Il n’y a qu’un ministère vraiment important en France : c’est celui de l’Intérieur. La formule, si elle se veut provocante, n’est pourtant pas forcément usurpée tant l’actualité et les thèmes récurrents dans le débat public de notre pays tournent autour des prérogatives de ce ministère. Mardi matin, pour remplacer le démissionnaire Valls lancé dans sa quête de l’Elysée, François Hollande a nommé Bernard Cazeneuve, son ancien ministre de l’Intérieur. Tout le monde s’est attardé sur le fait que le Président a récompensé un fidèle parmi les fidèles mais assez peu de monde s’est finalement intéressé au fait que le nouveau pensionnaire de Matignon venait de la place Beauvau.
Il ne s’agit évidemment pas de s’épancher sur le cas de ce pauvre Bernard Cazeneuve – qui a tout de même réussi l’exploit d’avoir un bilan déplorable sur presque tous les plans et de devenir chef du gouvernement – mais bien plus de s’interroger sur cette tendance lourde depuis plus d’une décennie qui veut que le ministère de l’Intérieur soit devenu une place centrale dans nos institutions et produise d’authentiques chefs en puissance – ce qui n’est pas très rassurant. Les trois derniers Premiers ministres qui ont été remplacés en cours de mandature (Raffarin, Ayrault et donc Valls) l’ont tous été par celui qui occupait la place Beauvau dans le gouvernement précédent (respectivement De Villepin, Valls et Cazeneuve). Un quatrième larron a même sauté directement de la place Beauvau à la rue du Faubourg Saint-Honoré sans passer par la case Matignon. Loin de n’être qu’un épiphénomène, il me semble que cette tendance nous en dit beaucoup sur l’état de notre pays et de notre démocratie.
La politique du tout sécuritaire
Il faut bien reconnaître cela à Nicolas Sarkozy, il a durablement installé la logique du tout sécuritaire dans les pratiques politiques françaises et même dans l’inconscient politique de tout un pays. C’est en effet sous sa houlette que le ministère de l’Intérieur est devenu si central dans l’exercice du pouvoir au sein de notre pays. Alors certes Dominique de Villepin l’a précédé à Beauvau avant d’être nommé à Matignon mais ce passage de l’Intérieur à Matignon pour De Villepin relève bien plus de la coïncidence que d’une logique lourde. C’est précisément lors des émeutes de 2005 et tout ce qui s’en est suivi que l’obsession sécuritaire a grandi encore dans notre pays – même si la question de l’insécurité était déjà présente en 2002 et explique en partie l’accession de Jean-Marie Le Pen au deuxième tour. C’est bien Sarkozy, en théâtralisant sa fonction, qui a ramené la question de la sécurité et de l’identité au centre de l’échiquier politique.
Nulle surprise donc que son quinquennat ait perpétué la logique sécuritaire sur laquelle il s’était appuyé tout au fil de sa très longue campagne. On pouvait, en revanche, s’attendre sinon à un revirement au moins à une inflexion avec l’accession de François Hollande au pouvoir en 2012. Las, ses électeurs ont, là aussi, dû déchanter et subir les affres de la trahison la plus totale. Le président normal ne s’en est d’ailleurs jamais caché puisqu’en nommant Manuel Valls, tenant d’une ligne autoritaire et sécuritaire et se voyant comme un Clémenceau des temps modernes, à Beauvau, Hollande envoya d’emblée un message fort : son quinquennat serait placé dans la droite lignée de la frénésie sécuritaire sarkozyste. Cazeneuve continua dans la même dynamique en étant l’homme prêt à sacrifier nos libertés individuelles sous l’autel de la sécurité, l’homme qui ne daigna même pas adressé une pensée à l’égard de Rémi Fraisse ou d’Adama Traoré morts par la faute des forces de l’ordre, l’homme qui réprima à coup de matraque et de tirs de flash ball le mouvement social contre la Loi Travail et l’homme qui fit passer des consignes pour que des casseurs puissent rejoindre Nuit Debout pour mieux discréditer le mouvement (plusieurs CRS ont témoigné de ceci ainsi qu’Alliance qui n’est pas le syndicat connu pour être le plus à gauche dans la police nationale).
En creux, le triomphe du capitalisme technocratique et communicationnel
L’on pourrait se borner à cette analyse superficielle et se contenter de dire que la question sécuritaire et identitaire a envahi la sphère politico-médiatique. Ce serait cependant passer à côté du véritable enseignement que cette dynamique nous montre à mon sens. Si l’on regarde sur le temps long, par le passé les ministères qui pourvoyaient Matignon étaient plutôt situés dans la sphère économique. Cela pouvait représenter une forme de débat sur la politique économique à mener. Aujourd’hui, et depuis la fameuse ouverture de la parenthèse libérale de 1983 par le PS (jamais refermée), les partis au pouvoir ne considèrent plus qu’il y ait un quelconque débat sur la question économique – le quinquennat crépusculaire qui s’achève nous l’a bien montré. Pour tous, le capitalisme financiarisé et néolibéral est le seul horizon et il ne s’agit plus de le contester.
En ce sens, il est finalement totalement logique de voir la place Beauvau devenir la meilleure fournisseuse de premiers ministres et de président dans la mesure où comme l’ont bien noté Pierre Jacquemain dans Ils ont tué la gauche et Vincent de Gauléjac dans La Société malade de la gestion, nous sommes entrés dans une ère technocratique où la quantophrénie (le fait de vouloir tout quantifier) a triomphé. Il est d’ailleurs assez frappant de remarquer que le ministère de l’Intérieur est aujourd’hui une forme d’entreprise qui publie des chiffres annuels à l’aune desquels il est jugé. C’est la mort de la pensée, sacrifiée sur l’autel de la rentabilité et du chiffrage, tout ce qui compte c’est d’avoir des bons chiffres, pas d’avoir une vision claire et ambitieuse pour le ministère et a fortiori pour la France. Et qui dit technocratie dit communication. Quoi de mieux pour bien vendre un chiffre que de l’emballer d’un joli papier cadeau ? Sur ce point-là il faut toutefois reconnaître que Bernard Cazeneuve est moins accro que ses acolytes à la communication abrutissante. Mais Sarkozy comme Valls usaient et abusaient de ce novlangue qu’on a encore pu voir à l’œuvre lundi soir dans la mairie d’Evry et la bouche du désormais candidat à la primaire du PS.
Orwell décrivait son novlangue par la célèbre phrase « la guerre c’est la paix » du côté du ministère de l’Intérieur il semblerait plus que la phrase qui le décrive le mieux soit « la surveillance c’est la liberté ». Dans cette frénésie sécuritaire qui s’est emparée du pays, il devient chaque jour plus urgent de montrer l’impasse dans laquelle celle-ci nous mène et les grands dangers qu’elle fait courir à la cohésion de la société. Non la nomination de Cazeneuve à Matignon n’est pas anecdotique, elle représente un renforcement de cette logique à la fois liberticide et mortifère sur le plan des idées. Tâchons d’œuvrer pour que la place Beauvau abandonne le rôle qui n’aurait jamais dû devenir le sien, à savoir la boussole de notre pays. Nos libertés individuelles et notre démocratie sont à ce prix.