La grande imposture (sur la romantisation de l’ascension sociale)

La grotte de Calypso – Jan Brueghel l’Ancien

Alors même que la situation d’une grande partie des étudiantes et étudiants est très préoccupante, le gouvernement préfère discuter avec des influenceurs. Cela en dit assurément très long sur la manière dont le pouvoir envisage la représentativité et s’acharne à rester dans une certaine zone de confort. Plus largement, cette séquence politico-médiatique nous démontre une nouvelle fois à quel point toute une partie de la population peut se retrouver invisibilisée dans un simulacre de représentation. Cette dynamique ne concerne bien évidemment pas seulement les étudiants, l’on pourrait dérouler à l’envi la liste des faux représentants mis en avant par l’ordre établi pour ne pas discuter avec les principales personnes concernées.

À ce petit jeu, un grand nombre des figures médiatiques prétendant représenter les personnes ayant connu une ascension sociale ne font pas exception. Encore une fois, il ne s’agit pas tant de s’attarder sur les personnes que de s’intéresser aux dynamiques profondes ainsi qu’aux structures qui sont bien plus assurément les éléments qui nous enseignent le plus de choses. Il n’en demeure pas moins vrai que la plupart des profils mis en avant participent à une forme de romantisation de l’ascension sociale (quand il ne s’agit pas purement et simplement de mensonges) qui, en soulignant des parcours particuliers, se vide de tout discours réellement critique et offensif à l’égard de l’ordre établi. Une imposture en somme, qu’il convient d’urgemment déconstruire pour mieux critiquer ledit ordre.

Le symbole Illégitimes

C’est parfois au détour d’une lecture qu’un sujet politique revient sur le devant de votre réflexion. Dans mon cas, bien que la question ne soit jamais bien loin, c’est Illégitimes de Nesrine Slaoui qui a joué ce rôle. Plutôt que critiquer simplement l’autrice comme d’aucuns l’ont fait je crois au contraire qu’il s’agit là d’un sujet politique majeur. En ce sens, cet ouvrage est d’une certaine manière, une sorte de symbole parce qu’il renvoie précisément à autre chose qu’à lui-même ou à son autrice.

Les multiples points de critiques que j’ai formulés à son égard : arrangement commode avec la réalité sociale de sa famille, discours hautain à l’égard de son milieu d’origine, forme de mépris de classe, parisianisme, etc. (tous ces éléments sont développés dans ce fil Twitter) n’ont pas d’importance parce que c’est Nesrine Slaoui qui les a écrits mais parce qu’ils participent d’une dynamique plus globale. Faire de l’autrice une sorte de bouc émissaire et se contenter de la critiquer elle reviendrait en quelque sorte à être complètement aveugle au discours ambiant sur l’ascension sociale. Si elle prend allègrement sa part dans celui-ci, elle ne l’a pas inventé et il ne risque pas de disparaitre une fois la promotion de son ouvrage terminé.

Déconstruire les discours romancés

Dès lors, s’attaquer aux discours semble bien plus intéressant que de circonscrire la critique à une personne et une seule. De la même manière que la romantisation du confinement était un privilège de classe selon une magnifique banderole affichée en Italie, la romantisation de l’ascension sociale permet de dépolitiser les discours. Mettre la focale sur quelques personnalités a effectivement le bien commode avantage de les stariser et de les faire passer non pas dans la case de la penseuse ou du penseur politique mais dans celui d’ambassadrice ou d’ambassadeur de l’ascension sociale.

À cet égard, la détestable notion de transfuge de classe – détestable parce qu’elle suggère une sorte de changement radical instantané un peu comme si l’évolution ne se faisait pas par étape successive et que le passé n’avait aucune importance – ne joue pas un rôle anodin. En se présentant comme telle, les personnalités mises en avant contribuent à complètement dépolitiser le débat puisqu’il n’est alors bien souvent plus question que de leur parcours, leurs difficultés, leurs réussites, leurs fiertés.

La nécessité d’avoir un discours articulé politiquement

Une fois que l’on a dit cela, il apparait évident que proclamer qu’on ne croit pas à la méritocratie au beau milieu d’un livre ou d’un discours n’articulant aucun discours politique offensif à l’égard de l’ordre établi relève de l’escroquerie. Ce qui compte vraiment, lorsque l’on s’intéresse quelque peu à ce sujet, n’est pas de dire « je ne crois pas à la méritocratie » en sept mots et de noyer ces mots dans 200 pages d’ode à son propre parcours. Ce processus participe assurément d’une dynamique de neutralisation des critiques de l’ordre établi.

Effectivement, ces représentants qui ne représentent bien souvent qu’eux-mêmes et leur petit nombril n’ont finalement pas de grand intérêt à porter un discours articulé et offensif à l’égard d’un système qui leur donne le beau rôle. Le chant des sirènes peut, en effet, être très puissant mais la réalité des choses est bien que toute personne ayant connu une ascension sociale et ne se positionnant pas franchement – par franchement j’entends ici consacrer la majeure partie sinon l’exclusivité de ses prises de paroles à propos de ce sujet à déconstruire les mécanismes de l’inégalité – contre le système inégalitaire dans lequel nous vivons devient sinon un complice au moins une forme de caution. Le non-positionnement est déjà un positionnement et, comme Antonio Gramsci, je suis de ceux qui haïssent l’indifférence.

Modèle, exemple, inspiration et méritocratie (la récupération par l’ordre établi)

Cette absence de politisation franche du discours permet à l’ordre établi de présenter ces personnes comme, au choix, des modèles, des exemples, des inspirations. Les vidéos Brut de quelques minutes, les livres ou émissions centrées non pas sur des débats importants comme l’éducation ou le néolibéralisme mais sur un individu en particulier sont un formidable moyen de parler des personnes, de leurs parcours et non pas d’idées de fond. En d’autres termes, il s’agit bien plus d’être dans le pathos que dans le logos. C’est, certes, un positionnement mais il faut dans ce cas l’assumer et bien prendre conscience de ce qu’il implique.

Se contenter de raconter son parcours et à quel point il est exceptionnel (ce qui est souvent une bouffonnerie dans la mesure où la massification universitaire a pu permettre que ce genre de parcours existent un peu plus, même si les inégalités demeurent profondes), se placer finalement en modèle ou en exemple revient à valider le système en place. Un discours ne vaut effectivement rien sans son contexte d’énonciation et, encore une fois, consacrer 1% voire moins de son temps de parole à la critique du système pour parler de soi le reste du temps est signifiant en soi. Cette obsession du moi qu’ont beaucoup de ces représentants désignés – mais, on l’aura bien compris, ne représentent qu’eux-mêmes – est finalement totalement en phase avec la logique du néolibéralisme et de la responsabilité individuelle.

Débattre entre « nous » ?

Tout ce débat pose une question plus globale, celle du débat et des critiques entre personnes du même camp. Dans le cas du livre de Nesrine Slaoui, puisque c’est bien à partir de la critique que j’en ai faite sur Twitter que s’est posée la question, il faudrait déjà définir si elle et moi formons effectivement un nous. En d’autres termes, puis-je personnellement aujourd’hui considéré que l’autrice d’Illégitimes est du même camp que moi ? Sur les questions relatives aux violences policières et au racisme assurément. Sur le reste je suis incapable de le dire puisque je ne connais pas ses positionnements, en matière d’économie par exemple. Et le moins que je puisse dire c’est que je suis sceptique à ce propos après la lecture de son ouvrage.

Mais partons du fait que oui, dans le fond nous sommes du même camp. Faut-il dès lors s’interdire de critiquer sur le fond des éléments qui sont problématiques à nos yeux ? Sur le fond, la précision est importante puisqu’elle a été la cible d’un harcèlement venant de l’extrême-droite et c’est bien pour cela que je m’applique scrupuleusement à ne parler que du fond du livre et des idées qui y sont portées. C’est la seule chose qui m’intéresse. J’en profite ici pour préciser – puisque mon fil a été repris par quelques abrutis d’extrême-droite sur Twitter – que si vous êtes là pour critiquer Nesrine Slaoui pour ce qu’elle est comme individu c’est-à-dire une jeune femme d’origine maghrébine ne me faites donc pas de pub en reprenant ce qui est dit ici, nous ne serons jamais du même côté de la barricade et je vous combattrai jusqu’à mon dernier souffle. Mais cette utilisation pose effectivement la question de la récupération de nos propos. Je ne crois pas qu’il faille céder à la tétanie et ne plus critiquer des idées émanant de notre camp sous prétexte que des adversaires pourraient les utiliser. Je ne crois pas que ça soit une position très courageuse.

Bataille culturelle et construction d’une majorité

Parce que c’est assurément là l’un des sujets corollaires les plus importants, celui du courage et de la bataille culturelle à mener. Est-ce qu’il faut se taire au prétexte que des zozos d’extrême-droite peuvent utiliser une critique sur le fond d’un ouvrage ou d’un discours pour abonder leurs attaques racistes ? Je ne le pense pas. Je crois même que ça serait là une capitulation en rase campagne dans la bataille culturelle. Il faudrait donc s’interdire de porter ce que je crois être un discours de gauche pour la seule raison que des racistes l’utilisent malhonnêtement pour renforcer leurs dégueulis ? Et donc laisser la primauté de la bataille culturelle à l’extrême-droite et à la droite-extrême ?

Je crois au contraire qu’il faut se battre et contre l’extrême-marché et contre l’extrême-droite qui ne sont que les deux faces d’une même pièce, qui s’autoalimentent de surcroît. Dès lors, je pense être fondé à dire que la critique argumentée et sur le fond d’ouvrages ou d’idées émanant de notre propre camp ne doit pas être mise en sommeil pour cette raison-là précisément parce que cela reviendrait à capituler dans la bataille culturelle et in fine à laisser gagner ceux qu’on prétend affaiblir en ne parlant pas pour qu’ils ne puissent pas utiliser nos propos. Dans le cas précis d’Illégitimes et de l’utilisation de ma critique par quelques guignols, non seulement mon compte Twitter ne laisse que peu de doutes sur mon orientation politique mais plus encore, ce site ou notre émission avec Benjamin sont également, je crois, des outils de déconstruction qui participent à notre modeste échelle à la bataille culturelle qui nous parait si importante. Il ne faut pas regarder avec dédain un ouvrage comme celui de Nesrine Slaoui, il m’aurait été facile de me contenter de publier quelques extraits et de ricaner mais je suis convaincu que ce n’est pas comme cela que l’on crée le débat politique et que l’on mène la bataille culturelle. Contre la méritocratie, contre son monde, contre le péril fasciste, il nous faut rester debout et mener cette bataille partout, tout le temps. Au travail.

Pour aller plus loin:

Retour à Reims, Didier Eribon

Voyage de classes, livre collectif d’étudiants de Seine-Saint-Denis dirigé par Nicolas Jounin

Pourquoi je hais l’indifférence, Antonio Gramsci

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