Chemin de fer, soleil couchant – Edward Hopper
[Avant-propos]: Ce billet s’appuie principalement sur l’ouvrage de Stéphanie Kelton, Le Mythe du déficit, et en est une recension partielle. Ainsi, les trois premières parties s’appuient uniquement sur les éléments avancés par cette théoricienne de la TMM tandis que la dernière s’applique à poser un regard plus critique sur celle-ci. Dans tous les cas, la recension étant par définition partielle et fonction de ma compréhension, si vous souhaitez vraiment approfondir le sujet je ne peux que vous inviter à lire l’ouvrage.
Quelques temps après le surgissement du Covid-19 et au moment de la mise en place des mesures de restrictions sanitaires telles que le confinement, une pensée s’est répandue dans certaines sphères de la gauche: le monde d’après, comprendre après le coronavirus, serait radicalement différent de ce que l’on avait connu depuis lors. Les plus optimistes y voyaient même une manière d’en finir avec le néolibéralisme voire avec le capitalisme. Il faut dire que, durant un temps, la folle logique de l’orthodoxie budgétaire a bel et bien été mise de côté, y compris par ses dévots les plus fervents de l’autre côté du Rhin.
Pourtant, plus de 18 mois après le début de cette crise dont on ne voit pas la fin, il apparaît comme évident que le monde d’après n’est pas bien différent que le monde d’avant, qu’il est peut-être même un peu pire, qu’à la crise sanitaire encore présente viendront rapidement se superposer des crises économiques et sociales plus puissantes que celles que nous avons vu se mettre en place ces derniers temps (où, il faut le rappeler, la pauvreté a explosé). Dès lors, faut-il voir la relative montée en puissance de la théorie moderne de la monnaie (TMM ou MMT dans sa version anglophone) outre-Atlantique comme le signe d’une profonde révolution capable de mettre à mal la logique capitaliste ?
La nécessité de la souveraineté monétaire
Si la TMM n’est guère prisée par les économistes, y compris hétérodoxes, en France, il existe tout de même quelques penseurs européens pour la trouver intéressante et expliquer que la sortie de crise peut passer par là. Le principal souci de cette position est bien que la TMM est incompatible avec la présence de l’euro comme monnaie unique dans 19 pays. Pour appliquer cette politique, il est effectivement nécessaire d’avoir la souveraineté monétaire, ce dont, finalement, très peu de pays disposent à l’échelle planétaire.
Disposer d’une souveraineté monétaire permettant d’appliquer la TMM ne se limite effectivement pas à simplement imprimer ses billets. Là n’est qu’un pan de celle-ci. Il importe en effet de pouvoir créer sa propre monnaie comme on l’entend mais aussi que celle-ci n’ait pas sa parité liée à une autre monnaie (au hasard le dollar) et surtout que la dette du pays soit libellée dans cette monnaie. Une fois que l’on a dit cela, les pays de la zone euro sont automatiquement exclus de ceux en capacité de mettre en œuvre la TMM et, in fine, seuls quelques pays en sont capables de par le monde: Etats-Unis, Royaume-Uni, Japon pour citer les principaux.
La métaphore des seaux
Dans son ouvrage, Stéphanie Kelton utilise une métaphore pour exprimer les bénéfices de la TMM, celle des seaux. Un Etat souverain monétairement ne pouvant faire faillite, puisqu’il est celui qui émet sa propre monnaie, injecter de l’argent dans l’économie via le déficit public est la plupart du temps indolore pour lui selon cette théorie économique. Très schématiquement, la théoricienne explique qu’il existe grosso modo deux seaux l’un représentant l’Etat, l’autre représentant le reste et que chaque dollar (elle se place dans une logique étatsunienne) dépensé par le premier ne peut aller que dans le second seau.
Bien évidemment, le second seau peut se subdiviser en une multitude d’autres seaux (Etats-Unis versus reste du monde, secteur privé versus citoyens, etc.) mais le fond du propos est bien de dire qu’une politique de rigueur budgétaire ne peut avoir pour conséquence que de résorber le montant présent dans le seau qui n’est pas celui de l’Etat. En d’autres termes, la TMM repose sur deux principes fondamentaux: l’impossibilité de faire faillite pour un Etat souverain monétairement et l’absence de nocivité en soi du déficit budgétaire.
Déficit et inflation
Parce que c’est bien là l’objectif final de la TMM, celui de battre en brèche le mythe selon lequel le déficit public est nocif et mène à l’inflation (il n’est d’ailleurs pas surprenant que le titre de l’ouvrage de Stéphanie Kelton soit Le Mythe du déficit dès lors que l’on saisit cela). L’appel à sortir du carcan de la dette et du déficit est consubstantiel de la volonté des tenantes et tenants de la TMM de briser le lien de cause à effet entre déficit public et inflation que rabâchent les néolibéraux et encore plus les ordolibéraux allemands.
Durant longtemps, le NAIRU (non accelerating inflation rate of unemployment ou taux de chômage compatible avec une inflation stable) a guidé les politiques économiques et budgétaires de telle sorte que selon cette théorie, il était nécessaire que des personnes soient au chômage pour ne pas accélérer l’inflation. On sait aujourd’hui que ce taux est une fadaise et que la présence de déficit public ne s’accompagne pas nécessairement d’une hausse de l’inflation contrairement aux idées propagées par les néolibéraux. Ce qu’explique très bien Stéphanie Kelton dans son ouvrage c’est que l’inflation apparaît à partir du moment où l’appareil productif n’est pas en mesure de produire assez de bien demandés par les consommateurs, ce dont nous sommes très loin.
Simple outil et maintien dans la logique capitaliste
Faut-il, dès lors, voir dans la TMM une révolution à même de mettre à mal le capitalisme comme certains nous l’expliquent ? Assurément pas. Ses propres promoteurs expliquent très clairement que la TMM n’est qu’un outil et que les marges de manœuvre budgétaires ainsi libérées pourraient tout aussi bien servir à arroser les entreprises et l’armée qu’à investir dans des politiques sociales progressistes. Dit autrement, ce n’est pas parce que l’on a recours à la dette et au déficit qu’on les utilise pour le bien commun. A cet égard, l’exemple étasunien est particulièrement frappant tant les crédits alloués à l’armée progressent régulièrement.
La TMM s’inscrit finalement dans l’héritage keynésien de l’utilisation de l’outil budgétaire pour mener des politiques de relance. Elle est assurément un pas en avant par rapport à la situation actuelle et à la logique ordolibérale complètement folle qui anémie les économies un peu partout sur la planète mais elle ne saurait se présenter comme une révolution visant à sortir de la logique capitaliste. De la même manière que la social-démocratie a permis des avancées sociales à la sortie de la Seconde guerre mondiale, la TMM permettrait aujourd’hui de repartir de l’avant sans pour autant s’arracher du mode de production capitaliste. Au vu de l’urgence actuelle, est-ce bien suffisant ?