La semaine dernière, à la suite de vives tensions entre Emmanuel Macron et lui-même, le général De Villiers, chef d’état-major des armées a finalement démissionné affirmant en substance ne plus être capable de diriger les armées en étant en accord avec sa vision. Cette première crise politique et diplomatique du quinquennat Macron – une telle démission est sans précédent dans l’histoire de la Vème République – a depuis été largement commentée. A vrai dire dès le début des tensions entre messieurs Macron et De Villiers l’ensemble de la classe politique ou presque y était allé de son commentaire à la fois sur la forme des choses et sur le fond (la baisse du budget du ministère de la Défense).
Evacuons d’emblée une ambigüité qui pourrait poindre, je considère qu’Emmanuel Macron dans son attitude et dans ses propos a été extrêmement maladroit. Sa fameuse phrase prononcée le 13 juillet dernier affirmant qu’il « [était] le chef », au-delà de la maladresse évidente, fleure bon l’autoritarisme latent. Surtout, loin d’être une marque de poigne ou de force comme d’aucuns l’affirment, je suis bien plus enclin à y voir un aveu de faiblesse de la part du nouveau locataire de l’Elysée. En politique comme en rhétorique, en effet, ce que l’on énonce c’est ce qui n’est pas évident. En prenant la parole pour dire qu’il était le chef, Emmanuel Macron a donc reconnu en creux que ceci n’était pas si évident – cette intervention rappelle d’ailleurs le fameux « vous parlez au Premier ministre » de Fabius face à Chirac. Ce faisant il s’est surtout comporté comme un petit-chef. Il me semble néanmoins que les questions soulevées par cette crise débordent allègrement du cadre de la petite personne d’Emmanuel Macron.
Le déroutant unanimisme
Je le disais plus haut, la classe parlementaire s’est quasiment levée comme un seul homme pour fustiger le successeur de François Hollande et défendre bec et ongle le désormais ancien chef d’état-major des armées. Il y aurait presque quelque chose d’émouvant à voir l’ensemble de la classe politique présente au Parlement – à l’exception notables des parlementaires apparentés LREM pour qui le silence semble être devenu une tradition voire une religion – de la France Insoumise au Front National en passant par le Parti Socialiste et l’ensemble des déclinaisons de Les Républicains prendre aveuglément la défense du Général de Villiers sans réfléchir plus que cela aux questions de fonds soulevées par cette crise. Il y a assurément dans cette alliance de circonstances une certaine logique politicienne à taper sur Emmanuel Macron lorsqu’il en donne l’occasion mais il me semble que cet unanimisme cache quelque chose de plus profond.
Au-delà des querelles politiciennes habituelles en effet je crois que cet épisode est un puissant révélateur du changement opéré que ce soit à droite ou à gauche sur la question militaire, changement qui aboutit de facto à un rapprochement entre les deux hémisphères du Parlement. Il fut un temps, en effet, où la gauche parlementaire était farouchement défiante à l’égard de l’armée et de la question militaire – parfois un peu trop peut-être comme lors de l’absence de soutien aux Républicains espagnols – un temps où cette gauche parlementaire était opposée à l’arme nucléaire. Désormais le budget de l’armée devrait être sanctuarisé comme les autres. Il est assez ironique de voir celui qui se présentait en candidat de la paix défendre aussi passionnément Monsieur de Villiers. A droite aussi nous avons progressivement assisté à un glissement. Alors que par le passé, la culture bonapartiste donnait au Président de la République ce fameux statut de chef vis-à-vis de l’armée, voilà les parlementaires de droite devenus critiques quand l’hôte de l’Elysée affirme son autorité sur l’armée. Emmanuel Macron s’est, à mes yeux, trompé sur le fond (en mentant sur le budget de l’armée durant la campagne) et sur la forme (cette humiliation publique infligée au général) mais dans un Etat de droit je trouverai toujours sain que le pouvoir politique s’affirme face au pouvoir militaire.
Le décalage croissant
« L’absurde naît de cette confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde. C’est cela qu’il ne faut pas oublier ». Cette définition de l’absurde, nous la devons à Albert Camus dans Le Mythe de Sisyphe. « « Je suis donc fondé à dire, continue le philosophe dans le même livre, que le sentiment de l’absurdité ne naît pas du simple examen d’un fait ou d’une impression mais qu’il jaillit de la comparaison entre un état de fait et une certaine réalité, entre une action et le monde qui la dépasse. L’absurde est essentiellement un divorce. Il n’est ni dans l’un ni dans l’autre des éléments comparés. Il naît de leur confrontation ». La pensée du philosophe franco-algérien me parait tout à fait adéquate pour évoquer la crise qui a frappé la tête des armées au cours des dernières semaines. En effet, nombreux sont ceux à avoir résumé ladite crise à une passe d’armes entre le chef d’état-major des armées et le président de la République. Je crois pourtant que la question est ailleurs et je trouve fort dommageable que personne ou presque parmi les médias ou la classe politique n’ait abordé la question de fond qui sous-tendait cette crise.
Ce que nous avons vu se mettre à l’œuvre au cours de ce conflit n’est rien d’autre en effet que les premières conséquences de la politique austéritaire décidée par le gouvernement. S’agissant des armées, cette baisse du budget pose des questions opérationnelles absolument fondamentales. Plutôt que de se contenter de brailler contre cette baisse budgétaire sans évoquer les conséquences potentielles, il me semble qu’il est plus qu’urgent d’avoir un réel débat ainsi qu’une franche explication sur les raisons qui rendent cette baisse budgétaire absurde. Il existe depuis plusieurs années, en effet, un décalage croissant entre le budget alloué à l’armée et les objectifs qui lui sont assignés. Notre pays est effectivement celui qui s’occupe quasi-exclusivement de la défense européenne et est le deuxième pays occidental ayant le plus de militaires à l’étranger. Ajoutez à cela des équipements vieillissants et vous obtenez le tableau très sombre qui est celui auquel est confronté notre armée. Le problème en soi n’est pas tant la baisse du budget que son adéquation avec les missions demandées.
Pour une baisse des interventions extérieures
C’est précisément sur ce point-là qu’il ne me semble pas exagéré de parler de défaite de la pensée à l’égard des réactions du monde politique à cette crise à la tête des armées. Plutôt que d’engager une réflexion de fond sur les objectifs assignés à nos armées et un véritable débat sur les orientations à prendre, la classe politique se contente de crier telle une meute de loups derrière Emmanuel Macron. Le président ne fait finalement rien d’autre que de rester dans cet entre-deux totalement intenable pour nos armées. Le choix à faire est finalement assez simple il me semble : accepter de faire reculer nos opérations extérieures et donc assumer notre statut de puissance moyenne (ce qui permettrait de faire diminuer le budget de l’armée sans provoquer de cassure irrémédiable) ou insister sur le terrain extérieur en allouant des ressources bien plus conséquentes.
Tout acquis à sa logique austéritaire mais souhaitant en même temps conserver un nombre important de troupes à l’étranger, le chef des armées accentue une nouvelle fois la tension présente au sein des troupes. A force de tirer sur la corde celle-ci pourrait pourtant bien finir par craquer. Personnellement je crois qu’il est une impérieuse nécessité de diminuer drastiquement nos opérations extérieures à la fois parce que nous n’avons pas à aller faire la guerre des autres mais également parce que cette manie de suivre les Etats-Unis le doigt sur le pantalon – en rupture totale avec la position française sur la guerre d’Irak en 2003 – fait de notre pays une cible de choix pour les organisations terroristes de la planète. La diplomatie française était il n’y a pas si longtemps l’une des meilleures et des plus efficaces du monde, il est temps de lui redonner plus de moyens. Je n’ai, personnellement, aucun problème à ce que le budget de l’armée diminue, j’y suis même favorable tant d’autres ministères me paraissent prioritaires. Il est par exemple absolument scandaleux de voir des coupes budgétaires dans le domaine de l’éducation alors même que nous faisons face à une crise sans précédent dans le monde universitaire.
Nous le voyons donc, derrière le clash entre deux hommes se nichent en réalité des débats extrêmement complexes que nous gagnerions à avoir dans notre pays plutôt que de nous bander les yeux pudiquement en faisant semblant de ne rien voir. Nul n’est plus aveugle que celui qui ne veut pas voir et à ce petit jeu-là notre pays semble être devenu un champion incontesté. Dans son magnifique Discours à la jeunesse, ode à la paix et à la mesure, Jean Jaurès affirmait que le « courage c’est […] de ne pas faire écho, de notre âme, de notre bouche et de nos mains aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques ». Il est plus que temps d’être courageux, il n’est pas trop tard mais l’urgence se fait chaque jour plus grande.