Qu’il est difficile, douloureux et désagréable de prendre la plume pour t’adresser ces mots chère fille de Phocée. En apprenant que tu avais été frappée au cœur j’ai été quelque peu abasourdi. Sans doute le fait que je sois à près de 1000 km de toi a joué dans le sentiment que j’ai ressenti à ce moment-là. Quand quelque chose arrive à une personne que l’on aime, en effet, on aimerait être proche d’elle, tenter de la réconforter quand bien même cela est dérisoire en regard de ce qu’il s’est passé. Dimanche soir, au contraire, dans le froid et la grisaille de ta très éloignée sœur lilloise, je me suis senti comme impuissant et, je crois, qu’il n’y a pas de pire sentiment que celui-ci.
Voilà maintenant six années que mes études m’ont mené plus ou moins loin de toi mais avec une même constante, la félicité que représente l’arrivée à Saint-Charles pour l’exilé que je suis en partie devenu. D’Aix-en-Provence toute proche à Lille la très éloignée en passant par Paris ou Nantes, mes multiples pérégrinations en France me ramènent toujours vers le même point de fuite : la gare Saint-Charles, ton cœur qui a été touché dimanche soir. La gare Saint-Charles est, pour moi, cet endroit ambivalent entre le bonheur du retour et la nostalgie des départs lors de laquelle je ne peux m’empêcher de jeter un dernier coup d’œil sur tes courbes que j’aime tant.
Minot déjà, j’entretenais un rapport presque intime avec cette gare puisque je n’habitais pas loin d’elle et qu’elle était le point de rendez-vous presque évident que nous nous donnions mes amis et moi. Et puis le temps a passé, j’ai grandi et la gare est devenu ce lieu que je vois avant tous les autres quand j’arrive chez toi, fille de Phocée. Ces deux enfants qui t’ont été pris dimanche soir partaient ou arrivaient peut-être mais malheureusement ce départ fut le dernier pour elles. Sans doute qu’à ce moment-là tu as été plus proche que jamais de cette cousine niçoise qui, pourtant, n’a quasiment rien en commun avec toi.
Je te disais plus haut que tu avais été touchée en plein cœur pour moi. Cela pourrait surprendre touristes et autres observateurs qui considèrent sans doute bien plus que le Vieux-Port ou même la Bonne Mère fait office d’organe central chez toi. Pourtant je crois bien que la gare a remplacé le Vieux-Port. Tu t’es construite en effet sur des vagues d’immigration successives qui, loin de t’engloutir, t’ont perpétuellement renforcée et enrichie. Tu es, en effet, bien plus encline à t’ouvrir sur l’horizon qu’à te refermer sur toi-même et la gare Saint-Charles joue aujourd’hui ce rôle de porte d’entrée.
Si la gare Saint-Charles est ton cœur c’est aussi et peut-être surtout parce que c’est le seul endroit à Marseille où un tel mélange peut avoir lieu. La gare Saint-Charles c’est bien évidemment les touristes qui arrivent et qui cherchent sur leur plan le chemin de leur hôtel et l’homme d’affaires pressé, son attaché caisse à la main, qui te bouscule sans même t’excuser. Mais Saint-Charles c’est aussi cette famille qui n’est que de passage, ce dealer qui a pris poste ici, ce pickpocket qui tente de commettre ses larcins, ses minots qui sautent dans un train en fraudant pour aller rejoindre les plages (et les jolies filles) de la Côte d’Azur. Bref, Saint-Charles c’est chacun des Marseillais et finalement c’est toi, chère Marseille.
Saint-Charles, si elle s’arrêtait à ça, serait finalement une gare banale de France. Mais tu n’es pas banale chère fille de Phocée et ton cœur qu’est la gare Saint-Charles ne l’est pas plus que toi. Je te le disais, au cours des six dernières années j’ai eu l’occasion de parcourir la France et de croiser d’autres gares. Aucune n’est comparable à celle qui constitue ton cœur et qui est, pour moi, la plus belle des gares de France. La gare, en effet, est habituellement un simple lieu de passage mais dans le cas de Saint-Charles, elle fait déjà partie du voyage. La plus belle sortie de gare de France y est sans doute située et permet de contempler la Bonne Mère dès l’arrivée à Marseille. Mais cette sortie met également tout de suite en évidence ton identité plurielle. L’on pourrait s’arrêter au décor de carte postale mais la sortie nous met directement en face de la Bonne Mère et du boulevard d’Athènes en bas de tes longs escaliers, ce boulevard grouillant si représentatif de la ville et de son centre.
Dimanche soir tu étais donc sous le feu des projecteurs pour la mort de deux personnes. C’est habituel. En revanche, ce qui n’était pas habituel c’est cette vague de compassion – et de récupération politicienne macabre chez les oiseaux les plus lugubres – qui t’est parvenue de toute la France. Habituellement, en effet, les règlements de compte font l’objet de moquerie ou de morgue crasse de la part des parfumés. Pourtant, si le motif n’est pas le même, dans les deux cas ce sont tes enfants qui te sont pris. Notre devoir est évidemment de penser aux familles mais à toutes les familles, que celles qui perdent un enfant dans la violence d’un règlement de compte ne se disent pas que sa vie vaut moins que celle des deux filles tuées sauvagement hier.
Voilà les quelques mots que je voulais t’adresser chère fille de Phocée à la suite de l’évènement tragique qu’il s’est produit dimanche en début de soirée. Que nous reste-t-il à faire désormais sinon à simplement vivre ? Dans la nuit de dimanche à lundi des bébés sont sans doute nés dans les hôpitaux marseillais et, si cet état de fait n’abaissera pas la peine des familles des victimes d’un demi-gramme, cela nous montre que la vie continue et prend le pas sur la mort. Alors dimanche soir nous avons regardé l’OM gagner à Nice (une autre ville meurtrie il y a un peu plus d’un an) et, comme pour te rendre hommage à toi et au sentiment humain, notre équipe a eu la bonne idée de fournir un match à la fois fou et profondément humain. Voilà la seule chose pertinente qui nous reste à faire, continuer à vivre, à vivre pleinement, à vivre follement. Nul deux ex-machina ne viendra en effet nous sauver, c’est à chacun de faire sa part du travail.
Massilia fai avans !