La semaine dernière, dans la nuit de jeudi à vendredi en France, Donald Trump a donné l’ordre de bombarder la base militaire syrienne de Shayrat. Ladite base avait, quelques jours plus tôt, été le point de départ des avions syriens ayant mené une attaque chimique mardi dernier et dont les images sont effroyables. Quelques jours plus tôt, pourtant, Donald Trump semblait avoir fait le choix d’impliquer Bachar Al Assad dans le processus de transition. Au vu de l’imprévisibilité du président américain, il ne serait guère étonnant que d’ici quelques jours, il fasse de nouveau volte-face – d’autant plus que l’attaque menée contre la base de Shayrat est avant tout symbolique et que ladite base est à nouveau opérationnelle. Le lendemain du bombardement américain, François Hollande et Angela Merkel se sont empressés de dire que celui-ci avait été une bonne chose. Sur les réseaux sociaux, j’ai vu Raphael Glucksmann accuser en creux qui osent émettre une critique sur ce bombardement d’être des suppôts d’Assad et Poutine. L’essayiste a en effet tweeté : « Certains sont bien + vocaux pour critiquer des frappes US sur 1 base militaire que lors de la destruction d’Alep par les Russes. #ChoixClair ».
Beaucoup se sont exaltés au moment de ce bombardement et j’avoue ne pas vraiment comprendre comment on peut éprouver des réactions de joie alors même que l’industrie de la guerre est en route. Cette exaltation qui montait m’a rappelé l’éditorial du grand Albert Camus dans Combat le 8 août 1945 à la suite du bombardement d’Hiroshima : «la civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie ». L’intellectuel ajoute plus loin « en attendant, il est permis de penser qu’il y a quelque indécence à célébrer ainsi une découverte, qui se met d’abord au service de la plus formidable rage de destruction dont l’homme ait fait preuve depuis des siècles ». Je le rejoins sur ce point. Je trouve indécent de célébrer une découverte qui sert avant tout la destruction. Pour aller plus loin, et adapter cette indignation au temps présent, je trouve indécent de célébrer une mort et abject de chercher à justifier l’assassinat ou le meurtre quand la recherche de la paix devrait seule nous guider.
L’injonction de choisir une superpuissance
Derrière l’odieuse accusation de Raphael Glucksmann – j’ai pris l’exemple de son tweet mais j’aurai pu prendre bien d’autres exemples, il ne s’agit pas d’attaquer ad hominem, simplement d’illustrer l’une des positions les mieux partagées à l’heure actuelle dans notre pays – se cache en réalité une véritable injonction, celle de choisir l’une des deux super puissances. Pour les tenants de cette position, la grille de lecture semble être très simple, trop simple voire carrément simpliste. Il y aurait d’un côté le camp des méchants, l’Axe du mal pour reprendre l’expression de Georges W. Bush, et de l’autre celui des chevaliers blancs. Dans une forme de manichéisme à la fois primaire et outrancier, les procureurs et moralistes autoproclamés nous expliquent que si l’on ose émettre le moindre doute sur la pertinence des actions de la coalition internationale ou des Etats-Unis, alors on est dans le camp de Vladimir Poutine et de Bachar Al Assad.
Il va sans dire que je trouve ces assertions à la fois ridicules et pathétiques. On peut critiquer le bombardement américain – et plus globalement la politique américaine dans la région, nous y reviendrons plus tard – sans pour autant cautionner les atrocités commises par le régime d’Al Assad et ses alliés russes et iraniens. Pour nos chevaliers blancs, tenir cette position c’est renforcer le camp du Mal et tant pis si leur nouveau héraut était considéré, par eux-mêmes, il y a quelques semaines à peine comme un dangereux mégalomane sexiste et raciste . On peut pleurer devant le massacre d’Alep tout en ne se contentant pas de dire que nous, Français, sommes blancs comme neige et que les Russes et les Iraniens sont des démons sur Terre. On peut critiquer le bombardement américain qui ne changera rien et réclamer des châtiments exemplaires pour ceux qui usent d’armes chimiques. En somme, je ne crois pas que pour combattre un impérialisme il faille justifier un autre impérialisme. Je refuse et refuserai toujours ce jeu de dupe qui nous plonge dans une mâchoire d’airain où l’on serait contraint de prendre part pour l’impérialisme russe ou pour l’impérialisme américain.
Renouer avec la complexité
C’est avec Albert Camus que s’était ouverte cette réflexion, c’est Edgar Morin qui nous permet, à mes yeux, de sortir de cette aporie et de cette impasse que constitue le choix qui nous est proposé entre deux impérialismes. Il nous faut urgemment nous réconcilier avec la complexité. Depuis le début de la guerre en Syrie, depuis des décennies en réalité, nous avons mis de côté la pensée complexe pour céder aux sirènes de l’outrance, du simplisme et du manichéisme. La voilà qui nous rattrape par le col et nous somme de composer avec elle. Le chaos syrien, n’en déplaise aux moralistes de tous bords et aux parfumés, est le fruit d’un travail conjoint des Etats-Unis et de la Russie. Si pour la Russie cette assertion est évidente, pour les Etat-Unis il faut remonter à la guerre d’Irak. En limogeant l’ensemble ou presque des fonctionnaires, en redonnant le pouvoir absolu aux chiites qui ne se sont pas privés de massacrer les sunnites en représailles des années Saddam, en organisant finalement une forme de speed-meetings entre responsables de l’armée et terroristes, les Etats-Unis ont grandement contribué à la création et au renforcement de l’Etat islamique. De la même manière, en libérant les prisonniers condamnés pour terrorisme au début de l’insurrection, Bachar Al Assad a sciemment fait le choix de renforcer les groupes terroristes.
Se réconcilier avec la complexité c’est arrêter de fustiger les seuls actes russes ou syriens dans la région tout en fermant les yeux et en se bouchant le nez devant les actes de la coalition internationale. Se réconcilier avec la complexité c’est regarder en face le carnage que constitue la bataille de Mossoul et se rendre compte que nous n’avons aucune, absolument aucune, leçon à donner. Se réconcilier avec la complexité c’est reconnaitre que les frappes de la coalition internationale tuent des civils en Irak de la même manière qu’Al Assad et Poutine ont fait subir le martyr aux habitants d’Alep Est. Se réconcilier avec la complexité c’est se rappeler que toutes les actions unilatérales menées par les Etats-Unis dans la région ont abouti au chaos le plus total et qu’il n’y a aucune raison qu’une nouvelle intervention en Syrie échappe à la règle. Se réconcilier avec la complexité c’est enfin se rappeler des écrits de Camus sur la violence, écrits qu’il faudrait faire lire à tous ceux qui défendent et justifient aujourd’hui comme ils le feront demain les bombardements américains. Dans La Peste, le philosophe développe une philosophie rejetant tout manichéisme qu’il résume dans la brillante formule « ni bourreau ni victime ». Quant à la violence, je ne saurai exprimer mieux que lui ce qu’elle est : « La violence est à la fois inévitable et injustifiable. Je crois qu’il faut lui garder son caractère exceptionnel et la resserrer dans les limites qu’on peut ».
Nous le voyons donc, il est urgent de sortir du manichéisme primaire dans lequel les deux camps impérialistes présents dans le Moyen-Orient essayent de nous enfermer. Entre le Charybde russe et le Scylla américain, ne nous laissons plus dériver et assumons un statut d’indépendance qui n’est en rien synonyme d’indifférence. Certains nous diront que la fin justifie les moyens et que c’est pour cela qu’il faut soutenir les bombardements américains en Syrie mais comme le dit encore brillamment Camus : « La fin justifie les moyens ? Cela est possible. Mais qui justifie la fin ? À cette question, que la pensée historique laisse pendante, la révolte répond : les moyens ». En 1903, l’un des plus fervents défenseurs de la paix qu’ait connu notre pays, Jean Jaurès, exprimait sa vision du courage dans un discours à la jeunesse resté célèbre : « Le courage, aujourd’hui, ce n’est pas de maintenir sur le monde la sombre nuée de la Guerre, nuée terrible, mais dormante, dont on peut toujours se flatter qu’elle éclatera sur d’autres. Le courage, ce n’est pas de laisser aux mains de la force la solution des conflits que la raison peut résoudre […]. Le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire ; c’est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe, et de ne pas faire écho, de notre âme, de notre bouche et de nos mains aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques ». Mes amis, il est grand temps de faire à nouveau preuve de courage. Peut-être un tel engagement massif est-il une utopie. Mais si nous ne le tentons pas, alors nous serons réellement perdus. Et nous mériterons notre sort.