La démocratie de la rue

« Ce n’est pas la rue qui gouverne », telle est l’antienne qui revient à chaque fois qu’un mouvement social prend de l’ampleur ou presque. Il pourrait même être amusant de recenser le nombre de fois où les dirigeants ont usé de cet argument pour tenter d’éteindre un feu qui était en train de prendre. Même si les expressions ont pu changer,la substance du message est restée d’une constance rare. De la chienlit gaullienne aux vitupérations macronistes en passant par le désormais célèbre« je reste droit dans mes bottes » d’Alain Juppé, les pouvoirs successifs – sans doute encore plus depuis l’avènement de la Vème République – n’ont eu de cesse de proclamer qu’eux et eux seuls étaient légitimes en   d’élus.

Tous les présidents de la Vème République ont effectivement épousé avec amour ses institutions d’essence quasi-monarchique permettant un pouvoir autoritaire pendant tout le long de la présence à l’Elysée – et ce, d’autant plus depuis le passage au quinquennat et à l’inversion de la dynamique entre les élections présidentielle et législatives. C’est bien ici que se trouve le nœud de la question, dans ce débat sur la légitimité de tel ou tel groupe à agir. Dans des institutions programmées pour que le président de la République agisse comme bon lui semble durant les cinq années suivant son élection sans aucun contre-pouvoir ou presque, il n’est finalement pas surprenant que la caste au pouvoir ne fasse que répéter que la rue n’a pas à gouverner – la rue étant ici une métonymie et représentant bien plus précisément l’ensemble du corps social. Je crois pourtant que cette antienne est un mythe qu’il faut prestement déconstruire.

De la représentativité

Comme je le disais un peu plus haut, le nœud du problème réside assurément dans la question de la légitimité. Ayant imposé le système de la démocratie représentative – qui est en réalité un formidable oxymore et consiste en tout sauf en la démocratie ainsi quel’écrivait le concepteur de ce système politique en France, l’Abbé Sieyès – le groupe au pouvoir s’estime légitime en raison du vote des Français tous les cinq ans. Il s’agit en somme, dans le système en place qui n’accorde aucun contre-pouvoir à la population sinon celui de la violence, de dire aux Français de venir choisir tous les cinq ans celui qui décidera pour eux durant les cinq prochaines années.

Ce système représentatif est celui qui régit l’ensemble de la Vème République puisque les syndicats,contre-pouvoirs théoriques, sont également soumis à ce système. Dire que ce n’est pas la rue qui gouverne revient précisément à expliquer que dans le système représentatif dans lequel nous vivons, la seule action possible est celle du vote. Un tel système pouvait tenir aussi longtemps que la majorité des personnes croyaient en la représentativité des élus (politiques ou syndicaux).Toutefois, comme l’écrivait Lordon il n’y a pas si longtemps, on ne tient pas éternellement une société avec de la flicaille et du Lexomil. La défiance croissante à l’égard des différents représentants (partis politiques, élus,syndicats) symbolisée par l’abstention galopante aux diverses élections engendre la volonté de l’action directe et donc de faire que la démocratie passe effectivement par la rue.

Le pouvoir insoupçonné de la rue

A la lecture des paragraphes précédents, l’on pourrait arriver à la conclusion que la démocratie de la rue n’est qu’une conclusion conjoncturelle, une réponse ponctuelle à la crise de la représentativité. Il n’en est, en réalité, rien. La phrase régulièrement prononcée voulant que ça ne soit pas la rue qui gouverne est uniquement un moyen de mettre à mal toute velléité radicalement et réellement démocratique.Je suis en effet de ceux qui pensent que la politique est toujours un rapport de force et que pour obtenir des bouleversements profonds de la société il faut les arracher. La fameuse illusion du consensus à laquelle Macron a tenté de nous accoutumer est, à mes yeux, un piège mortel en cela qu’elle a pour seule ambition de neutraliser la conflictualité et in fine de mettre à mort la démocratie.

La force de la rue et les principes démocratiques qui s’y trouvent sont, à mon sens, pleinement illustrés par les diverses expériences des gouvernements se réclamant de la gauche. Dans Quand la gauche essayait, son excellent livre dont je conseille la lecture à tout le monde, Serge Halimi met en perspective les passages de partis se réclamant de la gauche au pouvoir. Ce faisant, il démontre assez rapidement que ce n’est que quand la gauche est appuyée par un mouvement social massif qu’elle parvient à faire reculer l’ordre établi et arracher des conquis sociaux. Sans doute les échecs du cartel des gauches en 1924 et de François Mitterrand en 1981 tiennent moins de leur couardise que de l’incapacité de la rue à faire advenir la démocratie. Il est en effet de bon ton, pour délégitimer toute avancée venant de la rue, de brandir l’exemple du Front Populaire et de sa politique sociale à son arrivée en 1936. L’argument éculé consiste à dire que c’est par les urnes que ces avancées ont vu le jour. La réalité, bien plus complexe, saute aux yeux pour peu que l’on s’intéresse au programme qui était celui du Front Populaire lors de la campagne électorale de 1936 : à aucun endroit il n’était écrit un dixième des conquis sociaux obtenus lors des accords de Matignon. En réalité,ce sont bien les grèves, les occupations d’usine et la rue qui ont gouverné en 1936 et arraché les congés payés et la limitation de la durée de travail en même temps que des augmentations de salaires. Ce que nous voyons actuellement se mettre en place avec le mouvement des gilets jaunes est peut-être une vieille résurgence de cette rue qui prend tout à coup conscience de son pouvoir. Jusqu’à quel point ce mouvement prendra et qu’est-ce qu’il obtiendra, nul ne le sait mais finalement il ne fait que répondre à la bravade inconséquente d’un Macron qui se croyait alors tout-puissant au moment de l’affaire Benalla et enjoignait les gens à venir le chercher. Qu’il prenne garde, nous pourrions le prendre au mot, investir l’Elysée, y réveillonner et lui hurler à tue-tête pour bien qu’il le comprenne que la démocratie, c’est la rue.

Crédits photo: La Croix

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