Bistrot – Edward Hopper
Lundi dernier, après quelques péripéties, le pass sanitaire est finalement entré en vigueur. Aller manger au restaurant, boire un verre en terrasse ou même se rendre à l’hôpital font désormais partie des situations où il est exigé de montrer patte blanche – ou plutôt QR code vert. Si l’extension des restrictions avaient commencé dès le 21 juillet notamment au sein des cinémas et des lieux accueillant plus de 50 personnes, l’instauration officielle du pass sanitaire marque assurément une rupture dans la gestion de la pandémie.
Depuis plusieurs semaines, les manifestations se succèdent les samedis pour protester contre la mise en place d’une telle mesure. Surfant sur celles-ci, un certain nombre de responsables politiques – la plupart se situant sur la droite voire l’extrême-droite de l’échiquier politique – tentent d’occuper l’espace et de récupérer la colère qui est bien présente dans le pays non seulement à l’égard du pass sanitaire mais plus largement sur la gestion de la pandémie par le pouvoir en place. Il serait pourtant à la fois malhonnête et contreproductif de circonscrire la contestation à l’extrême-droite ou aux complotistes. La question qui se pose à la gauche est bel et bien celle de réussir à exister dans cette contestation sans se faire phagocyter par les mouvances brunes et confusionnistes qui sont indéniablement présentes.
Nommer les responsables
Avant toute chose et d’entrer dans le cœur du sujet, il parait fondamental de rappeler – voire de marteler – que la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui est la conséquence pleine et entière de la manière dont la pandémie a été gérée par le pouvoir en place et plus particulièrement par Emmanuel Macron. Rejetant, comme il sait si bien le faire du fait de son logiciel néolibéral, la défiance à l’égard des vaccins ou de la politique menée sur la seule responsabilité individuelle, le locataire de l’Élysée tente, assez maladroitement, de s’absoudre de ses errances depuis un an et demi.
La défiance est effectivement la conséquence logique du scandale absolu que représente la manière dont a été abordée la situation sanitaire depuis le surgissement du Covid-19. Ils ont menti sur les masques, menti sur les tests, menti sur à peu près tout en s’auréolant dans le même temps de la prétendue meilleure gestion du monde. Voilà toutes les graines qui ont été plantées et qui explosent aujourd’hui à la figure du pays. La dernière sortie du monarque présidentiel à propos des Antilles est, par exemple, une pure obscénité : fustiger cette population sans évoquer les raisons légitimes de sa défiance à l’égard de l’État français est une des nouvelles abominations du pouvoir en place à l’égard de la population du pays.
La stratégie du choc ?
La mise en place du pass sanitaire est indéniablement un nouvel approfondissement du néolibéralisme autoritaire que nous voyons petit à petit se mettre en place. Plus que pour d’autres éléments, il semble être l’un de ses franchissements de seuil qu’évoque Frédéric Lordon dans Les Affects de la politique. De la même manière que la taxe carbone avait précipité le mouvement des Gilets Jaunes, l’instauration du pass a jeté dans la rue en plein été un certain nombre de personnes. Sans doute est-ce la conséquence d’un sentiment qu’une rupture était en train d’être effectuée.
L’on peut très clairement faire le rapprochement de cette mesure avec la stratégie du choc que certains théoriciens néolibéraux ont mis en place dans les pays d’Amérique Latine notamment. Le Covid-19 et ses conséquences constituent indéniablement un choc et il ne parait pas exagéré de dire que Macron et sa cour tentent d’en tirer profit pour mieux mettre à mal les libertés individuelles et les droits des travailleurs. Alors qu’il était immensément complexe d’inscrire dans la loi l’obligation du télétravail au plus fort de la pandémie, à en croire les laudateurs de Macron, il est tout de suite beaucoup plus simple de faire voter une loi privant de salaire les personnels hospitaliers et des établissements recevant du public dans le cas où ils ne disposeraient pas de pass sanitaire. Un exemple parmi d’autres de la manière dont le Covid-19 est utilisé par le pouvoir en place pour faire avancer son agenda antisocial.
S’allier, peu importe le prix ?
Dès lors, surgit presque aussitôt la question de la manière de lutter contre ce qui s’apparente à une stratégie du choc. On peut le déplorer mais le fait est que les manifestations de contestation ont, à l’origine, été portées par Florian Philippot (dont il n’est pas besoin ici de rappeler les états de service). Plusieurs samedis, les cortèges qui ont rassemblé le plus de monde ont été ceux déposés par lui-même en préfecture. Participer à une manifestation organisée par ce genre de personnages aboutit de facto à renforcer la contestation d’extrême-droite à ce pass sanitaire. Manifester avec des personnes n’est assurément pas la même chose que de manifester derrière ces mêmes personnes, l’argument prétendant que la cause importe plus que ceux qui nous accompagnent devient dès lors caduque.
Quand bien même, et c’est le cas sur les derniers samedis, des manifestations distinctes de celle de la galaxie Philippot ont lieu, la question des alliances se posent avec la même acuité. Expliquer que seule la cause compte et peu importe qui est prêt à être notre allié pour la porter me parait tout à la fois incorrect et dangereux. En somme les adversaires de nos adversaires sont-ils nécessairement nos alliés ? Je ne le pense pas. La contestation d’extrême-droite à l’encontre du pass sanitaire n’a rien à voir avec une protestation de gauche à contre cette mesure. L’oublier c’est s’assurer de perdre sur le long terme puisque l’histoire politique nous démontre bien que mélanger le rouge et le brun aboutit rarement, pour ne pas dire jamais, à une victoire du premier sur le second. Ce débat n’est pas sans rappeler la volonté à une époque de créer un arc des souverainistes allant de la droite à la gauche alors même que ce qui compte réellement en politique n’est pas ce contre quoi on se bat mais ce que l’on veut mettre en place une fois le combat gagné.
Confusionnisme ambiant, manichéisme mortifère
La principale conséquence de ce positionnement attrape-tout prétendant faire alliance avec n’importe qui et surtout n’importe quoi est assurément un confusionnisme ambiant très inquiétant qui se couple d’un manichéisme qui a tout de mortifère. Ceux qui refusent de manifester ou qui sont contre le pass sanitaire mais se sont fait vacciner sont traités de collabos par les uns, tous ceux qui manifestent traités de complotistes par les autres et dans ce clair-obscur où la pensée suffoque, il devient presque impossible d’avoir une position raisonnée sur le sujet et d’être audible.
Dans cette hystérie, Emmanuel Macron et le gouvernement ne sont pas les derniers responsables. En radicalisant de part et d’autre les débats ils espèrent sans doute polariser les choses et court-circuiter une critique de gauche à sa politique (de la même manière qu’il a tout fait pour que le RN prospère durant son mandat, il joue un jeu dangereux avec le complotisme). Tout agit ou presque comme s’il était impossible de se prononcer contre le pass sanitaire et pour la vaccination. C’est bien dans cette mâchoire d’airain que se retrouve une bonne partie de la gauche aujourd’hui : craintive d’être associée à Macron et sa bande si elle défend la vaccination, assurée de se faire phagocyter si elle joue sur l’ambiguïté de la contestation au pass sanitaire dans les sphères proches de Philippot et de ses avatars.
L’internationalisme et l’égalité pour sortir de l’impasse
Parce que c’est bien là tout le problème et tout l’enjeu de la séquence actuelle. À quoi ressemble une gauche qui se contente d’aller crier liberté dans des manifestations où visiblement des éléments d’extrême-droite et confusionnistes sont présents ? Est-ce vraiment là la raison d’être de la gauche face à une pandémie comme celle du Covid ? En réalité, sortir de cette impasse ne se départit pas de deux obligations : défendre l’internationalisme d’une part, replacer l’égalité au cœur de la matrice d’autre part.
À l’heure où nous parlons, les pays dits développés se sont accaparés l’extrême-majorité des doses de vaccins et la tendance risque encore une fois de s’accentuer dans la mesure où Emmanuel Macron entend mettre en place une troisième dose pour les populations vulnérables. Au même moment, des pays situés de l’autre côté de la Méditerranée (et tant d’autres) suffoquent faute de moyens et de vaccins. Une position ambitieuse de gauche ne peut faire l’économie de l’internationalisme. En d’autres termes il s’agit d’exiger la levée des brevets et de permettre à toute la population d’avoir accès aux vaccins puisque par définition une pandémie ne peut se régler qu’à l’échelon mondial.
Cette égalité concerne également le pays en lui-même puisqu’une bonne part des personnes de plus de 80 ans ne sont toujours pas vaccinés pour la simple et bonne raison qu’aucune politique ambitieuse n’a été mise en place pour aller chercher ces populations. La privatisation, avec Doctolib, de la prise de rendez-vous avec les conséquences que l’on connait, l’absence totale de pédagogie à un moment où elle était vraiment nécessaire, le refus forcené de reconnaitre que la vaccination n’est pas principalement du ressort de la responsabilité individuelle sont autant d’éléments qui incriminent une fois de plus le pouvoir en place. Plutôt que de jouer aux apprentis sorciers, et de manifester avec ces tristes personnages si prompts à agiter les pulsions sombres, tout en espérant que la pièce tombera du bon côté, le rôle d’une gauche ambitieuse est bien plutôt celui-là. Au travail, le temps presse.
Pour aller plus loin:
De la démocratie en pandémie, Barbara Stiegler
Les mesures RH de la loi sanitaire, Florence Mehrez sur Actuel RH
La stratégie du choc, Naomi Klein
La France et les irradiés du Pacifique, dossier par Disclose et Mediapart