« Alep est libre ». Difficile de ne pas rester interloqué face à cette affirmation que l’on entend fleurir depuis quelques jours. Le potentiel orwellien d’une telle phrase est presque maximal tant elle semble être en décalage avec la réalité qu’elle prétend décrire. Depuis le fameux « la guerre c’est la paix » dans 1984 on n’avait pas fait mieux. Parler de libération pour décrire le processus de destruction méthodique et d’assassinat de civils qui a eu lieu dans la ville relève de l’indécence la plus totale en même temps que d’une forme de déni. Que le régime syrien et son allié russe plastronnent en parlant de libération, quoi de plus normal ? Qu’une partie des médias lui emboîte le pas relève au moins du scandale, sinon de la faute professionnelle et morale.
Samedi, le maire d’Alep Est était à Paris et des rassemblements ont eu lieu un peu partout en France en soutien aux Aleppins forcés de vivre l’enfer sur Terre depuis désormais des mois et des mois. Le soutien affiché est certes nécessaire mais il m’apparaît bien tardif et, surtout, absolument pas suffisant. De la même manière, l’appel de parlementaires – et le départ de certains d’entre eux en Syrie avec l’édile aleppin – arrive bien tard quand le supplice de la ville martyr est chaque jour plus terrible. Il me semble qu’il est grand temps de relire Pourquoi je hais l’indifférence du penseur italien Antonio Gramsci pour mieux saisir à quel point nous avons été criminels par nos silences et notre indifférence, par nos réactions et notre dédain face à ce qui restera assurément comme le Guernica de notre époque.
Montrer inlassablement l’insoutenable
Il y a 10 jours, Envoyé Spécial consacrait un documentaire bouleversant sur la vie des Aleppins, sur comment ils tentaient de survivre et sur la manière dont des mois de guerre totale les avaient fait passer au siècle précédent (plus d’électricité ni d’eau courante par exemple). Le reportage était cru, violent, insoutenable par moments et pourtant il est important. Il est primordial que nous soyons confrontés à cela pour mieux saisir ce que nous laissons faire par nos silences coupables. A la manière du Orwell moins connu de Dans la dèche à Paris et à Londres, il nous faut montrer leur quotidien, leur funeste quotidien, leur horrible quotidien et cessez de nous contenter de jaillissements sporadiques de l’actualité syrienne dans nos vies. A ce titre, il faut rendre un hommage particulier à tous ceux qui s’appliquent à nous montrer les choses crûment et sans faux-semblant.
Montrer l’insoutenable oui mais le montrer inlassablement sinon cela ne sert à rien comme l’ont montré des mois de guerre acharnée menée par Poutine et Al Assad. Combien de fois l’actualité syrienne en générale et aleppine en particulier est-elle venue déranger notre confort occidental ? Il y eut bien sûr l’utilisation d’armes chimiques puis la photo d’Aylan et enfin le témoignage d’un habitant d’Alep il y a deux mois sur France Info. A chaque fois l’émoi s’est rapidement envolé face à des images certes insoutenables mais qui étaient rapidement chassées de nos mémoires et de nos inconscients par la tyrannie de l’instant. Nous sommes collectivement co-responsables de ce que vivent les Syriens. Nos dirigeants politiques ont contribué à créer ce chaos puis se sont contentés de regarder faire sans rien dire. A tous ceux qui nous expliquent que Poutine est mieux que Daech et qu’il faut choisir le moindre mal, je rappelle simplement que le moindre mal reste le mal et que dans ce cas c’est un homme qui commet actuellement son deuxième crime de guerre après la guerre tchétchène.
Ce miroir que nous tend Alep
Et si, finalement, notre indifférence cachait quelque chose de plus profond ? Je crois, en effet, que si nous nous efforçons de ne rien voir, de nous taire et de ne rien entendre c’est aussi parce qu’Alep tend un miroir à l’humanité toute entière, un miroir qui renvoie une image bien peu reluisante et dont, osons le dire, tout devrait nous pousser à avoir honte. En regard des Aleppins qui s’entraident et qui se soutiennent dans cette nuit sans fin qui semble s’être posée sur eux, nous sommes de bien hideux personnages. Alep est et restera cette boursoufflure sur le visage de l’humanité, cette propagation du mal qui ronge bien plus d’une contrée dans cette planète livrée au capitalisme néolibéral : celui de l’égoïsme. Dans cet océan de ténèbres qui parcourt la planète, nous nous trouvons jetés comme des âmes en peine.
Ce n’est pas simplement les Aleppins ou même Alep qui est assassiné tous les jours sous les bombes du régime et de Poutine mais bien l’humanité. Non pas l’humanité prise dans le sens totalité des êtres humains mais l’humanité entendue comme cette propension à être humain, solidaire, empathique. Les cœurs se sont transformés en pierre à mesure que les bombes rasaient la ville et nous voilà désormais désemparés face à ce miroir tendu qui révèle notre noirceur ou notre lâcheté. Si c’est vraiment le silence des pantoufles qui est effrayant et non pas le bruit des bottes alors le silence de nos pantoufles est assourdissant. Ce silence dit bien plus de choses que le cri désespéré jeté à la face du monde par Alep l’agonisante. Voilà l’humanité transformée en Ponce Pilate et se lavant les mains de crimes dont elle est, sinon l’instigatrice, la complice la plus félonne.
Voilà donc où nous en sommes arrivés. A regarder mourir sous nos yeux des hommes, des femmes et des enfants sans rien dire ni faire sinon leur réclamer leur pièce d’identité quand ils agonisent devant nous. L’histoire jugera cette attitude et elle la jugera sans doute sévèrement. Oui notre silence est criminel et, dans des décennies, nous serons bien en peine d’expliquer à nos enfants pourquoi et comment nous avons pu laisser ce crime de masse être perpétré. Poutine et Al Assad sont coupables évidemment mais nous le sommes finalement tous un peu puisque nous cautionnons, au moins par notre silence, la politique toute autant criminel de notre pays dans cette partie du monde. Il est encore temps de se rappeler qu’il revient à chacun de n’être ni bourreau ni victime comme l’écrivait brillamment Camus. Tâchons de nous souvenir de la lumineuse formule de Sénancour : « L’homme est périssable. Il se peut; mais périssons en résistant, et si le néant nous est réservé, ne faisons pas que ce soit une justice » ! En tous cas, si Alep est libre, notre inhumaine humanité l’est tout autant. Si Alep est libre, l’âme de l’humanité s’est définitivement envolé. Si Alep est libre, nous resterons à jamais prisonniers de l’image renvoyée par le miroir aleppin.