Lorsque le 17 novembre dernier les Gilets jaunes se rassemblent pour la première fois lors de l’acte I du mouvement, bien peu de monde aurait été capable de prédire que près de deux mois plus tard, celui-ci serait toujours bien vivace et qu’il ferait perdre ses nerfs et son calme à Emmanuel Macron ainsi qu’à la caste qui l’entoure. Pour être juste et franc, il faut même reconnaitre que peu de monde croyait à la réussite d’une seule mobilisation, sans compter sur les personnes, dont je faisais partie, qui étaient très sceptiques à l’égard d’un mouvement dont l’on peinait à discerner les contours ou à comprendre les revendications.
Par-delà le questionnement sur le premier samedi de mobilisation, ce sont effectivement ces questions à propos des revendications portées par le mouvement ainsi que de sa composition qui ont rapidement fait croire à un coup d’éclat voué à n’avoir pas de lendemain. Pourtant, au fil des semaines nous avons vu la mobilisation s’épaissir et, surtout, le pouvoir avoir peur au point de déployer des blindés dans Paris et dans d’autres villes de France ou accéder directement à la demande de revalorisation des forces de l’ordre de peur de voir la seule chose qui le protège encore de la rue se retourner contre lui. Comment dès lors comprendre le succès de ce mouvement ? Le fait qu’il se tienne le week-end joue assurément un rôle important mais se contenter de cette explication fait sans aucun doute passer à côté de l’essentiel.
La force du week-end
Au démarrage de la mobilisation j’étais fortement sceptique sur l’opportunité et la pertinence de bloquer les routes le week-end. Ce scepticisme s’expliquait en grande partie par ma conviction profonde que la seule chose qui peut réellement marcher est de bloquer l’économie du pays et que, qu’on le veuille ou non, l’économie tourne plus au ralenti le samedi qu’en semaine. Plus profondément, il me semblait que bloquer le week-end revenait à importuner tout un chacun se rendant à ses loisirs et donc participait à diviser plutôt qu’à rassembler ceux qui ont tout intérêt à ce que ce système politico-économique tombe. Je reste encore aujourd’hui persuadé que seule une grève générale se plaçant dans la suite du mouvement est à même de faire bouger radicalement les choses mais j’ai, depuis le début, quelque peu revu ma position sur la pertinence d’une action le week-end.
Cette révision de mon point de vue n’est pas décorrélée du fait que les manifestations ont eu lieu dans les lieux proche du pouvoir (tant symbolique, qu’économique et politique) et que cet état de fait aboutit à rendre pertinente ces manifestations car elles permettent d’engager une dynamique visant à faire changer la peur de camp. Plus globalement, les mobilisations le samedi permettent à ceux qui se déplacent pour manifester de ne pas perdre de salaires et donc de montrer leur mécontentement sans en avoir à payer le prix. On sous-estime trop souvent le poids que peut représenter une journée de salaire en moins pour une population qui vit chaque mois à l’euro près. En faisant le pari du week-end, les Gilets jaunes sont en passe de remporter une victoire, celle de l’évitement de l’essoufflement du mouvement qui semble être reparti de plus belle avec le passage en 2019.
Refuser le simplisme
Il pourrait être aisé – et osons le terme quelque peu paresseux intellectuellement – d’expliquer le succès des Gilets jaunes uniquement par le choix de manifestations le samedi. Toutefois, si ceci était une assurance de succès alors depuis longtemps les syndicats ou partis politiques auraient exploité le filon. Je crois effectivement qu’il faut aller chercher plus en profondeur pour comprendre les ressorts de cette réussite. Il est d’ailleurs assez ironique de constater que les Gilets jaunes surfent à bien des égards sur la même vague qui a permis à Emmanuel Macron de se retrouver à l’Elysée. En fustigeant l’ancien monde, en se passant des partis politiques tout comme des syndicats, les Gilets jaunes ne font en effet rien d’autre que démontrer que c’est tout un modèle qui est à bout de souffle et qu’il s’agit de balayer – et ceci d’une manière autrement différente que celle du monarque présidentiel.
Je suis, en effet, intimement persuadé que l’une des raisons majeures de la réussite du mouvement est la réappropriation de la politique au sens noble du terme par les citoyens couplée à la fin d’un sentiment de solitude qui s’était propagé dans l’ensemble ou presque de la société. Alors que le néolibéralisme prêche la compétition de tous contre chacun, vise à briser les solidarités collectives et le travail en commun, le mouvement des Gilets jaunes permet tout simplement de refaire société, permet à des laissés pour compte, des sans-voix de reprendre la parole et de hurler à tue-tête leur message aux oreilles des puissants qui les avaient oubliés. Il me semble que le symbole le plus éclatant de cette solidarité retrouvée est l’absence de condamnation massive des violences matérielles. Alors même que lors de manifestations plus classiques les black blocs sont visibles et séparés du reste du cortège, dans le cas des manifestations des Gilets jaunes il est bien plus compliqué d’isoler casseurs de manifestants. Il n’y a d’ailleurs aucun hasard à voir les médias dits dominants ramer pour expliquer qu’il existerait le bon et le mauvais gilet jaune si bien que certains d’entre eux sont arrivés à la conclusion qu’il existait au sein des manifs un « ventre mou » sorte de majorité qui n’est pas contre les violences mais qui ne les commettra pas non plus. C’est précisément la présence de ce ventre mou qui permet à ces violences symboliques et matérielles d’advenir et c’est assurément là l’un des principaux enseignements du mouvement. Nul ne saurait dire comment évoluera le mouvement ni ce qu’il parviendra à obtenir mais une chose est sûre, les Gilets jaunes semblent avoir pleinement intégré les propos de Camus sur la révolte. Dans L’Homme révolté, le philosophe explique « Qu’est-ce qu’un homme révolté ? Un homme qui dit non. Mais s’il refuse, il ne renonce pas : c’est aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement. Un esclave, qui a reçu des ordres toute sa vie, juge soudain inacceptable un nouveau commandement. Quel est le contenu de ce « non » ? […] Dans l’épreuve quotidienne qui est la nôtre, la révolte joue le même rôle que le « cogito » dans l’ordre de la pensée : elle est la première évidence. Mais cette évidence tire l’individu de sa solitude. Elle est un lieu commun qui fonde sur tous les hommes la première valeur. Je me révolte, donc nous sommes ». Soyons donc révoltés.
Crédits photo: Journal du Dimanche