Conference at night – Edward Hopper
Voilà bientôt une année que la France vit sous la menace du Covid-19 et de ses implications en termes de mesures sanitaires mais aussi de libertés publiques. Depuis un peu plus d’un mois, le pays tout entier est forcé de suivre le couvre-feu à 18h, ce qui ne manque pas d’avoir des effets psychologiques délétères sur beaucoup de personnes. La situation que nous vivons depuis des mois maintenant – et peut-être pour un certain temps encore – couplée à l’arrivée des différents vaccins a donné lieu à de multiples théories complotistes et conspirationnistes.
Bien sûr, il serait erroné de dire que c’est le nouveau coronavirus qui a crée la dynamique complotiste. Il n’en demeure pas moins vrai que la période que nous traversons a été un formidable accélérateur pour lesdites théories pour des raisons diverses qu’il s’agit de regarder en face pour peu que l’on souhaite être conséquent sur le sujet. Lutter contre les théories du complot et contre ceux qui les fabriquent ne se départit effectivement pas de cette obligation simple mais souvent négligée : réfléchir au niveau des structures et mener ce qui s’apparente bel et bien à une forme de bataille culturelle.
Comprendre les mécanismes plutôt que se moquer
Dès lors que l’on essaye d’être un peu sérieux sur le sujet, il importe de séparer les théoriciens du complot – donc ceux qui les produisent – et ceux qui croient auxdites théories. La dichotomie est, en effet, importante dans la mesure où si les attaques doivent être implacables à l’égard de ceux qui fabriquent les théories, les autres doivent bien plus être considérées comme des victimes que comme des complices. Plutôt que de les stigmatiser, il parait plus opportun de comprendre les mécanismes qui font que ces théories fonctionnent aussi bien sur elles.
Contrairement à Manuel Valls ou à Mohamed Bouhafsi, je ne considère effectivement pas que comprendre revient à excuser ou justifier. Au contraire, la compréhension d’un phénomène me parait être la condition sine qua non pour lutter de manière efficace contre celui-ci. Par-delà même cette question de logique pure, je ne crois pas que l’on arrive à grand-chose en insultant une personne qui croit à une telle théorie. Il est effectivement peu probable que traiter la personne de débile fasse avancer la cause ici défendue, à savoir la lutte contre ces théories qui détournent du véritable but.
Pas de théorie du complot sans pratiques
Comprendre les mécanismes du complotisme ne peut pas faire l’économie d’une analyse froide des complots réellement pratiqués tout au fil de l’histoire. Dans l’édito de son excellent numéro consacré à ce sujet, Manière de voir, nous donne sans doute la ligne à suivre à leur égard et les deux écueils à éviter : voir des complots partout, n’en voir nulle part. La réalité historique nous force à reconnaitre que de nombreux complots ont existé, les États-Unis étant de véritables maitres dans le domaine au vu des multiples putschs et coup d’État fomentés par eux en Amérique Latine notamment.
De la même manière, les positionnements parfois problématiques à l’égard de la vérité de la part des pouvoir en place s’inscrivent pleinement dans cette logique. Il y aurait, en quelque sorte, un complotisme acceptable – au hasard, Trump aidé par la Russie ou la présence d’islamogauchisme dans les universités françaises pour rester dans l’actualité (ce sujet sera rapidement traité sur le site) – qui, bien sûr, n’est pas présenté comme tel et un complotisme abêtissant ne touchant que les simples d’esprit, ce qui n’est pas sans rappeler la distinction entre culture légitime et cultures populaires. Le fait de brandir la carte du complot semble être devenu un nouveau point Godwin si bien que dès lors que l’on remet en cause la parole des dirigeants l’on peut se faire taxer de complotistes et, in fine, se faire refuser l’entrée dans le cercle de la raison.
Ne pas surestimer leur nombre
Si la période actuelle apporte de l’eau au moulin des théoriciens du complot – le succès du film Hold Up ou des théories QAnon aux États-Unis en témoigne – il ne faut pour autant pas tomber dans une vision fictionnelle de la réalité. Lutter contre ces théories nauséabondes est assurément un des grands enjeux politiques des prochaines années mais prenons tout de même garde à ne pas surestimer leur nombre et, de ce fait, leur donner une caisse de résonnance plus grande que leur réalité.
C’est un des effets bien connus des réseaux sociaux, les plus bruyants semblent être majoritaires alors même qu’ils ne le sont pas en réalité. Une fois que l’on a dit cela, il importe fortement d’agir rapidement et fermement contre les structures qui permettent l’expansion de telles théories. Les individus, y compris les théoriciens du complot, ne m’intéressent guère. Ce qui compte vraiment est d’agir sur les structures et de déconstruire leurs théories en démontrant patiemment mais sans concession aucune qu’elles se trompent allègrement de cible.
Les mauvaises cibles
Parce que c’est bien là le principal problème du complotisme et du conspirationnisme pour peu que l’on se place dans une logique de critique de l’ordre établi. Alors même que les théoriciens du complot se présentent comme des antisystèmes qui seraient plus lucides que les autres, ils se révèlent assez rapidement être les parfaits idiots utiles du capitalisme, puisqu’il faut appeler l’ennemi par son nom. À force de prétendre qu’il existerait un grand complot occupé à manipuler le monde entier, les théoriciens du complot détournent finalement de la critique du système en place en excitant la plupart du temps les plus bas instincts de ceux qui les suivent dans leurs élucubrations.
Dire qu’il y aurait un complot judéo maçonnique, pédo sataniste ou tout autre type de complot et autres conspirations qui font encore plus florès depuis l’apparition du nouveau coronavirus désignent des personnes ou un groupe de personnes à la vindicte populaire – avec toutes les conséquences que cela peut engendrer – sans interroger les structures ou le système économique qui conditionne justement ce qui se passe. L’une des grandes forces du complotisme (et l’exemple de Hold Up est à ce titre éloquent) est bel et bien qu’il amalgame des faits bien réels avec des causalités fantasmées si bien que le vernis de réalité scientifique peut suffire à faire croire aux fadaises colportées la plupart du temps par ces apprentis sorciers.
Déconstruire pour lutter
Face à une entreprise d’une malhonnêteté intellectuelle de cette ampleur il nous faut, je crois, sans cesse déconstruire, déconstruire et encore déconstruire. Là est le chemin de crête qui s’offre à nous si nous voulons dénoncer les théoriciens du complot sans totalement perdre ceux qui les suivent ou être à notre tour les idiots utiles d’un système capitaliste qui est le problème fondamental. Déconstruire les théories du complot, on l’aura bien saisi, ne consiste pas à rejeter d’un revers de main les craintes existantes chez la partie de la population perméable à ces idées. Déconstruire les théories du complot ne revient pas non plus à dire que tout est faux parmi elle, c’est toute la nuance à conserver.
Déconstruire, au contraire, revient dans une logique d’éducation populaire de grande ampleur d’expliciter les points qui sont effectivement justes dans bien des théories du complot mais dans le même temps de tenter de faire comprendre que les causes formulées par ces théoriciens ne sont pas exactes et qu’en conséquence les solutions proposées ne le sont pas plus. C’est assurément là un travail de longue haleine et c’est en cela qu’il s’agit bien d’une bataille culturelle : avant de mener la guerre de mouvement définitive contre les théories du complot, la guerre de position est nécessaire. En d’autres termes, complotisme d’État et complotisme de théoriciens loufoques sont les deux revers d’une même médaille, sortir de cette mâchoire d’airain doit être notre objectif – de la même manière que l’extrême-marché et l’extrême-droite s’autoalimentent.
Démocratiser ou laisser gagner les complotistes
Face à l’expansion des théories complotistes et conspirationnistes, il pourrait être tentant de se dire qu’il faut verrouiller la communication et réprimer simplement par la loi la propagation de ces mensonges. C’est tout l’objet de la loi anti fake-news proposée par LREM. Je crois que c’est là une lourde erreur. Tout d’abord, les mensonges ne sont pas l’apanage des théoriciens du complot comme nous l’avons vu et, de ce fait, donner toute la latitude au pouvoir pour décider ce qui est un mensonge et ce qui ne l’est pas revient à s’abandonner complètement à des menteurs qui, s’ils présentent mieux que les gourous conspirationnistes, n’en demeurent pas moins des menteurs. Surtout, je ne crois guère que l’on réforme les mœurs ou les pensées par la loi (bien que celle-ci puisse aider), c’est tout l’objet de la bataille culturelle.
En d’autres termes, si nous voulons effectivement lutter contre les théoriciens complotistes et/ou conspirationnistes il nous faut démocratiser toujours plus les pratiques. Aussi longtemps que les décisions seront prises dans le huis-clos de conseil de ministre ou de conseil de défense, aussi longtemps qu’une seule personne pourra décider pour l’ensemble de la population alors le terreau fertile du complotisme demeurera. S’il n’y a pas de théorie du complot sans pratiques, je crois fermement qu’il ne peut pas non plus y avoir de lutte ambitieuse contre les théories du complot sans démocratisation. Plutôt que de postuler un positionnement grégaire des individus, il nous faut faire le pari de l’intelligence collective et de la sagesse des foules. Cela prend assurément plus de temps pour faire maturer des décisions mais la réalité est bel et bien que ce qui apparait comme une perte de temps à un instant précis est plutôt un renforcement de l’adhésion à un modèle de gouvernement transparent. Et finalement, n’est-ce pas là l’objectif de tout programme démocratique conséquent ?
Pour aller plus loin:
Complots, Théories… et pratiques, Manière de voir n°158
Responsabilité et jugement, Hannah Arendt
Paniques anticomplotistes, Frédéric Lordon sur La Pompe à phynance
Les nouveaux chiens de garde, Serge Halimi
Le complotiste de l’Élysée, Frédéric Lordon sur La Pompe à phynance
La fabrication du consentement, Noam Chomski & Edward Herman