
Les Âges de la vie – Caspar David Friedrich
Le 2 juin dernier, plusieurs dizaines de milliers de personnes se sont rassemblées devant le tribunal de grande instance de Paris à l’appel du comité justice et vérité pour Adama. Une dizaine de jours plus tard, le 13 juin, une foule encore plus nombreuse a rempli la place de la République – mais n’a pas pu défiler en raison de l’important dispositif policier. S’il est toujours délicat de dénombrer précisément les participants, je crois surtout que le débat sur le chiffre exact nous détourne des véritables enseignements de ces deux mobilisations. Dans la foulée de la mort de Georges Floyd aux Etats-Unis, un peu partout dans le monde des manifestations ont eu lieu et celles qui se sont tenues en France sont également et peut-être avant tout porteuses de messages franco-français.
À en juger par les réactions rageuses des habituels chiens de garde médiatiques, il est clair que ces deux rassemblements importants ont marqué tant et si bien qu’Emmanuel Macron dans sa dernière allocution a cru bon d’agiter le spectre du séparatisme et du communautarisme. Si les mobilisations qui ont eu lieu un peu partout en France et dont le paroxysme a été constitué par ce rassemblement du 13 juin sur la place de la République ont pris c’est bien évidemment parce qu’un terreau dépassant allègrement le simple soutien aux luttes des personnes noires étatsuniennes existe dans notre pays, terreau qu’il s’agit désormais de rendre toujours plus fertile pour que l’égalité des droits ne soit pas qu’un slogan affiché au fronton des bâtiments publics.
Un moment historique
Je l’ai dit plus haut et je le redis ici, je ne vais pas entrer dans une bataille de chiffre pour savoir s’il y avait 19 862 ou 28 965 personnes le 2 juin dernier devant le TGI de Paris. Je crois que par-delà la question des effectifs, ce sont les dynamiques qui sont importantes. L’on pouvait s’attendre en sortie de confinement à un rassemblement de quelques centaines voire milliers de personnes tout au plus. Personne ou presque n’avait prévu qu’autant de monde et autant de jeunes qui manifestaient sans doute pour la première fois de leur vie seraient présents ce jour-là. L’appel au rassemblement n’ayant guère été relayé par les organisations autres qu’œuvrant dans les quartiers populaires, la surprise a été grande de voir autant de monde.
Par un effet boule de neige, la mobilisation du 13 juin a été encore plus massive et il me semble que l’on peut désormais dire que le comité justice et vérité pour Adama qui œuvre depuis des années, Assa Traoré en tête, pour porter ces questions sur le devant de la scène a désormais atteint une sorte de masse critique qui le met en position d’organiser des mobilisations importantes (comme on a pu récemment le voir à propos de la fresque de Stains). Il ne s’agit bien évidemment pas de dire que les mobilisations actuelles sont les premières des quartiers populaires, ce serait manquer de respect à tous ceux qui ont agi et agissent depuis longtemps dans ces endroits oubliés par la République. Le moment que nous vivons est en revanche historique à mes yeux car nous assistons à l’émergence d’une nouvelle génération de militants qui, d’une certaine manière, reprennent le flambeau de la marche pour l’égalité de 1983.
Mener la bataille culturelle
En parvenant à mobiliser aussi largement et, ne négligeons pas cet état de fait, en profitant de la lumière mise sur les violences policières et le racisme à la faveur de la mort de Georges Floyd, les organisations antiracistes des nouvelles générations sont en train de mener une bataille culturelle. Evidemment, dans cette bataille qui s’ouvre les réactionnaires affutent leurs arguments et saturent l’espace médiatique mais la grande nouveauté est assurément que l’on parle désormais de manière quasi-centrale de ces sujets. Je suis de ceux qui pensent qu’avant de gagner électoralement, il faut s’imposer idéologiquement.
Depuis des décennies, la bataille culturelle était bien menée mais elle l’était uniquement ou presque par les forces réactionnaires, les organisations antiracistes n’ayant pas encore atteint la masse critique qui leur permet désormais d’influer sur le débat. Le chemin sera très certainement encore long mais la question des violences policières – sur ce point, le fait que d’autres fractions de la société soient désormais la cibles desdites violences a bien entendu aidé – et du racisme systémique se pose désormais, une fois le dentifrice sorti du tube il est très compliqué de l’y faire rentrer à nouveau. C’est peut-être ce à quoi nous assistons ces dernières semaines, non pas une victoire ou même le fait d’approcher la victoire mais bien plus assurément la mise en place des conditions qui permettent la lutte. Ce qui est déjà une formidable avancée par rapport au point d’où nous arrivons.
L’autogestion en actes
Durant le confinement, les populations des quartiers populaires ont démontré (si tant est qu’il le fallait encore) à quel point elles étaient capables de pratiquer l’autogestion. Délaissées par les services publics pour une bonne part d’entre elles, c’est grâce à la solidarité et aux réseaux de quartiers que beaucoup n’ont pas sombré dans la misère ou l’indigence la plus totale en cette période compliquée économiquement. À un niveau plus macro, les actions menées depuis le déconfinement par les organisations antiracistes qui œuvrent principalement dans les quartiers populaires – parce que ce sont les zones où les personnes descendant de l’immigration ont été concentrées depuis longtemps – démontrent par les actes comment l’autogestion, loin d’être une utopie, est une réalité pour ces populations.
Il était assez marquant de voir le peu de monde présent à l’appel de SOS Racisme pour honorer la mémoire de Georges Floyd en comparaison des deux rassemblements dont j’ai parlé un peu plus haut. C’est aussi pour cela que nous vivons un moment historique à mes yeux, une forme de basculement du paternalisme vers l’autogestion. La marche pour l’égalité de 1983 avait débouché sur SOS Racisme, une association qui émanait du PS et qui durant des années a vampirisé la lutte antiraciste en la dépolitisant à grands renforts de slogans (« Touche pas à mon pote » pour le plus connu d’entre eux) qui en plus d’être paternalistes n’appelaient assurément pas à un changement systémique. Les nouvelles organisations disent en somme que les populations des quartiers populaires n’ont pas besoin de medium pour faire entendre leurs revendications et qu’elles peuvent les porter elles-mêmes, ce qui est enthousiasmant à mes yeux.
Quand les marges deviennent centrales
Cette réappropriation du combat ne sort évidemment pas de nulle part. C’est bien parce que des associations et des personnalités comme Assa Traoré ou Sihame Assbague portent ces combats depuis des années, parfois seules dans le désert, que ce mouvement surgit aujourd’hui. On pourrait voir une forme de continuité entre le mouvement des Gilets jaunes qui a permis la mise en action de fractions de la société réputées exclues du jeu politique et de ces manifestations antiracistes contre les violences policières.
Dans les deux cas, en effet, nous sommes face à un phénomène similaire : celui du surgissement dans l’espace policé (les Champs-Elysées pour les Gilets Jaunes, le TGI ou la place de la République pour les manifestations antiracistes) de masses que les pouvoirs successifs avaient soigneusement tenues à l’écart. De la même manière que les Gilets jaunes sont devenus l’objet central des discussions politiques pendant une très longue séquence politique, les manifestations antiracistes et tous les débats qu’elles charrient (les violences policières, la glorification de personnages clés de la colonisation/de la Traite négrière, etc.) ont progressivement pris une place importante dans les débats.
Les conditions de la convergence
Durant le mouvement des Gilets jaunes, à de nombreuses reprises un cortège mené notamment par le comité justice et vérité pour Adama s’est élancé de la Gare Saint-Lazare pour rejoindre le rassemblement sur les Champs-Elysées. Presque à chaque fois les forces de l’ordre ont reçu pour ordre d’intercepter ce deuxième cortège et d’empêcher la jonction mais ce simple état de fait démontre bien le changement qui est peut-être en train de s’opérer sur les derniers mois : les populations périurbaines voire rurales et celles des quartiers populaires semblent commencer à converger vers des objectifs communs. Et ceci est assurément une évolution positive.
Aussi longtemps que le morcellement présidera, les puissants n’ont guère de souci à se faire. Alors même que ces deux catégories de la population ont des intérêts convergents et sont surtout victimes d’un même système économiques qui les relèguent, toute la stratégie des pouvoirs successifs a été de les monter les unes contre les autres, le Rassemblement national jouant ce rôle à plein régime. Il est heureux de voir que certaines des figures des Gilets jaunes étaient présentes tant le 2 que le 13 juin dans les mobilisations antiracistes. Contrairement à 2005 où les émeutes n’avaient pas été soutenues en dehors des banlieues populaires, que peu de monde avaient accepté de voir dans ces révoltes des revendications politiques, les choses semblent avoir changé. Cela n’assure bien évidemment pas la victoire mais permet d’envisager la lutte autrement, en passant aux niveaux supérieurs.
Le nécessaire passage aux niveaux supérieurs
Si l’on souhaite réellement changer les choses, il me semble en effet que ladite convergence ne peut avoir d’autre but que d’attaquer le système actuellement en place au plus haut niveau. Les différentes mobilisations sectorielles ne peuvent, à mes yeux, trouver un aboutissement que dans une remise en cause radicale du capitalisme qui régule l’ensemble de la société. C’est effectivement l’une des choses qui m’a marqué le 2 juin lors du rassemblement (je n’ai pas pu être présent le 13 à Paris), aucun slogan économique ou social n’a été scandé. Je comprends totalement que le but dudit rassemblement était à la fois de soutenir la famille Traoré et l’ensemble des familles de victimes de violences policières mais je suis intimement convaincu que le racisme et les violences policières s’imbriquent dans la violence capitaliste.
Dans une très longue et intéressante discussion avec François Ruffin, Youssef Brakni ne dit d’ailleurs pas autre chose. Si l’on voulait remonter à plus loin et en centrant sur le cas de la France, la Traite négrière tout comme la colonisation ont, au moins en partie, à voir avec le capitalisme, la première a participé à la fameuse accumulation primitive du capital, la seconde répondait aussi à un objectif de croissance extensive. Il ne s’agit bien évidemment pas de dire que les revendications des Gilets jaunes ou des mouvements antiracistes doivent se diluer dans une critique plus large du capitalisme, au contraire ces différentes revendications doivent selon moi faire système pour enfin repartir à l’offensive.
Bonjour Marwen,
je t’invite à aller lire ma série de 2 articles sur cette question, où je suggère plusieurs pistes de travail :
https://lechatglouton.com/2020/06/09/pourquoi-la-lutte-contre-le-racisme-policier-progresse-enfin-1-2/ et
https://lechatglouton.com/2020/06/12/luttes-contre-le-racisme-structurel-dans-la-police-comment-depasser-les-victoires-symboliques-2-2/
Les conditions de la convergence seront difficiles à obtenir, nous avons besoin de les créer.
Bonne lecture et bonne journée ! Au plaisir de te lire.
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Bonjour je vais aller lire ça merci !
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