Les attentats, l’état d’urgence et les trois théâtres

Dans la nuit du 19 au 20 juillet dernier, l’état d’urgence a une nouvelle fois été prolongé. Il était alors 4h53 et une très large majorité (489 voix pour, 26 contre et 4 abstention) approuvait alors la prorogation de cet état d’exception pour six mois supplémentaires, portant son application au moins jusqu’à janvier 2017. Ce vote faisait suite à l’effroyable drame qui a frappé Nice au soir du 14 juillet alors même que François Hollande avait annoncé la levée de l’état d’urgence lors de la traditionnelle interview du même jour. Quelques jours plus tard, le 26 juillet, un nouvel attentat frappait la France et aboutissait à l’égorgement du père Hamel à Saint-Etienne-du-Rouvray. La succession des faits semble chaque fois contredire les multiples prorogations de l’état d’urgence comme si les terroristes se jouaient de lui pour mieux surprendre et horrifier.

Ce sont donc à nouveau des réactions d’effroi auxquelles se sont, malheureusement ajoutée, des manœuvres politiciennes de bas étage qui ont suivi cette nouvelle attaque sur le sol français. Les membres de l’opposition, à commencer par le premier d’entre eux, se sont empressés de réclamer toujours plus de mesures sécuritaires pour lutter contre le danger terroriste, allant même jusqu’à arguer qu’il fallait outrepasser la Constitution, simple « argutie juridique ». A chaque attentat c’est la même scène qui se met en place entre exigence sécuritaire et attaques politiciennes si bien qu’il ne me paraît pas exagéré de voir trois grands théâtres dans les multiples actes effroyables que connaît notre pays depuis désormais un an et demi : théâtre terroriste, théâtre politicien et théâtre sécuritaire. Il me semble que les réflexions de Guy Debord sur la Société du Spectacle peuvent pleinement s’appliquer à ces phénomènes. Si l’écrivain attaquait farouchement le capitalisme dans son ouvrage, au vu de la mondialisation il n’est pas absurde de penser que la société du spectacle s’est désormais répandue sur toute la planète.

Le théâtre terroriste

Le premier des trois théâtres, celui qui induit les deux autres, est évidemment le théâtre terroriste. Comme l’explique très bien Yuval Noah Harari dans un article publié après les attentats de Bruxelles (à lire ici), le terrorisme est efficace parce qu’il s’apparente à la stratégie de la mouche. Imaginez une mouche voulant faire des dégâts considérables dans un magasin de porcelaine ? Quelle stratégie peut-elle adopter sinon tenter de rendre fou un éléphant et de lui faire tout casser ? C’est en quelque sorte une analogie qui peut s’appliquer au terrorisme selon l’auteur de Sapiens. Il ne faut, en effet, pas oublier que le terrorisme est avant tout l’arme du faible. Tout au fil de l’Histoire, les multiples organisations terroristes n’ont jamais été en mesure de remporter à elle seule une victoire décisive face à leurs adversaires. Aussi est-il à mon sens erroné de parler de guerre face à Daech. Tout au plus s’agit-il d’une guerilla comme il y a pu en avoir de nombreuses au cours de l’Histoire. On pourrait penser qu’il s’agit d’une querelle sémantique anecdotique mais, à mon sens, se tromper de dénomination est une erreur stratégique majeure puisqu’on ne peut pas agir de la même manière pour atteindre la victoire selon que nous soyons en guerre ou en guerilla.

Mais revenons-en aux attributs de ce théâtre que Yuval Noah Harari désigne sous le vocable de « théâtre de la terreur ». Quel est son but sinon de créer un sentiment d’insécurité et de tenter de provoquer un accès de folie chez ceux qui sont touchés ? En termes militaires ou mêmes humains, en effet, les pertes infligées à l’adversaire sont négligeables. Il ne s’agit bien évidemment pas de dire que les plus de 200 morts français depuis janvier 2015 ne comptent pas mais d’un point de vue strictement militaire, il n’est pas erroné de dire que ces attaques ne sont en aucun cas décisives. En revanche, le but même de ce genre d’attaques est politique. Elles visent effectivement à faire bien plus de dégâts par l’onde de choc qu’elles créent dans les sociétés touchées que par l’explosion d’une bombe, les rafales d’une kalachnikov ou l’écrasement d’innocents. En ce sens, il me semble évident de parler de théâtre dans la mesure où l’attentat en lui-même n’est pas la fin mais bien plus le moyen d’arriver aux buts politiques prédéfinis par certains théoriciens. D’une certaine manière, on pourrait même dire que les différents terroristes qui ont frappé la France sont des purs produits de nos sociétés occidentales et du postmodernisme, la palme revenant aisément aux deux assaillants de Saint-Etienne-du-Rouvray. N’y a-t-il pas en effet un côté un peu warholien à ces actes ? Les terroristes ne cherchent-ils pas en un sens à avoir leur quart d’heure de gloire ? A ce titre, le débat sur l’anonymisation des actes de terrorisme est intéressant bien que très difficile à trancher. Au moins permet-il de mettre l’accent sur le côté théâtral des actes terroristes.

Le théâtre politicien

A ce théâtre terroriste répond presque aussitôt un théâtre politicien qui semble devenir chaque fois plus grotesque et ordurier. Après le semblant d’unité nationale post-attentat des 7 et 9 janvier 2015 ont succédé des débats très politiciens à propos de la déchéance de nationalité après les attentats du 13 novembre 2015. Mais ce théâtre à la fois tragique et ridicule semble monter chaque fois en puissance. Ainsi en est-il par exemple de cette manie qu’ont les responsables politiques à se rendre sur les lieux des attentats pour montrer qu’ils sont bien présents alors même que cette attitude ne fait que compliquer la vie des forces de sécurité présentes sur place. Mais que voulez-vous, il faut bien montrer compassion pour les victimes en même temps que détermination à faire tout ce qui est possible. Ce théâtre politicien, s’il est désormais traversé par des débats purement électoralistes, était d’ailleurs présent dès les attentats des 7 et 9 janvier lorsque la marche du 11 janvier à Paris était ouverte par différents responsables politiques et chefs d’Etat. C’est ainsi qu’une foule dense a défilé pour la liberté d’expression derrière des présidents bien peu soucieux de défendre ladite liberté d’expression dans leur pays.

Ce théâtre politicien a toutefois pris une toute autre ampleur depuis les attentats de Nice et de Saint-Etienne-du-Rouvray. Si des débats et des manœuvres purement politiciennes avaient bien eu lieu après le 13 novembre, ceux-ci n’étaient pas arrivés immédiatement après les drames. Il ne fallut, en revanche, que quelques heures à de multiples responsables de l’opposition pour fustiger le gouvernement, réclamer des mesures toujours plus sécuritaires et attaquer de front l’Etat de droit (« les victimes en ont que faire de l’Etat de droit » pour Éric Ciotti, « arguties juridiques » pour Nicolas Sarkozy ou encore appel à utiliser les armes de la guerre et donc à contourner la Constitution par de nombreux parlementaires de droite). Ce théâtre est à double emploi puisqu’il se met en place dans le but d’engranger des voix en faisant prospérer les peurs et en flattant les plus bas instinct de l’être humain tout en servant de paravent à certains responsables politiques (Éric Ciotti, Christian Estrosi) qui semblent attaquer pour mieux masquer leurs responsabilités dans les failles mises au jour. A la suite de l’attentat de Nice, François Hollande a annoncé sa volonté de rétablir une réserve opérationnelle pour soulager les forces de l’ordre et les seconder dans leur mission. Là encore, cette annonce fut l’occasion de voir ce théâtre se mettre en place de part et d’autre de l’échiquier politique lorsque du FN au PS des élus ont annoncé qu’ils allaient rejoindre cette réserve. Toujours montrer ou tout du moins tenter de faire croire que l’on agit, tel est le crédo du politicien à l’heure actuelle.

Le théâtre sécuritaire

Quel meilleur thème que le thème sécuritaire pour montrer que l’on agit ? Dans une récente tribune, Manuel Valls a répondu à Edouard Louis et Geoffroy de Lagasnerie en expliquant que tout était fait contre le terrorisme. Dans leur tribune, les deux écrivains expliquaient que rien n’était fait car l’on se contentait de mesures sécuritaires. Dans cette grande scène que constituent nos sociétés ce qui compte, pour l’image des politiciens, est effectivement ce que l’on croit qu’ils font et pas forcément ce qu’ils font. Guy Debord dans l’ouvrage cité précédemment explique que dans nos sociétés l’être a été remplacé par l’avoir qui est lui-même désormais supplanté par le paraître. Nos représentants politiques ont pleinement épousé cette théorie et ne se préoccupent désormais plus que de ce dernier élément. Tout l’enjeu pour eux est de montrer qu’ils agissent et donc de bomber le torse en disant qu’on continuera à bombarder là-bas pour sauver nos libertés alors même qu’on les restreint ici. La plupart des spécialistes du renseignement le disent pourtant, le renseignement ne peut être efficace que si on lui alloue des moyens conséquents et qu’on le laisse agir avec discrétion.

En somme, il s’agit de faire exactement le contraire que ce que nous faisons actuellement avec la surveillance généralisée et le fait que l’on englobe désormais tout et n’importe quoi sous le vocable de « terrorisme » si bien que les juges anti-terroristes sont inondés de dossiers, ce qui les empêche de traiter efficacement les dossiers les plus importants (voir Le Monde diplomatique d’août 2016 à ce propos). Mais, face au théâtre de la terreur, les responsables politiques sont largement tentés de répondre par un théâtre sécuritaire pour montrer aux populations qu’ils agissent quand bien même ces actions pourraient être néfastes sur le long terme. C’est tout le paradoxe de la situation actuelle : affirmer que les terroristes s’attaquent à notre mode de vie (et donc à l’Etat de droit) tout en allant toujours plus loin dans la normalisation de l’état d’exception en attendant, peut-être en 2017, la mise à mal franche et massive de l’Etat de droit comme l’appellent beaucoup de responsable de droite. Le paraître avant tout en somme peu importe les conséquences dramatiques que de telles mesures peuvent avoir.

Nelson Mandela disait que dans le cas d’une oppression, l’oppresseur et l’opprimé perdaient tout deux leur humanité. Sans aller jusqu’à faire une comparaison avec cette phrase, on entend souvent des responsables politiques ou des spécialistes nous expliquer que les terroristes sont des êtres qui ont perdu une part de leur humanité, certains diront qu’ils sont même des fantômes d’une idéologie. Prenons garde, dans cette grande scène, à ne pas perdre totalement la nôtre. « Un Homme ça s’empêche » écrivait Camus dans Le Premier Homme, tâchons de nous en souvenir.

Un commentaire sur “Les attentats, l’état d’urgence et les trois théâtres

  1. Je suis ravie de faire ma ‘rentrée’ sur votre blog, Marwen !!!

    #1
    … »Nelson Mandela disait que dans le cas d’une oppression, l’oppresseur et l’opprimé perdaient tout deux leur humanité »…

    C’est pour cet argument, et beaucoup d’autres, que d’aucuns sont devenus ‘disciples’, ne pensez-vous pas ?
    Personnellement, je le revendique !

    #2
    Il est un PENSEUR, excellent pédagogue par ailleurs, que l’on ne présente plus desormais…

    http://www.liberation.fr/debats/2016/06/01/achille-mbembe-la-france-peine-a-entrer-dans-le-monde-qui-vient_1456698

    À très bientôt, Marwen

    Aimé par 1 personne

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