Dans la nuit de samedi à dimanche, un individu a une nouvelle fois tenté de mettre le feu au centre d’hébergement pour SDF situé dans le XVIème arrondissement de Paris. Dans la mesure où ledit centre accueillait déjà une cinquantaine de personne, il ne me semble pas exagéré de parler de tentative de meurtre. Un tel acte, qui vient s’ajouter aux autres tentatives d’incendie ou à la réunion houleuse qui s’était déroulée à Paris Dauphine, nous rappelle où le communautarisme et la violence sont les plus forts malgré tout ce qu’on essaye de nous faire croire. En somme, il n’y a rien de guère surprenant dans ce communautarisme du XVIème arrondissement de Paris, il répond pleinement aux théories de Marx sur la conscience de classe.
A l’heure où le Parti Socialiste n’a plus de socialiste que le nom et mène une politique franchement libérale et où les candidats à la primaire de droite et du centre rivalisent pour marcher dans les pas de Margaret Thatcher, certains pensent sans doute qu’il est dépassé de parler et de défendre les théories marxistes. N’ayons pas peur des mots, d’aucuns affirmeront même qu’une telle position est ringarde. Pourtant, il me semble que les développements du penseur et économiste allemand peuvent contribuer à expliquer grandement ce qui parcourt nos sociétés où les inégalités progressent. Fidèle à son habitude, le capitalisme néolibéral a intégré les conclusions de Marx pour mieux les utiliser contre ceux qui auraient intérêt à ce que le système change radicalement. Là est sans doute la plus grande de ses forces, d’avaler les pensées alternatives pour se renforcer en les dénaturant.
Conscience de classe versus classe invisible
En regard des classes aisées qui ont pleinement conscience de faire partie du bon wagon se trouve une classe ouvrière devenue invisible. Laissez-moi vous raconter une anecdote qui montre à quel point cette invisibilité est violente. Il y a quelques années à la faculté de Rennes, un professeur a demandé à des étudiants en master de lui donner la part d’ouvriers dans le pays. La subtilité de l’expérience consistait dans le fait que l’amphithéâtre devait s’accorder pour donner une seule réponse. Après réflexion, les étudiants se sont arrêtés sur le chiffre de 5%. La classe ouvrière, selon l’INSEE, représente pourtant 30% de la population française – un chiffre relativement stable depuis des décennies. Voilà donc comment 25% de la population française se retrouvent complètement invisible. La classe en soi n’est plus reconnue et disparaît dans l’imaginaire de la nation.
Toutefois, la logique est encore plus perverse puisque cette invisibilité frappe également les membres de cette classe. C’est cette fois la classe pour soi qui disparaît. La plupart des ouvriers ne se considèrent pas comme tels alors même que l’INSEE les range dans cette catégorie. La caissière qui avait un père mineur va considérer qu’elle a progressé socialement. Certes il ne s’agit pas de comparer le travail à la mine avec le travail en caisse mais aux yeux des catégories sociales, la caissière n’a nullement évolué, elle est restée au même niveau social que son père. Et c’est bien là tout le problème de notre époque, si l’on n’a pas conscience d’être ouvriers ou dominés, comment une conscience de classe pourrait-elle naitre ? C’est ainsi qu’à la lutte des classes s’est substituée une lutte des places. Nous sommes passés d’une logique de lutte collective à une logique totalement individualiste.
Violence symbolique et extension de la précarité
Les dominants ayant une pleine conscience de classe, il n’est guère surprenant de les voir mettre en place des stratégies pour conserver leurs places dans la structure sociale du pays. Les tentatives d’incendie participent évidemment de cet état de fait mais la plupart du temps la violence est plus symbolique que physique. En ce sens, le constat dressé par Jaurès il y a tout juste 100 ans sur la violence patronale qui « n’a pas besoin de gestes désordonnés et de paroles tumultueuses » semble aujourd’hui s’être élargi à toutes les sphères de la société. Verrouillage des voies scolaires les plus prestigieuses, mise en place de barrière sociale étanche ou défense acharnée de normes sociales sont autant d’éléments qui permettent aux classes supérieures de la société de conserver leur prééminence.
Les Pinçon-Charlot ont très bien mis en évidence toutes les logiques à l’œuvre dans cette partie de la population afin que les maitres à bords restent toujours les mêmes, l’homogamie y tenant une place toute particulière. Dans Voyage de classes, Nicolas Jounin et ses étudiants de Saint-Denis témoignent de tous ces processus de violence sociale et symbolique bien à l’œuvre dans les couches supérieures de la population. Alors d’aucuns diront que la vision dominants/dominés n’a plus lieu d’être dans une société où la classe moyenne – agglomérat protéiforme – est devenue ultra majoritaire. Il me semble pourtant que de tout temps, aujourd’hui sans doute plus que jamais, la classe moyenne a été l’objet de toutes les conquêtes. Que la classe moyenne bascule du côté des dominés et le système est renversé (pas forcément pour un système plus égalitaire), que la classe moyenne reste du côté des dominants et le système se perpétue. La classe moyenne n’a jamais été aussi nombreuse qu’aujourd’hui mais elle est également plus diverse que jamais. L’uberisation de la société, la future application de la loi travail et les cures néolibérales promises en cas d’alternance vont sans doute continuer de fracturer la classe moyenne qui ne sera plus qu’un concept ne décrivant aucune réalité tangible.
Les classes supérieures ont de tout temps manié la peur et la menace pour faire que la classe moyenne reste en place. En ce sens, ne faut-il pas voir dans l’hystérie du débat autour de l’islam une nouvelle tactique pour faire peur à cette classe moyenne en cas de révolte sociale future ? Finalement, le capitalisme néolibéral a remporté une victoire décisive le jour où les jeunes issus des couches sociales les moins aisées n’ont plus eu envie de renverser le système mais simplement d’avoir leur part du gâteau. C’est ainsi que nous avons vu se mettre en place la stratégie anglo-saxonne du jeton dans notre pays : de temps à autres les dominants permettent à certains dominés d’intégrer leur caste pour mieux culpabiliser les « défavorisés » qui ne feraient rien pour s’en sortir. Il s’agit donc de se réarmer intellectuellement pour mieux lutter contre les processus à l’œuvre dans notre société, processus qui vont vers une accentuation des logiques inégalitaires présentes depuis 30 ans. « Il est évident que l’arme de la critique ne saurait remplacer la critique des armes ; la force matérielle ne peut être abattue que par la force matérielle ; mais la théorie se change, elle aussi, en force matérielle, dès qu’elle pénètre les masses » écrivait Marx en 1843. Voilà quel est tout l’enjeu des années à venir, rendre la théorie accessible aux masses.
[…] La suite sur : https://neewram.wordpress.com/2016/11/07/en-haut-on-lit-marx-en-bas-on-le-subit/ […]
J’aimeJ’aime