Prologue
Les Lettres à un ami insoumis que vous allez lire sont le fruit d’un long cheminement. Depuis quelques semaines, une guerre de communication ouverte a lieu entre Mediapart d’une part et de nombreux insoumis d’autre part. Cette guerre qui était larvée a éclaté au grand jour à la suite notamment d’articles sur la situation syrienne en général, aleppine en particulier. Il ne s’agit pas, dans ces lettres, de prendre parti ou de défendre tel ou tel protagoniste. Je crois au contraire que ces personnes sont assez grandes pour le faire elle-même et les débats houleux dans les commentaires et blogs de Mediapart sont là pour en témoigner.
Mais je ne puis publier ces lettres sans dire ce qu’elles sont. Elles sont écrites et publiées dans un grand moment de combat politique et visent en quelque sorte à éclairer le combat aveugle dans lequel nous nous trouvons afin de tenter de rendre plus efficace ce combat. Ce sont des écrits de circonstances qui pourront – dans une relecture future – avoir quelque air d’injustice. Si l’on devait écrire dans quelques mois ou années sur le même sujet après que les élections aient eu lieu, peut-être devrions nous tenir un langage légèrement différent. Toutefois, je voudrais simplement prévenir d’un malentendu possible. Lorsque l’auteur de ces lettres dit « vous » il ne veut pas dire « vous tous insoumis » mais « vous autres zélotes de la France Insoumise et de Jean-Luc Mélenchon ». Quand il dit « nous », cela ne signifie pas plus « nous autres personnes de gauche hors de la France Insoumise » mais « nous autres, femmes et hommes de gauche capables de prendre du recul et de faire preuve de mesure » comme la France Insoumise en compte assurément. Ce sont deux attitudes que j’oppose, non deux groupes définis de personnes. Pour résumer, j’aime trop mon engagement pour être sectariste. Et je sais que ni la France Insoumise, ni ses contempteurs, ne perdraient rien, au contraire, à s’ouvrir sur une vision plus large. Mais nous sommes encore loin du compte et la gauche est toujours déchirée. C’est pourquoi j’aurais honte aujourd’hui si je laissais croire qu’un partisan des idéaux de gauche puisse être l’ennemi de toute la France Insoumise. Je ne déteste que les bourreaux. Tout lecteur qui voudra bien lire les Lettres à un ami insoumis dans cette perspective, c’est-à-dire comme un document de la lutte contre la division mortifère, admettra que je puisse dire que je n’en renie pas un seul mot.
Première lettre
Vous me disiez : « La grandeur de la France Insoumise n’a pas de prix. Tout est bon qui la consomme. Et dans un monde politique où plus grand-chose n’a de sens, ceux qui, comme nous, Insoumis, ont la chance d’en trouver un au destin de leurs idées doivent tout lui sacrifier ». Je vous aimais alors, mais c’est là que, déjà, je me séparais de vous. « Non, vous disais-je, je ne puis croire qu’il faille tout asservir au but que l’on poursuit. Il est des moyens qui ne s’excusent pas. Et je voudrais pouvoir aimer la gauche tout en aimant la justice. Je ne veux pas pour elle de n’importe quelle grandeur. C’est en faisant vivre la justice que je veux la faire vivre ». Vous m’avez dit : « Allons vous n’aimez pas la gauche, vous n’êtes pas de gauche ».
Il y a dix mois de cela, nous sommes séparés depuis ce temps, et je puis dire qu’il n’est pas un jour de ces longs mois (si brefs, si fulgurants pour vous) où je n’aie eu votre phrase à l’esprit. « Vous n’aimez pas la gauche, vous n’êtes pas de gauche ». Quand je pense aujourd’hui à ces mots, j’ai dans la gorge quelque chose qui se serre. Non, je ne l’aimais pas, si c’est ne pas aimer que de dénoncer ce qui n’est pas juste dans ce que nous aimons, si c’est ne pas aimer que d’exiger que l’être aimé s’égale à la plus belle image que nous avons de lui.
Je veux vous dire tout de suite quelle sorte de grandeur nous met en marche. Mais c’est vous dire quel est le courage que nous applaudissons et qui n’est pas le vôtre. Car c’est peu de chose que de savoir courir au feu politique quand on s’y prépare depuis toujours et quand la course vous est plus naturelle que la pensée. C’est beaucoup au contraire que d’avancer vers la guerre totale sur les réseaux sociaux, quand on sait de science certaine que la haine et la violence sont choses vaines par elles-mêmes. C’est beaucoup que de se battre en méprisant les petites phrases et les grandes accusations. C’est en cela que nous faisons plus que vous parce que nous avons à prendre sur nous-mêmes.
Nous avions beaucoup à dominer et peut-être pour commencer la perpétuelle tentation où nous sommes de vous ressembler. Car il y a toujours en nous quelque chose qui se laisse aller à l’instinct, au mépris de l’intelligence, au culte de l’efficacité. Nos grandes vertus finissent par nous lasser. L’intelligence nous donne honte et nous imaginons parfois quelque heureux militantisme où la vérité serait sans effort. Mais sur ce point, la guérison est facile : vous êtes là qui nous montrez ce qu’il en est de l’imagination, et nous nous redressons. Si je croyais à quelque fatalisme de l’histoire, je supposerais que vous vous tenez à nos côtés, ilotes de l’intelligence, pour notre correction. Nous renaissons alors à l’esprit, nous y sommes plus à l’aise.
Mais nous avions encore à vaincre ce soupçon où nous tenions l’héroïsme politique. Je le sais, vous nous croyez étrangers à cet héroïsme. Vous vous trompez. Simplement, nous le professons et nous en méfions à la fois. Nous le professons parce que des siècles d’histoire nous ont donné la science de tout ce qui est noble. Nous nous en méfions parce que des siècles d’intelligence nous ont appris l’art et les bienfaits du naturel. Pour nous présenter devant vous, nous avons dû revenir de loin. Et c’est pourquoi nous sommes en retard sur toute la gauche, précipitée aux petits arrangements avec la vérité et aux grandes batailles dès qu’il le fallait, pendant que nous nous mêlions de chercher la mesure et une part de la vérité.
Je n’ai jamais cru au pouvoir de la vérité par elle-même. Mais c’est déjà beaucoup de savoir qu’à énergie égale, la vérité l’emporte sur le mensonge. C’est à ce difficile équilibre que nous sommes parvenus. C’est appuyés sur cette nuance qu’aujourd’hui nous luttons. Et je serais tenté de vous dire que nous luttons justement pour des nuances, mais des nuances qui ont l’importance de la gauche même. Nous luttons pour cette nuance qui sépare le sacrifice de la mystique, l’énergie de la violence, la force de la cruauté, pour cette plus faible nuance encore qui sépare le faux du vrai et l’homme que nous espérons du leader que vous semblez révérer.
Voilà ce que je voulais vous dire, non par-dessus la mêlée, mais dans la mêlée elle-même. Voilà ce que je voulais répondre à ce « vous n’aimez pas la gauche » qui me poursuit encore. Mais je veux être clair avec vous. Je crois que la gauche a perdu sa puissance pour un moment et qu’il lui faudra pendant longtemps une patience désespérée, une révolte attentive pour retrouver la part de prestige nécessaire à tout idéal politique. Mais je crois qu’elle a perdu tout cela pour des raisons pures. Et c’est pourquoi l’espoir ne me quitte pas. Voilà tout le sens de ma lettre. Cet homme que vous avez plaint, il y a dix mois, d’être si réticent à l’égard de son engagement, c’est le même qui veut vous dire aujourd’hui, à vous et à tous ceux de notre âge à gauche et en France : « J’appartiens à une famille politique admirable et persévérante qui, par-dessus son lot d’erreurs et de faiblesses, n’a pas laissé perdre l’idée qui fait toute sa grandeur et que son peuple toujours, ses élites parfois, cherchent sans cesse à formuler de mieux en mieux. J’appartiens à une famille politique qui depuis des mois a recommencé le parcours de toute son histoire et qui, dans les décombres, se prépare tranquillement, sûrement, à en refaire une autre et à courir sa chance dans un jeu où elle part sans atouts. Cette gauche vaut que je l’aime du difficile et exigeant amour qui est le mien. Et je crois qu’il vaut bien maintenant qu’on lutte pour elle puisqu’il est digne d’un amour supérieur ».
Elle est superbe, cette première lettre. Peut-être devrait-elle être publiée sur Médiapart, encore qu’elle y provoquerait sans doute une nouvelle éruption et que, malgré son prologue, serait mal comprise de certains.
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Merci !
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