Avec le télétravail, le retour des jours heureux ?

Bureau dans une petite ville – Edward Hopper

Avec la fin du confinement et la probable disparition de la pandémie dans un horizon plus ou moins proche, nombreuses sont les personnes à parler désormais du « monde d’après ». Si je n’ai personnellement aucune certitude sur le côté bénéfique de la société qui émergera de cette crise sanitaire, économique et sociale, il y a pourtant un point sur lequel je suis presque sûr que les choses vont drastiquement changer, le télétravail. La crise sanitaire et le confinement ont effectivement favorisé, pour une partie de la population, la pratique du télétravail.

Cette pratique, nous le verrons, était assez peu répandue en France et, si la grève de la RATP courant décembre et janvier derniers, avait déjà poussé les employeurs à accorder ce droit au télétravail à leurs employés, avec le confinement les choses sont passées à un niveau supérieur. Nombreux sont ceux à voir dans ce qu’il s’est produit ces dernières semaines un formidable accélérateur sur la question et expliquent qu’il n’y a que des avantages au télétravail. S’il existe des avantages indéniables, il me semble également que des éléments néfastes sont générés par cette généralisation du télétravail, l’objet de cette réflexion est d’essayer de recenser ces éléments (sans, bien sûr, prétendre à l’exhaustivité).

Le bouleversement qui vient ?

La crise sanitaire que nous avons traversé – et qui n’est évidemment pas totalement derrière nous même si les derniers éléments semblent rassurants – a engendré des bouleversements majeurs dans les modes de consommation et les manières de travailler. Il y a évidemment l’ensemble des mesures sanitaires à prendre en considération (les distances entre les personnes, le masque à porter, la solution hydroalcoolique à utiliser très régulièrement, etc.) mais plus largement, une part substantielle des Français s’est retrouvée en télétravail du jour au lendemain sans y avoir été préparée – ni les entreprises ni les salariés ne l’étaient ce qui a pu donner lieu à couacs les premiers jours.

Personnellement je travaillais dernièrement pour une structure qui favorisait le télétravail (à hauteur de une journée par semaine) mais je sais que dans mon entourage, hors circonstances exceptionnelles, le télétravail était rigoureusement interdit. Tout ceci ne fait effectivement pas une analyse sociologique mais dans un rapport publié par la fondation Jean Jaurès – à retrouver dans la partie « Pour aller plus loin » – auquel je me référerai un certain nombre de fois au fil de mon développement, il est dit qu’en 2016-2017, selon la DARES, seuls 3% des travailleurs en France pratiquaient occasionnellement le télétravail quand Eurostat affirme qu’en 2018 la part des employés travaillant habituellement à domicile (nous n’avons pas de précisions quant à ce que signifie cette expression) était de 6,6%, ce qui place le pays devant l’Italie, l’Espagne ou l’Allemagne mais assez loin derrière les Pays-Bas (14%) ou la Finlande (13,3%).

Télétravail et inégalités de classes

Depuis le début de cette réflexion j’ai bien pris garde à dire que le télétravail était devenu la norme pour une bonne partie de Français pendant le confinement. Il ne s’agit pas là d’un artifice rhétorique mais bien d’une constatation sociologique. Toujours selon le rapport de la fondation Jean Jaurès, la France a globalement été divisée en trois grandes catégories à peu près égales en proportion durant le confinement : les personnes obligées d’aller travailler sur site (les fameux métiers essentiels à la vie de la nation et symbolisés par les blouses blanches, les premiers de corvée), les salariés en capacité de télétravailler et enfin les personnes qui se sont retrouvées soit en chômage partiel soit sans activité employée du tout.

Ces inégalités de condition face au télétravail recoupent assez fidèlement les inégalités de classes (voir le tableau ci-dessous issu du même rapport) puisque les professions qui ont pu le moins télétravaillé durant le confinement sont les employés (19%) et surtout les ouvriers (5%) tandis qu’à l’inverse celle qui a le moins été sur site est sans surprise la catégorie des cadres et professions intellectuelles (17%) dans lequel il faut ranger, je pense, les professionnels de l’éducation qui ont dû se rendre dans les établissements scolaires – ce qui ferait tomber encore plus la part des cadres du secteur privé à avoir travaillé sur site. Bien entendu ces différentiels s’expliquent en grande partie par la nature des tâches réalisées mais cela montre bien que l’inégalité de classes agi fortement sur la capacité à télétravailler ou pas et, comme le montre le second tableau, sur celle à conserver ou pas son salaire à taux plein durant cette période.

La situation face au travail des différentes CSP durant le confinement

La situation en termes de revenus des différentes CSP pendant le confinement

Un plus grand confort ?

Une fois ces quelques éléments introductifs (mais importants) sur le télétravail et les inégalités qu’il peut recouvrir énoncés, il est désormais possible de rentrer plus dans le fond du sujet et de s’interroger sur les bienfaits et les éléments pervers qu’il peut engendrer. L’un des premiers bienfaits qui apparait semble être celui d’un plus grand confort dans le travail. Être chez soi, dans son canapé ou dans un espace que l’on a aménagé parait effectivement plus confortable que de devoir travailler dans un endroit dont on n’a pas choisi la disposition et qui se retrouve de plus en plus être un open space où la surveillance de tous par chacun est devenue la norme.

S’il y a évidemment du vrai dans ces assertions, le fait de travailler dans un environnement connu met effectivement selon moi plus en confiance, il faut tout de même prendre garde à ne pas y voir une forme de panacée. De ce confort supposément plus grand peuvent naitre des difficultés différentes de celles que l’on rencontre au bureau – nous y reviendrons après – mais surtout le télétravail tel qu’il s’est mis en place de manière totalement improvisée fait qu’un certain nombre de personnes ont dû travailler dans de mauvaises conditions car pas équipées. Toujours selon le même rapport et même s’il faut prendre avec prudence les sondages comme on le sait, 65% des salariés en télétravail estimaient que leur logement offraient à la fois espace et équipement nécessaires à un travail confortable (ce qui veut tout de même dire qu’un gros tiers considérait que non) mais surtout les disparités sont assez grandes entre cadres (77% de satisfaction), profession intermédiaires (66%) et employés ou ouvriers (52%). Ces différentiels s’expliquent aisément par les moyens pécuniers à disposition des différentes catégories, moyens qui déterminent par exemple la taille du logement. Les Pays-Bas, qui figurent parmi les pays européens les plus avancés sur cette question, versent une allocation aux télétravailleurs qui représente 80,23€ par mois pour participer au frais d’internet ou d’électricité par exemple et 1815€ par tranche de cinq ans pour pouvoir équiper leur appartement.

La très bonne chose écologique

S’il y a un point sur lequel le télétravail généralisé serait assurément une bonne chose c’est du point de vue écologique. Si, et c’est important de le rappeler, il ne faut pas exiger que le changement écologique provienne des individus car c’est un système qui est responsable et que les plus gros pollueurs sont les entreprises, favoriser le télétravail permettrait, je pense, de diminuer la circulation et donc la pollution. En alternant les jours au bureau et les jours en télétravail il devrait être possible de décongestionner les réseaux urbains ce qui, nous avons pu le voir avec le confinement, joue forcément sur la qualité de l’air.

Plus largement, comme vu plus haut les personnes dont l’appartement est le plus souvent peu propice au télétravail sont les classes sociales les moins élevées du salariat. Instaurer le télétravail pourrait permettre à ces personnes là de quitter Paris et ses loyers exorbitants sans pour autant perdre leur emploi et ainsi favoriser une baisse du prix immobilier. Cette baisse du prix de l’immobilier pourrait permettre de financer la rénovation thermique des logements qui, on le sait bien, est l’un des points importants si l’on veut mettre en place une politique écologique réellement ambitieuse – politique écologique qui coïnciderait ici avec une politique sociale puisque les factures de gaz ou d’électricité seraient amoindries par une telle rénovation.

La fin du panoptique ?

Progressivement les entreprises – tout du moins les moyennes et les grandes – se sont transformées avec l’avènement du néolibéralisme. Si le capitalisme tente désormais d’investir le salariat d’affects joyeux comme l’explique très bien Frédéric Lordon dans son Capitalisme, désir et servitude, l’autre grand changement charrié par le néolibéralisme a certainement été la croyance, folle à mes yeux, dans le concept de responsabilité individuelle totale. C’est ainsi que nous avons vu se mettre en place des open space un peu partout qui ne sont finalement rien d’autre que l’équivalent du panoptique imaginé par Jéremy Bentham visant à faire que tout le monde surveille chacun.

Le télétravail fait exploser complètement cette logique de surveillance permanente puisqu’il est bien évidemment impossible à l’employeur de surveiller les personnes chez elles. Cela peut bien entendu avoir des conséquences extrêmement néfastes comme les appels ou messages très réguliers du supérieur hiérarchique qui, sous couvert de demander telle ou telle chose, ne vise en réalité qu’à vérifier que la personne est bien en train de travailler. Je crois pourtant qu’une telle brèche ouverte dans la logique du panoptique est une bonne chose, d’autant plus que travailler depuis chez soi permet d’échanger plus facilement avec uniquement les personnes dans l’entreprise que l’on apprécie, sans avoir la crainte que notre discussion soit entendue par les mauvaises oreilles (ou par les murs).

Atomisation et baisse des solidarités

Le revers de la médaille de cette fin supposée du panoptique est assurément l’atomisation induite par le télétravail. De la même manière que le néolibéralisme poursuit, parmi d’autres buts, l’atomisation de la société pour que les individus restent justement bloqués dans des logiques personnelles qui empêchent toute révolte collective d’ampleur, le télétravail tel qu’il s’est mis en place dans l’urgence a nécessairement rompu des logiques collectives dans le monde de l’entreprise. Le bon côté, cité plus haut, c’est sans aucun doute que l’on a plus à jouer la comédie des rapports cordiaux avec des personnes que l’on n’apprécie guère mais il ne s’agit ni plus ni moins que d’une victoire à la Pyrrhus selon moi.

Si l’on se retrouve en capacité de ne parler qu’aux gens que l’on apprécie le corollaire est que l’on a toutes les chances de ne s’adresser qu’à une minorité des personnes constituant l’ensemble des salariés. Certes cela est déjà le cas lorsque l’on travaille dans une structure ou entreprise avec un nombre relativement important de salariés mais la logique est poussée à son paroxysme dans la situation actuelle si bien qu’il devient complexe d’imaginer des modes d’action collective dans le cadre actuel, ce n’est d’ailleurs pas une surprise si les mouvements sociaux durant la période de confinement ont été menés dans les usines, lieu où les ouvriers sont majoritaires et ont dû continuer d’aller sur site.

De la séparation vie pro/vie perso

Si l’atomisation est le revers de la fin du panoptique, la difficulté à séparer la vie professionnelle de la vie personnelle est celui de l’augmentation de confort que l’on peut avoir en travaillant chez soi. Deux très bons articles publiés sur Mediapart et Bastamag – à retrouver dans la partie « Pour aller plus loin » – ont bien documenté cette difficulté. Lorsque l’on travaille depuis chez soi avec parfois une charge de travail qui augmente du fait de la non-reconduction de CDD ou de la mise en activité partielle d’une partie des salariés, il devient compliqué de conserver un équilibre.

Alors qu’en étant au bureau il est relativement plus simple – cela ne veut pas dire que les abus n’existent pas dans ce cadre bien évidemment – de couper, ne serait-ce que spatialement, avec la journée de travail, dès lors que le travail subordonné s’invite à la maison il est tout de suite plus probable de dépasser les heures de travail normalement réalisées et de se retrouver, comme le dit une des personnes interrogées par Bastamag, dans une situation paradoxale d’épuisement professionnel à la maison. Il serait dangereux de balayer d’un revers de main cette question, tout le monde n’a pas, en effet, une pièce en plus à la maison qui peut servir de bureau et matérialiser spatialement la différence entre emploi et temps libre.

Une baisse de la charge mentale ?

Enfin, dernier élément qu’il me paraissait important d’aborder, le télétravail permet-il de baisser la charge mentale des salariés ? Là encore, il me semble que la réponse est ambivalente. En permettant de ne pas se déplacer (en voiture ou dans les transports en commun), le télétravail fait éviter une dose certaine de stress, dose qui peut varier d’une personne à l’autre selon que l’on soit plus ou moins en situation de tension dans lesdits transports. Toutefois, pour bien répondre à la question il me semble qu’il faut s’intéresser au cœur du propos, c’est-à-dire les conditions de travail et sur comment le télétravail joue dessus.

S’il y a bien un élément qui revient en boucle lorsque l’on interroge des salariés c’est à quel point la multiplication des réunions peut être source à la fois de stress et de fatigue. La réunionite s’est progressivement imposée à mesure que l’idéologie gestionnaire s’est répandue. Le télétravail peut certes mettre un terme à un certain nombre de réunions qui, disons les choses clairement, ne servent à rien mais il a toutes les chances d’en générer d’autres qui n’ont pas forcément pour objectif d’aller vers une plus grande efficacité mais au contraire servent un agenda de surveillance, après le panoptique physique, le panoptique numérique en somme. Au vu de tous ces éléments je ne suis pas certain que la balance soit positive.

Après un aussi long développement on attend en général que l’auteur tranche en faveur d’une réponse. Le télétravail est-il porteur d’avancées pour les travailleurs ? En toute honnêteté je ne pense pas pouvoir répondre à la question de manière tranchée aujourd’hui, ma réflexion étant en mouvement. Ce que j’ai essayé de faire au fil de ce long article c’est de mettre en évidence les éléments qui peuvent permettre de faire un choix (avec tous les biais qui peuvent me toucher bien évidemment), ce que je fais dans cette conclusion c’est d’inciter chaque personne qui est arrivée jusqu’ici dans la lecture à se faire son propre avis. Je ne suis pas, moi pas plus que personne, porteur d’une vérité qui s’imposerait et je crois que dans l’ère qui s’ouvre c’est par l’intelligence et l’action collectives que nous sortirons de l’ornière. Quant à moi, si je devais absolument donner une réponse, je dirais c’est que dans les conditions actuelles celui-ci me semble porteur de plus d’effets néfastes que de bonnes choses, qu’il apparait comme une rustine posée sur une jambe en bois ou comme le fait de casser le thermomètre pour dire que l’on n’a pas la fièvre. La réelle question à se poser est celle de la libération du travail et du changement dans la répartition du pouvoir, finalement le télétravail n’est qu’un outil. Au travail !

Pour aller plus loin:

La Société malade de la gestion, Vincent de Gauléjac

Télétravail : le rêve qui a viré au cauchemar pour de nombreux salariés confinés, Rozenn le Carboulec pour Bastamag

Libérer le travail, Thomas Coutrot

Premiers de corvée et premiers de cordée, quel avenir pour le travail déconfiné ?, Chloé Morin, Jérôme Fourquet et Marie Le Vern pour la Fondation Jean Jaurès

Surveiller et punir, Michel Foucault

Joies et malheurs en télétravail, Mathilde le Goannec pour Mediapart

Capitalisme, désir et servitude, Frédéric Lordon

Inculture 5: Travailler moins pour gagner plus, Franck Lepage et Gaël Tanguy

Boulots de merde !, Julien Brygo et Olivier Cyran

Le temps des passions tristes, François Dubet

3 commentaires sur “Avec le télétravail, le retour des jours heureux ?

  1. C’est évidement de nouveaux usages, habitudes… une tendance pas si nouvelle d’ailleurs puisque c’est notre sujet depuis plusieurs années déjà sur PartirDeParis.fr 🙂

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  2. De nouvelles habitudes, de nouveaux usages… une tendance qui n’est d’ailleurs pas si nouvelle que ça ! En tout cas c’est notre thématique depuis plusieurs années sur PartirDeParis.fr !

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