien qu’Emmanuel Macron dans sa dernière allocution a cru bon d’agiter le spectre du séparatisme et du communautarisme. Si les mobilisations qui ont eu lieu un peu partout en France et dont le paroxysme a été constitué par ce rassemblement du 13 juin sur la place de la République ont pris c’est bien évidemment parce qu’un terreau dépassant allègrement le simple soutien aux luttes des personnes noires étatsuniennes existe dans notre pays, terreau qu’il s’agit désormais de rendre toujours plus fertile pour que l’égalité des droits ne soit pas qu’un slogan affiché au fronton des bâtiments publics.

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Gilets jaunes, les raisons de la longévité

Lorsque le 17 novembre dernier les Gilets jaunes se rassemblent pour la première fois lors de l’acte I du mouvement, bien peu de monde aurait été capable de prédire que près de deux mois plus tard, celui-ci serait toujours bien vivace et qu’il ferait perdre ses nerfs et son calme à Emmanuel Macron ainsi qu’à la caste qui l’entoure. Pour être juste et franc, il faut même reconnaitre que peu de monde croyait à la réussite d’une seule mobilisation, sans compter sur les personnes, dont je faisais partie, qui étaient très sceptiques à l’égard d’un mouvement dont l’on peinait à discerner les contours ou à comprendre les revendications.

Par-delà le questionnement sur le premier samedi de mobilisation, ce sont effectivement ces questions à propos des revendications portées par le mouvement ainsi que de sa composition qui ont rapidement fait croire à un coup d’éclat voué à n’avoir pas de lendemain. Pourtant, au fil des semaines nous avons vu la mobilisation s’épaissir et, surtout, le pouvoir avoir peur au point de déployer des blindés dans Paris et dans d’autres villes de France ou accéder directement à la demande de revalorisation des forces de l’ordre de peur de voir la seule chose qui le protège encore de la rue se retourner contre lui. Comment dès lors comprendre le succès de ce mouvement ? Le fait qu’il se tienne le week-end joue assurément un rôle important mais se contenter de cette explication fait sans aucun doute passer à côté de l’essentiel.

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Mise à mal du droit de manifester, le fléau qui vient de loin

Alors que le gouvernement et Emmanuel Macron tablaient assurément sur un tassement de la mobilisation des Gilets Jaunes en ce début d’année 2019, le huitième acte qui s’est tenu samedi dernier a, au contraire, semblé démontrer que le mouvement s’était revigoré et que la mobilisation repartait à la hausse. En dépit des fêtes de fin d’année, des annonces de l’exécutif censées (dans sa logique) faire revenir le calme et de la stratégie de la peur employée par le pouvoir, les Gilets Jaunes sont encore présents et ne semblent pas prêt d’abandonner ronds-points et manifestations le samedi – ce qui tend à prouver qu’une action menée le week-end est plus à même de s’inscrire dans la longévité.

Après avoir tout tenté ou presque pour éteindre le mouvement (stratégie de la peur en annonçant qu’il y aurait des morts lors d’actes précédents, déploiement démesuré des forces de l’ordre, tentative de laisser pourrir le mouvement pour le couper du soutien populaire ou encore violences manifestes à l’égard des manifestants), Emmanuel Macron et son gouvernement essayent manifestement depuis quelques jours de réduire les Gilets Jaunes à des hordes de violents uniquement là pour en découdre. De l’expression « foules haineuses » utilisée par Monsieur Macron aux annonces liberticides d’Edouard Philippe lundi soir lors du JT de TF1 en passant par les provocations irresponsables de Benjamin Griveaux, c’est une seule et même dynamique qui s’affirme : celle de vouloir criminaliser le mouvement en tentant de faire sombrer le pays dans un manichéisme primaire où le tout sécuritaire deviendrait nécessaire.

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La démocratie de la rue

« Ce n’est pas la rue qui gouverne », telle est l’antienne qui revient à chaque fois qu’un mouvement social prend de l’ampleur ou presque. Il pourrait même être amusant de recenser le nombre de fois où les dirigeants ont usé de cet argument pour tenter d’éteindre un feu qui était en train de prendre. Même si les expressions ont pu changer,la substance du message est restée d’une constance rare. De la chienlit gaullienne aux vitupérations macronistes en passant par le désormais célèbre« je reste droit dans mes bottes » d’Alain Juppé, les pouvoirs successifs – sans doute encore plus depuis l’avènement de la Vème République – n’ont eu de cesse de proclamer qu’eux et eux seuls étaient légitimes en   d’élus.

Tous les présidents de la Vème République ont effectivement épousé avec amour ses institutions d’essence quasi-monarchique permettant un pouvoir autoritaire pendant tout le long de la présence à l’Elysée – et ce, d’autant plus depuis le passage au quinquennat et à l’inversion de la dynamique entre les élections présidentielle et législatives. C’est bien ici que se trouve le nœud de la question, dans ce débat sur la légitimité de tel ou tel groupe à agir. Dans des institutions programmées pour que le président de la République agisse comme bon lui semble durant les cinq années suivant son élection sans aucun contre-pouvoir ou presque, il n’est finalement pas surprenant que la caste au pouvoir ne fasse que répéter que la rue n’a pas à gouverner – la rue étant ici une métonymie et représentant bien plus précisément l’ensemble du corps social. Je crois pourtant que cette antienne est un mythe qu’il faut prestement déconstruire.

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Les non-dits du comptage « indépendant » des manifestants

Samedi dernier s’est tenue la marée populaire un peu partout en France. Cette mobilisation – à laquelle je consacrerai un billet entier – à l’initiative de plus de 80 organisations (syndicales, politiques, associatives, etc.) a marqué une véritable rupture en même temps qu’une innovation dans le mouvement social. En revanche, s’il est bien une chose qui n’a pas été innovante ce samedi, c’est la persistance de l’utilisation du comptage dit indépendant par un consortium de médias couvrant l’ensemble du spectre politique ou presque. Réalisé par le cabinet Occurrence – nous y reviendrons – ce comptage est, si l’on en croit les dires desdits médias, le fruit d’un travail et d’une réflexion de long terme afin de coller au plus près au réel, ce fameux talisman qu’on nous sert à toutes les sauces.

Samedi pourtant – comme lors de l’ensemble des manifestations précédentes – le comptage dit indépendant a été vertement critiqué par les organisateurs de la mobilisation. Ne dénombrant qu’un peu plus de 30 000 personnes dans les rues de Paris, ledit comptage semble encore une fois avoir raté sa cible au vu des images que l’on peut consulter un peu partout sur la toile. A chaque fois, le chiffre donné par le cabinet Occurrence était proche (parfois même inférieur) à celui donné par la préfecture, ce qui dans la tête des éditorialistes de tout poil corrobore l’idée selon laquelle les syndicalistes et organisations politiques feraient de la propagande dès lors qu’il s’agit de donner le chiffre des manifestants. Il me semble que ce comptage dit indépendant et ses travers sont en réalité révélateurs de bien des maux qui frappent le débat public et la société en général. Lire la suite

Grèves et manifestations, les Français malades de la peste

« Selon que vous soyez puissants ou misérables, / Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir » écrivait Jean de La Fontaine dans Les Animaux malade de la peste en 1678. Il semblerait que trois siècle et demi plus tard, cette maxime demeure plus vraie que jamais. Sommes-nous condamnés à être frappés pour toujours de cette peste qui provoque une vision troublée et des jugements partiaux ? On dirait bien que oui. Récemment, deux mouvements de protestations ont marqué l’actualité : la grève des journalistes d’I-Télé et les manifestations des policiers réclamant plus de moyens.

Mis en regard du grand mouvement de contestation à la loi El Khomri du printemps dernier, ces deux épisodes de protestation étonnent dans la mansuétude qui leur est accordée. Il ne s’agit pas ici de juger du bien-fondé ou non des diverses mobilisations mais simplement d’étudier la réception de ces mouvements dans les médias et dans la sphère politique pour bien mettre en évidence les différences de traitements envers les grévistes ou manifestants selon le motif de leur ire. Le droit de manifester est inscrit dans notre Constitution, celle qui régit notre République, notre Res Publica, notre chose commune. Aussi me parait-il évident d’exiger un traitement identique dans les mouvements sociaux. Chose qui est loin d’être le cas. Lire la suite

Hollande, la grogne sociale et la stratégie du pourrissement

Le 29 avril dernier, un policier a reçu un pavé sur la tête et a perdu connaissance en marge de la manifestation anti-loi travail à Paris. Dans le même temps, un étudiant rennais perdait un œil après un tir tendu de flashball. Parallèlement, le mouvement Nuit Debout sur la place de la République a été le théâtre de violents affrontements entre casseurs et forces de l’ordre. Depuis le 9 mars dernier, et le début de la contestation sociale contre la loi El Khomri, la tension n’a cessé de grimper entre manifestants et forces de l’ordre. Le ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve, assisté du porte-parole du gouvernement, s’est empressé de fustiger des violences intolérables.

Malheureusement pour eux – et pour notre cher président et notre cher Premier ministre au passage – plusieurs syndicats de police, dont Alliance peu connu pour sa bienveillance à l’égard des mouvements sociaux, sont montés au créneau pour mettre le ministre de l’Intérieur et l’Etat face à leurs responsabilités. Ces syndicats ont déploré une stratégie du pourrissement qui met à la fois en danger les manifestants et les gardiens de la paix. Le symbole de cette stratégie ignoble s’est d’ailleurs produit le 1er mai lorsque la police a eu ordre de laisser les casseurs se rendre de Nation à République pour mieux discréditer Nuit Debout. En regard de cette politique de la terre brûlée, il nous faut tous – forces de l’ordre et citoyens lambda – nous lever et nous insurger face à ce pouvoir qui se prend pour Néron.

Faudra-t-il un mort ?

Policiers, CRS et manifestants ont fait les frais de cette politique indigne d’un Etat de droit. « La violence est à la fois inévitable et injustifiable. Je crois qu’il faut lui garder son caractère exceptionnel et la resserrer dans les limites qu’on peut » disait Albert Camus. C’est un euphémisme de dire que le pouvoir en place ne la resserre pas dans des limites. Après la violence sémantique du débat sur la déchéance de nationalité, après la violence symbolique de la loi travail, le voilà qui manie la violence physique pour discréditer des manifestations et un mouvement social dans le plus grand mépris de la sécurité des manifestants et des forces de l’ordre. Ces dernières sont, de nombreux articles l’ont mis en évidence, exténuées par un surmenage difficilement justifiable. Depuis le 7 janvier 2015 et a fortiori depuis le 13 novembre dernier et l’état d’urgence, les forces de l’ordre sont sur le pont sans avoir pu se reposer. Dans ce contexte, certaines bavures deviennent malheureusement compréhensibles bien qu’injustifiables.

Oui des casseurs sont présents dans les manifestations – comme tout le temps malheureusement – mais les consignes reçues par les policiers et les CRS conduisent à augmenter les tensions déjà présentes. Quand une manifestation est coupée en trois, quand des manifestants sont bloqués sur un pont et quand les gardiens de la paix ont ordre de ne pas intervenir face aux casseurs pour les laisser se rendre sur la place de la République comment peut-on encore nier que l’on joue le jeu d’un pourrissement de la situation dans l’espoir de rallier le maximum de personnes à sa position ? Lorsqu’un policier ou un CRS commet un impair, c’est l’Etat lui-même qui commet une injustice, ce qu’il semble oublier. « La fin justifie les moyens ? Cela est possible. Mais qui justifie la fin ? À cette question, que la pensée historique laisse pendante, la révolte répond : les moyens » écrivait Camus. Il serait grand temps pour nos dirigeants de s’en rappeler.

Le quinquennat du petit p

Le 14 juillet 2004, lors de la traditionnelle interview, Jacques Chirac évoque par deux fois la « politique avec un petit p » pour rabaisser Nicolas Sarkozy. Si le tacle à l’égard du dirigeant des Républicains ne m’intéresse guère, l’expression employée par le président d’alors est, elle, très intéressante pour tenter d’esquisser une analyse du quinquennat de François Hollande. « Présider la République, c’est rassembler, c’est réconcilier, c’est unir, sans jamais rien perdre de la direction à suivre. C’est écarter la stigmatisation, la division, la suspicion, les oppositions entre Français » disait le candidat Hollande au Bourget. Le voilà pourtant – désormais président – bien prompt à semer la division au sein des Français et dans son propre camp avec un objectif électoraliste à peine masqué et une stratégie de triangulation déjà évoquée par le passé.

Il y eut la séquence surréaliste sur la déchéance de nationalité, moment au cours duquel la France a débattu pendant près de quatre mois sur l’opportunité de créer des apatrides ou de rompre le pacte républicain. La tambouille électorale alors tenté par François Hollande semblait être un paroxystique. Afin de prendre de vitesse la droite, voire l’extrême-droite, le Président n’a pas hésité à tenter de jouer avec la Constitution, texte suprême de notre pays. A ce moment-là déjà, la « politique avec un petit p » était bien présente. Mais que dire face à la situation que nous vivons actuellement ? Le pouvoir en place est prêt à mettre des vies en danger pour laisser pourrir une situation et sortir vainqueur. Il mérite décidément pleinement la comparaison avec Néron. Ce matin, l’adoption de la loi Travail via le 49-3 a pris un peu plus d’épaisseur, confirmant par la même occasion que ce quinquennat restera marqué par cette politique avec un petit p.

Contesté par la rue, mis en minorité dans son propre camp, incapable d’élargir sa base électorale – objectif avoué de sa politique – le pouvoir se retrouve lourdement affaibli. Loin d’accepter cet état de fait, le voilà qui se lance dans une fuite en avant aussi grotesque que dangereuse. François Hollande avait fait l’éloge de la démocratie participative le 14 avril dernier sur France 2 et le voilà qui fait un doigt d’honneur à sa majorité et aux Français, bien aidé par Manuel Valls dans cette logique. Face à cette hydre qui ne semble prête à reculer devant absolument rien, tentons d’appliquer les mots de Camus lors de son discours de réception du Prix Nobel : « Quelles que soient nos infirmités personnelles, la noblesse de notre métier s’enracinera toujours dans deux engagements difficiles à maintenir : le refus de mentir sur ce que l’on sait et la résistance à l’oppression ».