Corruption, fraude fiscale et affairisme, l’ombre menaçante (2/4): penser de manière systémique

Le mythe des brebis galeuses

 

A chaque affaire de corruption, de fraude fiscale ou de népotisme c’est sempiternellement la même rengaine qui se met en place : la personne prise la main dans le sac est un mouton noir et ne représente en rien l’ensemble de ses collègues. Pas plus tard que lors de l’affaire Fillon nous avons vu cette logique se mettre en place tant le candidat de Les Républicains à la présidentielle a été voué aux gémonies dès lors que les premières informations à son propos sont sorties dans la presse. Ce mécanisme de protection qu’a mis en place la caste qui dirige notre pays – celui de désigner le fautif comme un mouton noir – a été très bien décrit par René Girard dans La Violence et le sacré, c’est la logique multiséculaire du bouc émissaire. Dans son œuvre, le philosophe passe par le détour du pharmakos de la Grèce antique pour expliquer cette logique. Dans la Grèce Antique, il était une personne qui représente à la fois le poison et le remède. Concrètement il s’agissait de faire parader le pharmakos dans la ville afin qu’il draine tous les éléments négatifs avant d’être expulsé de la cité. Finalement, il agit comme une forme de paratonnerre puisqu’il attire à lui toutes les choses néfastes afin d’éviter à la cité de subir le courroux divin. A ce titre Œdipe fait figure de modèle puisqu’après s’être crevé les yeux il s’enfuit de Thèbes pour lui éviter de subir la malédiction qui lui est promise. Tout porte à croire que tous ceux qui sont pris en flagrant délit de corruption ou de fraude fiscale de Monsieur Carignon à Monsieur Fillon en passant par Monsieur Cahuzac et tant d’autres jouent le rôle de pharmakos pour la caste en place.

Il me semble que cet argumentaire articulé autour de la brebis galeuse, du mouton noir, du bouc émissaire est en réalité un mythe. Toujours dans la Grèce antique, le mythe – qui dérive de muthos – définissait le domaine de l’opinion fausse, de la rumeur, du discours de circonstance. En somme, le mythe est le discours non-raisonné, qui se veut être une forme de fable. Par opposition, le logos était, lui, le discours raisonné. C’est précisément le passage du muthos au logos qui a posé la pierre fondatrice des philosophes de la Grèce Antique. De la même manière que le mythe de la Grèce antique a empêché durant de longues années la mise en place de la philosophie, la mise en place de boucs émissaires, de pharmakos, nous empêche de voir à quel point les logiques mortifères de corruption, de fraude fiscale et d’affairisme sont répandues parmi les personnes puissantes de notre société. Il s’agit donc de déconstruire ce mythe afin de sortir de l’ornière. Il ne s’agit toutefois pas de dire que tous les politiciens sont coutumiers de la corruption, de la fraude fiscale ou de l’affairisme. Cela ne mènerait à rien sinon à sombrer dans la posture si commode et si déculpabilisante du « tous pourris ». Il s’agit bien plus de dire à quel point ce sont les structures qui sont en causes et non pas les individus pris isolément. Contrairement à ce que l’on essaye de nous vendre pour mieux nous endormir les multiples cas de corruption, de fraude ou d’affairisme ne sont pas isolés les uns des autres. Mis bous à bout, ils font système et jouent le rôle d’apocalypse – la révélation – en montrant à quel point le système dans lequel nous vivons est le problème. Pour paraphraser Victor Hugo, je pourrais dire que ceux qui jouent avec la notion de pharmakos pour mieux réserver leurs prébendes veulent voir les fautifs pris la main dans le sac (une infime minorité) châtiés, je veux la corruption, l’affairisme et la fraude supprimés.

 

De l’esprit du capitalisme néolibéral financiarisé

 

Je crois, comme Spinoza en son temps, que les individus agissent selon les structures dans lesquels ils sont plongés. Quelle est donc la structure dominante dans laquelle nous vivons sinon ce capitalisme néolibéral et financiarisé ? A ce titre nombre de penseurs libéraux ont justifié la corruption expliquant même à quel point elle est bénéfique tant elle permet de mettre de l’huile dans les rouages de l’administration. Cette vision – plus libertarienne que libérale il est vrai – a notamment été défendu par Gaspard Koenig ou Marie-Laure Susini. Toutefois existe-t-il une réelle différence de nature entre le capitalisme dans lequel nous sommes plongés et ces idées ? Je ne le crois pas. Je suis bien plus enclin à n’y voir qu’une simple différence de degré. D’ailleurs, les deux personnes citées plus haut se sont toutes deux fondées sur la fable de Mandeville sur « la ruche prospère », cette même fable que tous les penseurs libéraux ont mise en avant pour justifier ici la main invisible du Marché, là les arrangements avec la légalité au nom de la liberté de marché. Que postule, en effet, ladite fable ? Précisément que la poursuite des intérêts privés aboutit à agir pour l’intérêt général. Dans un tremblement de concept nietzschéen, voilà la corruption et la fraude devenues bénéfiques pour tous et non plus un vice qui coûte à chacun. Il va sans dire que je me détache totalement de cette conception qui, en réalité, défend la loi de la jungle et donc la loi du plus fort. Le capitalisme néolibéral, nous le voyons bien, est pleinement une structure qui favorise la fraude et la corruption.

Néanmoins, il n’aura échappé à personne que depuis quelques décennies le capitalisme a évolué avec l’avènement de la finance. Ledit avènement est porteur d’une ambivalence certaine. D’une part il accentue évidemment les logiques qui lui préexistaient mais de l’autre il constitue assurément une véritable rupture. La financiarisation croissante de l’économie a effectivement fait surgir de nouvelles règles et de nouvelles manières de se comporter. L’anthropologue Paul Jorion qui a travaillé dans des grandes banques a très bien décrit à quel point la logique de la financiarisation était porteuse en elle-même des germes de la corruption et de la fraude. Il est même allé plus loin en montrant à quel point corruption et fraude étaient non seulement tolérées mais surtout encouragées et récompensées. C’est ainsi qu’il a parlé d’un plafond de verre dans toutes les grandes entreprises financières que ne peuvent traverser que ceux qui sont capables de tricher, de frauder, de récupérer rétrocommissions et autres avantages. Toute personne refusant ces codes-là et ces manières de fonctionner est rapidement expulsé ainsi qu’en témoigne la trajectoire de Monsieur Jorion qui après avoir intégré ces hautes sphères en a été rapidement éjecté pour avoir refusé de jouer le jeu de la fraude et de la corruption. Nous le voyons bien, l’esprit même du capitalisme néolibéral financiarisé promeut et récompense ceux qui s’adonnent à ces tristes passions que sont la fraude, la corruption ou l’affairisme. Cet état de fait, vous vous en doutez, ne se limite pas au seul domaine de l’entreprise ou de la finance si bien que la caste politicienne joue également le jeu des fraudeurs et des corrompus de manière institutionnelle et légale.

 

Le scandale du verrou de Bercy

 

Il y aurait beaucoup à dire sur cette aide plus ou moins profonde à la fraude ou à la corruption organisée de manière institutionnelle mais arrêtons-nous sur l’élément qui me paraît le plus révélateur de cette protection des fraudeurs menée par l’Etat : le verrou de Bercy. Outil aussi puissant que discret dans l’organisation de la fraude fiscale qu’est donc ce verrou ? En pratique c’est assez simple : pour toute question de fraude fiscale, c’est l’administration fiscale (donc Bercy) qui doit être à l’initiative. Sans plainte de ladite administration, l’affaire de fraude fiscale ne sera jamais instruite. C’est donc un pouvoir absolument énorme qui est dévolu au gouvernement et en particulier au Ministre de l’économie. Si l’on accepte de dire que la fraude fiscale est un vol pour l’Etat et donc pour chacun d’entre nous alors le verrou de Bercy est en réalité l’organisation de cette fraude fiscale ou plus précisément l’assurance (presque garantie) de ne pas être poursuivi en cas de fraude puisque la part des affaires pour lesquelles l’administration fiscale demande une enquête – et in fine une sanction – est infinitésimale. Ce que nous voyons se dessiner n’est ni plus ni moins que le moyen pour les dominants de se protéger les uns les autres, ce qui constitue, vous en conviendrez, un scandale pur et dur.

Dans cette histoire finalement ceux qui sont censés jouer le rôle d’arbitre sont à la fois juge et partie puisqu’ils font partie de cette caste arrogante qui se croit toute puissante et n’ont donc aucun intérêt à frapper fort contre les fraudeurs soit parce qu’ils le sont eux-mêmes soit parce qu’ils y ont intérêt. En somme en matière de fraude fiscale, c’est comme si l’on demandait aux conducteurs de réclamer le déclenchement d’une amende et d’un retrait de point pour un excès de vitesse qui a été commis par eux-mêmes ou par l’un de leur proches dans une caste qui se croit toute puissante. Si les arbitres sont partiaux de la sorte qui doit donc les arbitrer ? On voit ici surgir la nécessité d’une justice totalement indépendante – nous y reviendrons dans la quatrième partie. Le verrou de Bercy est le symbole de ces déviances et de ces fraudes qui gangrènent notre pays. Qu’est-ce qu’un symbole sinon quelque chose qui renvoie à autre chose qu’à lui-même et qui en même temps rassemble des personnes autour de lui ? Le verrou de Bercy répond parfaitement à cette logique tant il s’inscrit dans les théories sociologiques autour de la déviance notamment celle de l’anomie définie à la fois par Durkheim et Merton puisque l’on voit clairement que dans le cas du verrou de Bercy il existe une anomie c’est-à-dire une a-nomos donc une absence de loi qui permet aux fraudeurs de s’en sortir avec la bénédiction de l’Etat. L’on pourrait croire que ces questions ne sont que des problèmes moraux et éthiques. C’est d’ailleurs ce qu’essayent de nous vendre les laudateurs de ces dynamiques mais il n’en est rien et il me semble qu’il nous faut aller au-delà de la morale pour agir profondément contre ces logiques morbides.

 

Partie I: La nuit sombre et menaçante

Partie II: Penser de manière systémique

Partie III: Au-delà de la morale

Partie IV: Agissons !

3 commentaires sur “Corruption, fraude fiscale et affairisme, l’ombre menaçante (2/4): penser de manière systémique

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