« Ok ! J’ai beau brailler sur des dizaines de mesures, j’peux rien t’dire d’original qu’un autre rappeur t’ait jamais dit. Parce que finalement nos plaintes sont les mêmes, on décrit la même réalité, on dénonce les mêmes problèmes. Titre après titre, album après album. Au point qu’j’ai l’sentiment que tout ça n’est qu’un éternel recommencement… » affirmait déjà Youssoupha il y a presque dix ans dans son morceau Eternel recommencement issu de son premier album. Force est aujourd’hui de constater avec l’affaire Adama Traoré que ces mots étaient prémonitoires et que depuis rien, ou presque, n’a changé notamment à propos des violences policières. Le schéma classique s’est reproduit entre possible (probable même) bavure policière, absence presque totale de couverture médiatique (ainsi que l’a bien noté Acrimed) et déferlement de haine sur les réseaux sociaux à l’égard de ces « racailles » qui dans le fond n’ont que ce qu’elles méritent.
Mort le 19 juillet, on pourrait penser qu’Adama a été éclipsé de l’actualité uniquement en raison des deux attentats qui ont entouré ce terrible drame. Et pourtant des violences policières américaines ont été traitées dans les médias dans les jours entourant cette tragédie. Cette différence de traitement a d’ailleurs entrainé la publication d’un édito au vitriol dans le New York Times et intitulé « Black Lives Matters in France too » que l’on peut traduire par « La vie des Noirs compte aussi en France » au cours duquel le quotidien américain dénonce « la culture de l’impunité bien ancrée chez les policiers français » qui « mène à des abus d’autorités sur les minorités ». En somme, chez la plupart de nos médias c’est la vieille histoire de la paille et de la poutre qui fait loi dans le traitement des violences policières.
L’argumentaire défaillant
Dès l’annonce de la mort du jeune Adama, les faits semblent équivoques : témoignages accablants à l’égard des gendarmes, cafouillage sur l’annonce de la mort à la famille et dissimulation du corps soit autant d’éléments qui prêtent a minima le flanc au mystère et aux questionnements. Le procureur de la République, Yves Jannier, a expliqué après la première autopsie que celle-ci n’avait pas révélé de « violences significatives » en insistant lourdement sur ce point mais en mettant sciemment de côté le « syndrome asphyxique » décelé par le première autopsie et confirmée par la seconde. Au contraire, le procureur met l’accent sur une « infection grave sur le foie et une anomalie cardiaque ». Cette deuxième constatation interloque tant il semblerait que les jeunes d’origines maghrébines et africaines soient la population la plus cardiaque de France au contact des policiers ou gendarmes. La deuxième autopsie a écarté l’infection et l’anomalie cardiaque tout en confirmant la mort par asphyxie. De quoi soulever bien des questions sur les causes de la mort du jeune homme.
Les trois gendarmes ont en effet affirmé, selon des informations de L’Obs que le jeune homme avait pris « le poids de [leurs] trois corps » sur le torse au moment de l’interpellation mais que ceux-ci « avaient utilisé la stricte force nécessaire ». Cette information pourrait prêter à sourire si la situation n’était pas aussi tragique. Lorsque l’on connait les méthodes utilisées par certains membres des forces de l’ordre lors d’interpellations musclées, on ne peut que douter de la stricte nécessité de la force utilisée. Depuis, d’autres éléments viennent jeter un peu plus le trouble sur cette affaire comme, par exemple, le fait que les rapports des services d’urgence n’aient pas été versés au dossier remis à la juge d’instruction ou encore qu’aucune expertise du véhicule de gendarmerie n’ait eu lieu comme l’a révélé Mediapart il y a deux jours. Ces éléments sont cruciaux pour enfin accéder à la vérité dans ce dossier puisqu’ils pourraient nous permettre de savoir si Adama avait le T-Shirt maculé de sang, combien de temps il est resté inconscient dans la cour de la gendarmerie sous une température caniculaire (ce qui pourrait expliquer la température élevée du corps constatée par la première autopsie) si bien que l’un des avocats de la famille Traoré envisage de porter plainte pour dissimulation de preuves.
La violence sourde
Comme rappelé en introduction, nous semblons assister à un éternel recommencement dans ces histoires de bavures policières plus ou moins bien dissimulées par l’Etat ou tout du moins ses représentants. Il y a vingt et un ans sortait La Haine, film dans lequel Mathieu Kassovitz mettait en scène des émeutes à la suite d’une bavure policière étouffée par l’autorité. Une génération a presque passé depuis la sortie de ce film et les problèmes de bavures plus ou moins grandes restent d’actualité. « C’est l’histoire d’une société qui tombe et qui au fur et à mesure de sa chute se répète sans cesse pour se rassurer : jusqu’ici tout va bien, jusqu’ici tout va bien, jusqu’ici tout va bien… » affirme Hubert, l’un des trois héros du film, et il me semble que notre société est encore en pleine chute et tente de se rassurer en disant que jusqu’ici tout va bien à propos des bavures policières. Si nous ne faisons rien pour prendre à bras le corps ce problème, l’atterrissage pourrait bien être très douloureux.
Jusqu’à quand notre pays restera aveugle face à cette dérive inquiétante d’une partie de ceux qui sont là, selon l’intitulé de leur poste, pour garder la paix ? Combien faudra-t-il d’autres Zyed, Bouna ou Adama pour que notre pays ose enfin regarder les choses en face avec courage et dire qu’il existe parfois des problèmes avec sa police ? Souvent l’on entend l’argument insidieux du « s’ils fuient c’est qu’ils ont des choses à se reprocher » mais il faut ne pas être arabe, noir ou simplement habitant de quartiers populaires pour affirmer sans fard que tous les jeunes qui fuient à la vue d’un fourgon ou d’une voiture de police sont de dangereux délinquants. Et quand bien même certains auraient quelque chose à se reprocher, méritent-ils pour autant la mort ? Est-ce donc ça la conception de la justice dans un Etat de droit ? Les bavures ne sont pas uniquement constituées des personnes mortes dans les mains de la police, cela n’est que la partie émergée de l’iceberg, celle dont les médias parleront à demi-mots. Combien de vexations, de contrôle abusif et de mots humiliants sont chaque jour passés sous silence ? Quand deux jeunes se sentent plus en sécurité dans un transformateur EDF qu’entre les mains de la police c’est, il me semble, qu’il y a quand même un problème quelque part.
La triple injustice
L’enjeu est à mon sens, bien plus profond qu’un simple arrêt des violences et bavures policières. Comme j’ai pu le dire lors des violences policières qui ont émaillé les manifestations contre la loi El Khomri, lorsqu’une personne est victime de violence policière elle subit en réalité une triple injustice qui peut aboutir à une détestation de l’Etat si nous ne réagissons pas rapidement. La première de ces injustices est assez évidente, elle est celle de l’injustice entre deux personnes quand l’une abuse de sa position pour molester ou bien humilier une autre personne. Cette injustice est assez répandue dans notre société et, osons le dire, est la moins grave des trois si tant est qu’une gradation soit possible entre les injustices. La deuxième de ces injustices est déjà plus dangereuse pour la société, c’est celle de l’injustice perpétrée par l’entité police ou gendarmerie à l’égard d’un citoyen lambda. Rappelons-nous la lettre du préfet Grimaud aux policiers datée de quarante-huit ans. Si lui s’adressait aux policiers en vue de manifestations, on peut aisément la transposer aux violences policières à l’égard des jeunes de quartiers populaires : « Frapper un manifestant tombé à terre, c’est se frapper soi-même en apparaissant sous un jour qui atteint toute la fonction policière. Il est encore plus grave de frapper des manifestants après arrestation et lorsqu’ils sont conduits dans des locaux de police pour y être interrogés. Je sais que ce que je dis là sera mal interprété par certains, mais je sais que j’ai raison et qu’au fond de vous-mêmes vous le reconnaissez ».
Enfin, la troisième injustice, la plus grave à mon sens est celle que commet l’Etat lorsque qu’il tente de dissimuler ou d’étouffer certaines affaires. Ainsi en est-il du procureur cité plus haut qui a sciemment omis certains éléments de l’autopsie. Cette injustice est la plus violente car elle a pour conséquence de créer différentes catégories de Français et donc aboutit à générer un ressentiment très grand à l’égard de l’Etat et de la République. Il est assez ironique de constater que les mêmes personnes qui défendent les policiers en toutes circonstances sont les premières à vociférer contre la haine de la République présent dans la tête de certains alors même que des contrôles abusifs ont pu avoir un rôle dans cette détestation. Si Dieu se rit réellement des créatures qui déplorent les effets dont elles chérissent les causes alors tendons l’oreille, il est fort possible que nous l’entendions rire à gorge déployée de ces tristes cupides. Cette injustice au plus haut sommet se trouve d’ailleurs notamment matérialisée par ce gouvernement. L’extrême-droite a souvent parlé de vote communautaire en exhibant les chiffres montrant qu’une très large majorité d’électeurs musulmans ou des quartiers populaires avait votée pour François Hollande. Je pense plutôt que cette large majorité était due en particulier à deux promesses phares : le récépissé pour lutter contre les contrôles au faciès et le droit de vote des étrangers. Malheureusement, l’abandon du récépissé aura été une trahison, une de plus, venue s’ajouter aux multiples autres forfaitures de ce quinquennat qui aura vu la France être condamnée et légitimer les contrôles au faciès en se pourvoyant en cassation.
Tout au fil de ce papier, j’ai souvent utilisé les seuls prénoms pour parler des violences policières. Ce choix est fait sciemment. C’est parce que je me sens très proche de ces jeunes qui ont péri à la suite d’un contrôle policier. Il m’est arrivé de subir quelques contrôles musclés et autres vexations alors que je ne suis pas, je pense, l’archétype du petit ou grand délinquant de quartier. Ces moments plus que désagréables m’ont donné une conviction profonde, celle qu’il fallait se battre pour que la vérité voie le jour et que la justice progresse un peu plus chaque jour dans notre pays. Entendons-nous bien, quand je dis se battre cela n’a pas de rapport avec la violence même si celle-là peut se comprendre. Camus ne disait-il pas en son temps que « la violence est à la fois inévitable et injustifiable » ? Pour autant, la violence ne fera nullement avancer les choses et contribuera à tendre toujours plus la situation. Il nous faut résister et démontrer au quotidien que nous représentons bien plus les valeurs des grands penseurs de ce pays et des valeurs qui le portent que ces fantômes happés par leur idéologie et leur haine. Ils attendent de nous violence et feu de voiture, répondons leur étude et engagement. Ils attendent de nous détestation de la République, montrons leur que nous y sommes bien plus attachés qu’eux. Ils attendent de nous que nous ne soyons que destruction, montrons leur que nous sommes immensément plus dans la construction d’un avenir commun. En somme, faisons notre la phrase de Senancour en leur renvoyant au visage leur haine et leurs préjugés : « L’homme est périssable. Il se peut; mais périssons en résistant, et si le néant nous est réservé, ne faisons pas que ce soit une justice » !
PS : Je me permets de partager ici le lien d’une cagnotte leetchi lancée par une ancienne employeuse d’Adama (Karine Piron) et désormais cogérée par la famille Traoré afin de pouvoir financer le rapatriement du corps au Mali.