Il se pourrait bien que lorsque l’on se penchera sur les années 2010-2020 avec un peu de recul, le 10 novembre 2019 fasse figure de point de bascule. Dimanche dernier, une marche importante sinon massive a effectivement eu lieu dans Paris à l’appel d’un certain nombre de personnes après une tribune publiée dans Libération. Malgré, nous y reviendrons, la diabolisation effrénée qui a précédé la manifestation, malgré les divisions à gauche à son propos, malgré le fait qu’il s’agissait d’une première édition, l’on peut parler d’une réussite. Ceci est sans doute le signe de l’atteinte d’une forme de seuil, du type dont parle Frédéric Lordon dans Les Affects de la politique, ces franchissements qui précipitent des changements importants.
L’atmosphère hystérique du pays à l’égard de l’islam et des musulmans s’est en effet accentuée depuis quelques semaines, du discours d’Eric Zemmour appelant à la guerre civile à mots à peines voilés à l’interview d’Emmanuel Macron à Valeurs Actuelles en passant par l’appel à une société de surveillance ou l’humiliation devant son fils d’une mère portant le voile accompagnatrice d’une sortie scolaire sans parler des tirs essuyés par une mosquée à Bayonne. Faut-il pour autant se contenter de la marche de dimanche ? Je ne le crois pas, je suis au contraire de ceux qui considèrent que celle-ci, pour paraphraser Churchill, n’est ni la fin ni même le début de la fin, tout juste est-ce peut-être la fin du début, et encore. Il s’agit donc d’accentuer le mouvement en l’élargissant et en permettant ainsi une réponse globale à l’attaque menée par la caste néolibérale au pouvoir depuis des décennies dans ce pays et qui n’a de cesse d’agiter le chiffon musulman pour faire passer sa casse sociale.
L’indéniable réussite
Comme il est de coutume, l’un des éléments qui a été le plus commenté à l’issue de la manifestation de dimanche est la mobilisation. Il est toujours complexe de donner un chiffre exact tant il est difficile de comptabiliser des flux de personnes mais dans le cas de dimanche les organisateurs ont annoncé près de 40 000 participants tandis que le cabinet Occurrence utilisé par les médias pour compter était lui autour de 13 500 personnes – nous n’allons pas ici entrer dans une bataille de chiffres mais il est probable que la vérité se trouve entre les deux. Indépendamment du chiffre réel, l’impression qui est ressortie de cette marche était sa masse et sa compacité. Pour une première édition et après la campagne de dénigrement qui l’a précédée, cette marche est sans conteste une réussite.
Au-delà même de ces querelles de chiffres, ce qui marquait dans cette marche était sans conteste l’hétérogénéité et la diversité des participants en même temps que la très bonne ambiance tout au long du cortège, symbolisée par la présence massive de familles et d’enfants en très bas âge. Loin de n’avoir été qu’une manifestation rassemblant les principaux concernés, dimanche a vu converger presque tout ce que la gauche compte de partis et d’associations qui ont accepté de laisser la lumière aux principaux organisateurs, ce qui est une formidable réussite lorsque l’on sait la propension, dans ce pays, à passer du temps à parler d’un sujet sans écouter les principaux concernés.
Les slogans politiques
L’une des principales craintes par rapport à cette manifestation était effectivement qu’elle finisse par se transformer en rassemblement de personnes qui se ressemblent et que les slogans confessionnels puissent prendre le pas sur la contestation politique. Sans doute est-ce là la principale réussite de cette manifestation, cet écueil a été évité. La présence massive ainsi que la détermination politique des participants ont certainement joué le rôle d’antidote face à ce qui aurait marqué un isolement de la mobilisation. Au contraire, ce sont bien des slogans politiques et pleinement politiques qui ont été scandés tout au long de la manifestation.
Loin de la caricature victimaire que d’aucuns ont voulu donner des personnes mobilisées, ce à quoi nous avons assisté n’est ni plus ni moins qu’à l’éveil (ou au réveil) d’une conscience politique profonde où c’est bel et bien un système dans sa globalité qui a été attaqué et où les slogans avaient presque autant rapport avec les discriminations ethniques et religieuses que sociales. Ce réveil politique laisse augurer des lendemains plus joyeux si nous arrivons à mettre en branle un mouvement plus global à la suite de cette marche réussie. C’est incontestablement ce à quoi nous devons nous atteler si nous voulons non seulement amplifier le mouvement mais surtout fracasser un système de domination sociale présent depuis bien trop de décennies.
Sortir de l’ornière
Je le disais plus haut, les jours qui ont précédé la manifestation ont été emplis de condamnation par avance. L’argument fallacieux prétendant que tous les manifestants seraient des complices de l’islam politique a été répété ad nauseam sur les plateaux télé tant et si bien que ces mêmes chaines de télé se sont prestement jetées sur le seul os à ronger qu’ils ont pu trouver avec cette polémique sur l’étoile jaune aperçue dans les manifestations. Il ne s’agit pas ici de dire que c’est un élément anodin – je pense personnellement qu’il faut savoir raison garder et je n’apprécie guère les parallèles historiques simplistes – mais résumer l’ensemble de la marche à cet élément est un tour de force de mauvaise foi très puissant tant il y avait d’autres choses à dire sur cette belle et fraternelle mobilisation.
Ce à quoi il convient désormais de s’atteler est de fracasser la mâchoire d’airain dans laquelle le pouvoir et ses affidés de toutes formes tentent de nous enfermer. Ce qu’il s’est passé dimanche n’est en réalité pas autre chose que ce qui doit être la première étape d’une entreprise de grande ampleur : déconstruire les divisions artificielles créées par la caste au pouvoir pour diviser tous les dominés de cette société. Le pied a été mis dans la porte, il s’agit désormais de ne plus le faire sortir et de littéralement fracasser ces idées rances qui fracturent les Frances populaires depuis des décennies.
Créer du liant
Ce à quoi nous avons été habitués depuis des années est effectivement une forme de concurrence entre les discriminés. L’explosion des inégalités couplée à l’atomisation de la société n’a pas eu d’autre effet que de transformer les luttes collectives en prébendes que chacun se complait à défendre en perdant de vue la vision globale – en d’autres termes à la lutte des classes s’est progressivement substituée la lutte des places. Plutôt que cette concurrence obscène entre dominés (qui n’est pas sans rappeler la concurrence de tous contre chacun prôné par le capitalisme néolibéral, preuve que ses concepts polluent de manière croissante nos esprits), il faut lui substituer la fraternité entre lesdits dominés. A cet égard, la présence de l’Union des Juifs Français pour la Paix et de leur immense banderole dans la marche est sans conteste une excellente chose.
Pour amplifier le mouvement crée dimanche, il devient nécessaire à mes yeux d’organiser un autre grand rassemblement mais pour lutter contre toutes les formes de racisme. C’est dans la solidarité et dans la construction du commun que nous nous sortirons de l’ornière et que nous fracasserons ladite mâchoire d’airain. Sans doute convient-il d’attendre le temps de rassembler toutes les forces pour faire de cette manif contre tous les racismes un moment confraternel de mobilisation de tous les côtés. Nombreux sont effectivement les groupes dominés à n’avoir jamais voix au chapitre et qui ne sont pas pour autant exemptés d’actes de racismes à leur encontre, des Roms aux Asiatiques en passant par toute une multitude de groupes. Sans doute réussir une telle mobilisation sera un défi immense mais là est la clé des futurs succès.
Clarifier à gauche
Comme dit plus haut, les jours voire semaines qui ont précédé la marche ont été marqués par les polémiques autour de celle-ci. L’accusation de complicité à l’islam politique a fait florès parmi les responsables politiques et sur les plateaux télés où les éditorialistes se sont donnés à cœur joie sur le sujet. Aussi un grand débat a-t-il parcouru la gauche dans toutes ses composantes dans les jours précédant la manifestation si bien que certaines fractures ont ressurgi. A titre d’exemple quasi paroxystique il n’y avait qu’à voir la réaction suscitée par l’annonce faite par Jean-Luc Mélenchon lorsque celui-ci a affirmé qu’il irait manifester. Cette grande incompréhension est l’héritage de toute une histoire anticléricale dans la gauche française, un héritage qui aurait été soldé si l’on en croit les contempteurs de ceux qui sont allés manifester dimanche.
Je crois qu’il devient urgent de clarifier les choses tant cette question pollue le débat à gauche. Il y a évidemment des personnes qui considèrent qu’il n’est pas important de se mobiliser pour ce genre de causes et il y a fort à parier que l’histoire jugera sévèrement ceux-là. Pour les autres, qui ressentent plus une gêne qu’autre chose, c’est par la pédagogie et l’explication que, je pense, nous parviendrons à les rallier et à créer ce front dont nous allons avoir besoin pour faire tomber le système en place et son assurance vie constituée par le Rassemblement National. Il ne s’agit pas de défendre les religions mais bien plus de lutter contre les discriminations, toutes les discriminations, c’est ce message qu’il faut marteler sempiternellement. Dans la France actuelle ceci constitue assurément un chemin de crête mais c’est le seul et unique moyen de créer un front large dont nous avons urgemment besoin. Il est d’ailleurs heureux qu’un parti comme Lutte Ouvrière ait, semble-t-il, saisi l’importance de ce qui était en train de se passer et se soit mobilisé dimanche.
Faire le lien avec le social
C’est effectivement un moment important que nous vivons. Le système social français est en train d’être mis en pièce par Macron et sa camarilla en utilisant la stratégie identitaire pour faire passer la pilule. Dans l’extension du domaine autoritaire que nous vivons, les musulmans sont assurément la meilleure carte jouée par la caste au pouvoir pour empêcher toute convergence. Dimanche, dans la manifestation ce sont aussi et peut-être surtout, des slogans sociaux qui ont résonné. Je crois que nous tenons là une opportunité historique d’effectuer la convergence entre des France qui avaient pris l’habitude de ne peut pas se parler mais surtout de se haïr, offrant ainsi sur un plateau le pouvoir aux destructeurs du modèle social français.
De la même manière que le mouvement des Gilets jaunes a fait descendre dans la rue des personnes qui n’avaient jamais manifesté ou presque, il me semble que cette nouvelle source de mobilisation a tous les atours pour faire descendre des masses de personnes que personne n’écoutait jusqu’ici. Ce n’est que par la base que nous sortirons de ce cauchemar qu’est le néolibéralisme et c’est presque toujours la rue qui montre le chemin à suivre. Faire descendre dans la rue ces catégories de la population (la France rurale dominée et celle des quartiers populaires également dominés) était un défi, celui-ci semble être en passe d’être réussi. L’étape suivante est de faire converger ces deux parties de la population et alors là le front dont il était question plus haut sera possible.
Attaque globale et passage à l’offensive
Les habitués de ce blog le savent, depuis l’arrivée de Macron au pouvoir je ne cesse de répéter que celui-ci mène une attaque globale et que c’est ainsi qu’il faut comprendre sa propension à ouvrir une multitude de fronts à la fois avec ses petites phrases. La seule réponse qui vaille et qui soit capable de les faire vaciller, là-haut, est assurément une contre-offensive globale passant par une bataille culturelle qu’il faut enclencher dès maintenant. Ce moment de réappropriation de la politique auquel nous assistons avec les Gilets jaunes d’un côté, la lutte contre le racisme de l’autre doit être un formidable moment d’éducation populaire et permettre de faire à nouveau l’expérience du collectif et des solidarités oubliées.
« Il arrive, écrit Camus dans Le Mythe de Sisyphe, que les décors s’écroulent. Lever, tramway, quatre heures de bureau ou d’usine, repas, tramway, quatre heures de travail, repas, sommeil et lundi mardi mercredi jeudi vendredi et samedi sur le même rythme, cette route se suit aisément la plupart du temps. Un jour seulement, le ‘pourquoi’ s’élève et tout commence dans cette lassitude teintée d’étonnement. ‘Commence’, ceci est important. La lassitude est à la fin des actes d’une vie machinale, mais elle inaugure en même temps le mouvement de la conscience. Elle l’éveille et elle provoque la suite. La suite, c’est le retour inconscient dans la chaîne, ou c’est l’éveil définitif. Au bout de l’éveil vient, avec le temps, la conséquence : suicide ou rétablissement ». Il me semble que nous ne sommes pas loin d’un tel moment et qu’il serait socialement criminel de passer à côté de cette occasion de créer un large front social et populaire capable de repasser à l’offensive et de faire reculer le capital. Pendant trop longtemps nous avons été pareils à Sisyphe, condamné à voir son rocher dévaler à quelques mètres du sommet, il est plus que temps d’abandonner cette image. De Sisyphe à David il est toujours question de rocher et il n’y a qu’un pas, franchissons-le. Dans le cas contraire, gardons à l’esprit ce que Camus nous dit de lui, toujours dans le même essai : « Je laisse Sisyphe au bas de la montagne ! On retrouve toujours son fardeau. Mais Sisyphe enseigne la fidélité supérieure qui nie les dieux et soulève les rochers. Lui aussi juge que tout est bien. Cet univers désormais sans maître ne lui parait ni stérile ni futile. Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit, à lui seul, forme un monde. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir le cœur d’un homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux ». Dans cette nuit très noire et très froide il est de notre responsabilité collective d’enfin rallumer les étoiles et de ne pas oublier, comme l’écrivait encore Camus, qu’au beau milieu de l’hiver on peut découvrir qu’il existe en nous un invincible été.
Pour aller plus loin:
La guerre sociale en France, Romaric Godin
Ce cauchemar qui n’en finit pas, Pierre Dardot & Christian Laval
Pourquoi je hais l’indifférence, Antonio Gramsci
Discours de la servitude volontaire, Etienne de la Boetie
Le mythe de Sisyphe, Albert Camus
Le temps des passions tristes, François Dubet
La nouvelle lutte des classes, Slavoj Žižek
L’interview de François Ruffin sur Mediapart
L’été, Albert Camus
Le talon de fer, Jack London
Les affects de la politique, Frédéric Lordon
Crédits photo: France TV Info
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