« Emmanuel Macron, lui, n’est pas dans l’idéologie ». C’est en ces termes que Philippe Saurel, soutien du candidat d’En Marche et maire de Montpellier, a attaqué Benoît Hamon jeudi dernier lors de L’Emission politique. Incontestablement, l’ancien ministre de l’Economie est la figure d’une certaine vision de la politique ou plutôt du dépassement de la politique. Lui-même se décrit comme tel lorsqu’il explique vouloir faire éclater les clivages et faire émerger des « majorités d’idées ». En 2007, après la victoire de Nicolas Sarkozy, Alain Badiou avait publié un pamphlet intitulé De quoi Sarkozy est-il le nom ? au fil duquel le philosophe expliquait que le nouveau président était l’émanation du pétainisme latent présent dans la société française articulé notamment autour de la valeur travail.
Près de dix années plus tard, il me semble que l’on pourrait poser la même question à propos du fondateur d’En Marche. Véritable ovni dans le champ politicien, le candidat qui se revendique ni de gauche ni de droite – mais qui est bien plus assurément ni de gauche ni de gauche – est le symbole d’une certaine manière de voir les choses. Hier matin sur CNews, Jacques Attali a formidablement décrit cette vision du monde en expliquant qu’il plaidait pour une parenthèse au cours de laquelle seraient vraiment appliquées les réformes nécessaires au sens philosophique du terme. En somme, Emmanuel Macron est l’émanation de la post-politique – ce que l’on pourrait qualifier de métapolitique – dont le mythe s’est progressivement imposé comme pensée dominante dans les cercles de pouvoir de notre pays.
Déconstruire le mythe
Il nous faut, je pense, déconstruire le mythe qui existe autour de ce courant idéologique, mythe qui nous mène droit à l’abime à mes yeux. Dans la Grèce Antique, le mythe – qui dérive de muthos – définissait le domaine de l’opinion fausse, de la rumeur, du discours de circonstance. En somme, le mythe est le discours non-raisonné, qui se veut être une forme de fable. Par opposition, le logos était, lui, le discours raisonné. C’est précisément le passage du muthos au logos qui a posé la pierre fondatrice des philosophes de la Grèce Antique. De la même manière que le mythe de la Grèce antique a empêché durant de longues années la mise en place de la philosophie, le concept de post-politique très en vogue à l’heure actuelle dans notre pays nous empêche de faire advenir une politique qui trancherait radicalement avec celle en place depuis des décennies.
Il est d’ailleurs assez intéressant de constater la contradiction intrinsèque au concept de post-politique. Alors même que celui-ci tente de faire croire qu’il se repose sur des arguments rationnels, il est par essence une aporie dans la mesure où la post-politique est bien évidemment un choix politique. Alors oui les tenants d’une telle position n’ont de cesse d’expliquer qu’il n’en est rien et que leurs propositions ne sont que du bon sens mais il faut être soit totalement ignorant soit foncièrement de mauvaise foi pour affirmer sans fard que la post-politique représente un dépassement de la politique, un peu comme si les réformes qu’appelle de ses vœux Jacques Attali n’avait rien de politique. A la manière du nihilisme qui s’auto-annule dès lors qu’il se pense, la post-politique s’annule elle-même de fait dès lors qu’elle produit des propositions qui, elles, sont politiques.
L’idéologie qui s’ignore (volontairement)
Le principal axe de défense des tenants de la post-politique réside précisément dans leur soi-disant refus acharné des idéologies. A ce titre, les propos de Philippe Saurel la semaine dernière sont la meilleure des illustrations. Le courant post-politique, nous disent-ils, n’est pas porté par une idéologie. Au contraire même, nous expliquent ses laudateurs, la post-politique proclame forclos le temps des idéologies. Celle-ci ne serait adossé qu’à l’étude des faits ainsi que le suggère la montée en puissance progressive du fact-checking symbolisé jusqu’à l’outrance par les Décodeurs du monde. Leur enfant hideux, le Décodex, est d’ailleurs là pour témoigner de cette dérive inquiétante et inquisitrice.
Le propre de la pensée dominante est de se nier en tant que pensée dominante. La post-politique est passée à un autre stade de ce jeu millénaire qui voudrait que la doxa dominante parmi les élites ne soit pas présente. Plutôt que de se nier en tant que pensée dominante, la post-politique a décidé de décréter la fin des idéologies tout en passant son temps à proclamer à qui veut l’entendre qu’elle n’était pas une idéologie. Je crois au contraire qu’il n’y a sans doute pas eu d’idéologie plus puissante et plus totalitaire que ce concept qui veut décréter de manière forcenée la fin des idées. Il s’agit en somme de proclamer la fin des débats de fond, de dire au petit peuple qu’il n’a plus à réfléchir puisque selon la formule consacrée « There is no alternative ». Il n’y a qu’à voir à quel point les Décodeurs et autres défenseurs de la post-politique sont à la fois outrés et désemparés lorsqu’on leur affirme qu’ils sont des idéologues. Il est d’ailleurs assez drôle de constater que le Décodeur en chef, Samuel Laurent, oppose les militants aux journalistes en expliquant que sa vocation de journaliste lui est venue de sa passion des faits. Comme l’explique Fréderic Lordon, « il suffirait, par amusement, de suggérer au « journaliste » qu’il est « un militant des faits » pour qu’une erreur-système de force 7 lui grille aussitôt tous les circuits ».
Qu’y a-t-il donc à attendre d’une époque qui proclame à tout va que le temps des idéologies est dépassé sans se rendre compte qu’il n’y a pas plus idéologique qu’une telle assertion ? Sans doute pas grand-chose. Pourtant, il est du devoir de chacun de ne pas laisser une telle idéologie à la fois inquiétante et porteuse de grands troubles potentiels prospérer. Il faut sans cesse montrer à quel point la post-politique est à la fois un mythe et une escroquerie. Si dans deux mois Marine Le Pen arrive au pouvoir, il ne faudra pas chercher bien loin la raison d’une telle victoire. Ce jour-là, le désastre dans lequel nous aura plongé la post-politique ne sera, lui, pas un mythe.