La télévision, miroir aux alouettes pour « petits » candidats

Samedi dernier, le plateau d’On n’est pas couché a été la scène d’une séquence surréaliste. Alors qu’ils recevaient Philippe Poutou, le candidat du Nouveau Parti Anticapitaliste à la présidentielle, les chroniqueurs et le présentateur lui ont ostensiblement ri à la figure durant de longue minutes. La raison de cette effusion d’hilarité ? La difficulté de Vanessa Burggraf à formuler une question sur l’interdiction des licenciements. « Comment on va obliger un patron à interdire les licenciements ? ». Voilà la question qui a révélé tout le mépris et la morgue crasse des chroniqueurs à l’égard du seul candidat ouvrier de cette élection présidentielle.

Au-delà de cette simple scène absolument ahurissante, c’est toute la question du rapport entre ceux que les médias appellent les « petits » candidats et la télé qui est posée puisque dans cette espèce de farce à laquelle nous avons assisté mardi soir, je suis enclin à voir une forme de mise en abîme : Philippe Poutou a lui-même assisté à la scène bien plus qu’il n’y a pris part. Il était comme nous, c’est-à-dire un simple spectateur de ce qu’il était en train de lui arriver alors même qu’il était l’invité. Ces « petits » candidats sont toujours confrontés au même dilemme lorsqu’ils reçoivent des invitations pour se rendre à la télé : accepter c’est prendre le risque de se faire mépriser comme il s’est passé samedi mais refuser c’est se couper d’un canal de diffusion qui, malgré toute la défiance actuelle à l’encontre des médias, demeure important. En ce sens, il ne me paraît pas aberrant de définir la télévision comme un miroir aux alouettes pour eux.

 

L’entre-soi télévisuel

 

En réalité, par la manière même dont elles sont tournées, la plupart des émissions politiques mettent en scène un certain entre-soi ronronnant. Les femmes et hommes politiques, en effet, ne s’adressent quasiment jamais au public ou au téléspectateur. Au contraire, nous, spectateurs, sommes invités à regarder une conversation comme si la médiation d’autrui – du journaliste en l’occurrence – était absolument nécessaire au sens philosophique du terme. En participant à ce genre d’émissions, on accepte tacitement les règles de l’exercice et donc le fait de porter un masque. De nos jours nous n’avons conservé qu’une seule des deux notions que les Grecs antiques voyaient dans le masque : celle de se dissimuler.

Toutefois, dans les tragédies grecques le masque servait aux acteurs à se faire entendre. En plus de permettre de jouer un rôle, le masque était en effet un porte-voix et c’est précisément à cela que sert la télévision aujourd’hui. Si Philippe Poutou a accepté de se rendre à On n’est pas couché en sachant qu’il pourrait faire l’objet de caricatures – cela avait déjà été le cas lors de la campagne de 2012 – c’est précisément parce qu’il est conscient que le masque représenté par la télévision peut lui permettre de se faire mieux entendre. Finalement, les émissions politiques en général et les talks show en particulier se fondent sur un entre soi assez trivial qui consiste à opposer le « nous » des chroniqueurs et politiciens au « eux » constitué par la masse des téléspectateurs. C’est en cela que la séquence avec Philippe Poutou est très révélatrice. Il ne s’agissait pas d’un dérapage ou d’une erreur mais bien de la révélation crue et violente de l’invisibilité de ce candidat et par-delà lui de ceux dont il fait partie à savoir cette classe populaire à qui on ne demande plus son avis mais à qui on ne cesse de prêter les pulsions les plus loufoques. La séquence aurait très bien pu être coupée au montage mais il n’en a rien été et plus que les rires spontanés des chroniqueurs, ce choix de réalisation souligne bien les partis pris puisque les producteurs se sont sans doute dits qu’une telle séquence ferait le buzz sans doute sans même se rendre compte du mépris et de la morgue qu’elle recelait.

 

De l’imposition d’une et une seule réalité

 

Pierre Bourdieu, dans Sur la télévision, explique qu’en regard de la chute d’audience des quotidiens – l’on pourrait aujourd’hui parler de la presse en général – la télévision détient « une sorte de monopole de fait sur la formation des cerveaux d’une partie très importante de la population ». Ce monopole dans l’information est un problème réel, car la télévision tend ainsi à imposer ses systèmes de classement, de pensée, sa façon d’ordonner le réel et de classer à une frange importante de la population. En quelque sorte, la télévision tente d’imposer sa propre manière de voir les choses, ses propres « lunettes » à une part importante de la population. Bien que les médias en général et la télé en particulier parviennent de moins en moins à leurs fins, il ne me semble pas absurde de dire que les chroniqueurs politiques que l’on voit à longueur d’émission ne nous racontent pas le monde tel qu’il est mais bien plutôt tel qu’ils le voient ou tel qu’ils voudraient qu’il soit.

Samedi dernier, outre la scène surréaliste dont il a été question plus haut, un autre élément m’a particulièrement frappé. Quelques semaines plus tôt, cet élément m’avait frappé lors du passage de Nicolas Dupont-Aignan dans la même émission : l’incapacité des chroniqueurs à réfléchir en dehors des cadres établis et leur envie forcenée de rattacher les « petits » candidats aux plus gros. Tels des perroquets insatiables, les deux chroniqueurs n’ont en effet eu de cesse de demander à Philippe Poutou pourquoi il ne se rangeait pas derrière Jean-Luc Mélenchon de la même manière qu’ils avaient seriné Nicolas Dupont-Aignan avec Marine Le Pen. Biberonnés à la Vème République et manifestement incapables de penser autrement que dans ce cadre de pensée, nos deux toreros semblent ignorer le fait que la nuance puisse exister. En somme, alors que Dupont-Aignan comme Poutou défendaient leurs différences, nos deux compères souhaitaient absolument les enfermer dans les paradoxes inhérents à leur candidature – sans doute encore plus Poutou que Dupont-Aignan. De cette manière, les voilà qui tentent d’imposer leur cadre de pensée (qui n’est ni plus ni moins légitime que celui de Poutou, de Dupont-Aignan ou de vous qui êtes en train de lire ce billet) comme étant le seul valable. C’est le retour du TINA à la sauce journalistique en somme.

Nous l’avons vu, pour ceux que l’on place sous le vocable de « petits » candidats, la télévision a tout du chant des sirènes. Forcés d’y aller pour toucher une plus large partie de la population, ils sont en même temps bien conscients que chacun de leurs passages, chacune de leurs interventions, chacune de leurs interviews sera un long chemin de croix au cours duquel il faudra éviter les multiples pièges qui leur seront tendus et où il faudra faire face à la violence symbolique parfois insoutenable à laquelle ils font face. En regard de tout cela, la scène surréaliste de la semaine dernière au Studio Gabriel n’est pas une simple erreur ou un moment anecdotique. Au contraire, elle me semble plutôt être la révélation à la fois de l’entre-soi télévisuel et de la volonté forcenée de la télévision d’imposer ses cadres de pensée et d’analyse. D’aucuns tentent déjà de faire advenir le renversement et Internet est en cela un allié tout particulier. Alors pour reprendre les mots de Fréderic Lordon, politique post-vérité ou journalisme post-politique ?

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