Dimanche dernier, en recueillant 24,01% des suffrages exprimés, Emmanuel Macron est arrivé en tête du premier tour de l’élection présidentielle. Bien qu’il ait accumulé, à mes yeux, les erreurs de communication le soir du premier tour – diner sous le feu des projecteurs dans une brasserie parisienne, motards qui l’accompagnent lorsqu’il arrive en voiture, discours se projetant quasiment sur les législatives, bref tout pour donner l’impression qu’il avait déjà gagné – qui pourraient éroder son score du 7 mai, je pense toutefois qu’il finira par s’imposer face à Marine Le Pen. Tout au fil de la campagne, le fondateur d’En Marche s’est présenté et a été présenté comme le candidat de la modernité. Sa jeunesse et sa relative virginité dans la classe politique n’auront, en effet, pas été les derniers arguments qu’il a utilisés.
Porteur d’un projet libéral sur toute la ligne (économiquement et politiquement) à l’inverse de François Fillon qui, lui, ne défendait le libéralisme que dans le secteur économique, Emmanuel Macron est, sans doute, le plus fervent défenseur du modèle initié par Uber et que bien des sociologues et économistes ont placé sous le vocable d’uberisation de la société. Ce phénomène économico-sociologique frappe tous les pans de l’économie ou presque et n’est évidemment pas cantonné à la simple sphère des VTC. Ses défenseurs nous expliquent que c’est un modèle qui permet de donner du travail aux personnes et qu’un tel modèle est porteur d’une modernité accrue. A rebours de cette croyance que l’on voudrait nous imposer, je crois au contraire que l’uberisation n’a que les apparats de la modernité alors qu’elle est en réalité un archaïsme très violent.
Le mirage de la liberté
Que ce soit dans les médias ou même dans l’opinion, nous entendons souvent qu’Uber et tout le modèle de société qu’il draine derrière lui seraient porteur d’une libération pour ceux qui choisissent le statut d’auto-entrepreneurs afin de travailler pour les entreprises de ce modèle. L’émancipation qu’apporterait l’uberisation de la société permettrait à ceux qui choisissent ce statut de jouir plus facilement des fruits de leur travail si l’on en croit les antiennes colportées. D’aucuns vont même jusqu’à expliquer que les conducteurs Uber ou les cyclistes de Deliveroo sont leur propre patron si bien qu’ils jouiraient d’une liberté absolue. Ayant une forte inclination spinoziste je ne crois pas à la liberté absolue, il va sans dire que je récuse donc cet argument sans guère de difficulté. Toutefois, je ne vois pas, non plus, d’apport de liberté même minime dans l’uberisation pour le travailleur.
Il y a, certes, un mirage de liberté mais de réelle liberté il n’y a point. Le patron c’est vous avec Uber ? Vous êtes bien sûr ? Il ne serait pas dans votre poche plutôt ? Le statut d’auto-entrepreneur qu’utilisent ses entreprises pour ne payer aucune cotisation sociale (qui restent à la charge de l’auto-entrepreneur) est en réalité le statut le plus pervers qui soit en cela qu’il possède les inconvénients de l’employeur et du salarié. Avoir un lien de subordination quasi-direct tout en payant soi-même ses cotisations sociales et en ne pouvant avoir droit à aucun congé maladie, drôle de conception de l’émancipation que nous vendent les défenseurs de l’uberisation. Et puis, de quelle liberté nous parle-t-on ? Celle de travailler 60h par semaine pour toucher un salaire de misère ? Sur l’année 2015 en effet, seuls 62% des auto-entrepreneurs parvenaient à dégager un chiffre d’affaire positif et celui-ci n’est, en moyenne, pas très élevé : 1141 euros mensuels auxquels il faut soustraire les cotisations sociales et les éventuels frais engagés.
L’insulte faite à notre intelligence
« Allez à Stains (en Seine-Saint-Denis, ndlr) expliquer aux jeunes qui font chauffeur Uber de manière volontaire qu’il vaut mieux tenir les murs ou dealer ». Cette phrase, c’est Emmanuel Macron qui l’a prononcée sur le plateau de Mediapart en décembre dernier. Elle résume bien une des positions qui s’est progressivement installée face à l’uberisation de la société. En somme il s’agit de dire que la situation précaire des auto-entrepreneurs serait un moindre mal en particulier dans les quartiers populaires. Quel mépris, quelle arrogance, quelle morgue crasse dans les propos tenus par tous les défenseurs de cette position. A les écouter donc, dans les quartiers populaires nous serions condamnés à la précarité et à l’exploitation ou au trafic de drogue ? Et ces mêmes personnes nous expliquent qu’elles veulent le bien commun ? Allons, gardez donc vos propos de Tartuffe.
Au-delà de l’insulte faite aux habitants des quartiers populaires qui, dans un manichéisme primaire, sont renvoyés à l’illégalité ou à l’exploitation, ces propos qui sont très symboliques montrent en réalité une autre chose : l’abandon de ces quartiers et le refus de changer réellement la société. Quand bien même l’alternative énoncée par Monsieur Macron serait vraie, faudrait-il se réjouir que les jeunes des quartiers populaires soient condamnés à devenir chauffeur Uber pour gagner leur vie légalement ? Ne faudrait-il pas plutôt s’attaquer dès aujourd’hui à la racine du problème, celle qui fait que beaucoup n’ont d’autres choix que de devenir chauffeurs ou livreurs sous le statut quasi-féodal de l’auto-entrepreneuriat ? Dire aux jeunes des quartiers populaires qu’ils doivent devenir chauffeurs ou qu’ils ne seront rien, n’est-ce pas acter la démission du politique ? Je crois que nous méritons un peu plus de considération et de respect de la part de ceux qui prétendent nous représenter.
Faites ce que je dis, pas ce que je fais
Ce qu’il y a de frappant parmi les défenseurs de l’uberisation c’est que, pour la plupart d’entre eux, ils n’ont et n’auront jamais besoin de vivre sous ce statut-là. En effet, le gros de ceux qui trouvent ce modèle génial ne sont pas ceux qui le connaissent réellement. Au contraire, les économistes et autres politicen(ne)s qui défendent ce modèle sont bien au chaud dans leurs postes. De la même manière lorsque je discute avec des personnes qui défendent l’uberisation, celles-ci sont bien souvent enclines à la défendre pour les autres mais surtout pas pour elles, pour leurs enfants ou pour leurs proches.
Il est assez drôle – même si l’on est plus proche du rire jaune dans ce cas – de constater que la défense de l’uberisation est sans doute l’une des choses les mieux partagées au sein des écoles de commerce. Vantant l’émancipation apportée par Uber et ses avatars ainsi que le reflux du chômage permis par ce modèle (et tant pis si cela doit s’accompagner d’une augmentation de la précarité, de la baisse de l’espérance de vie ou même des deux à la fois), beaucoup d’étudiants affirment d’un ton péremptoire que l’uberisation est la meilleure chose qui soit arrivée à notre société. Pourtant, si l’on creuse un peu on se rend rapidement compte que si meilleure chose il y a c’est surtout parce qu’elle est très éloignée de leurs préoccupations quotidiennes. Alors que beaucoup d’étudiants acceptent de travailler 60h par semaine à condition de toucher un salaire conséquent (c’est la sempiternelle procession vers les cabinets de conseil, d’audit et autres métiers de la finance), ils ne trouvent aucune incohérence à défendre un modèle où certains travailleront autant si ce n’est plus mais pour toucher une misère. Et si dans les discussions on demande à ces personnes si elles sont prêtes à travailler autant pour toucher une telle misère elles vous répondront non évidemment. Décidément, l’hypocrisie est l’une des choses les mieux partagées.
Nous l’avons donc vu, l’uberisation n’a rien de moderne, au contraire. C’est pour cela que le titre de ce billet est un oxymore, non pas par provocation mais simplement pour montrer l’inanité d’une telle position défendue par beaucoup de personnes mais pas par les premières concernées. Il y aurait bien d’autres choses à dire sur la question d’Uber et notamment sur ses arrangements fiscaux mais le billet serait alors bien trop long. Aussi nous faut-il, à mes yeux, rapidement et urgemment sortir du modèle porté par l’uberisation qui ne repose en réalité que sur plus de précarité et plus de violence sociale. Durant les semaines, les mois et les années à venir il va falloir nous battre pour montrer qu’une autre société est possible, une société plus fraternelle, plus juste, plus généreuse. D’ici là, imaginons Sisyphe heureux.