Discriminations, ce si pervers rapport

Au cours des dernières semaines, le sujet des discriminations s’est immiscé dans l’actualité avec une intensité rare. Pas moins de deux rapports et d’une intervention du défenseur des droits sont, en effet, venus agrémenter les sujets d’informations. C’est d’abord le défenseur des droits qui s’est alarmé de la persistance des discriminations présentes dans la société française. Son étude a démontré que les personnes de couleurs noires sont très souvent ramenées à leur couleur de peau quand les personnes arabes sont, elles, réduites à leur religion (musulmane) réelle ou supposée. C’est ensuite un rapport de la Cnesco (le Conseil national d’évaluation du système scolaire) qui a publié un rapport issu d’une étude longue de plusieurs années et qui démontre que l’école accentue « les inégalités sociales et de migrations ».

Toutefois, le rapport qui a le plus fait parler – bien que le sujet des discriminations n’a pas non plus été au cœur de l’actualité, n’en demandez pas trop – est sans conteste le rapport publié par France Stratégie et qui démontre que les discriminations représentent un manque à gagner pour l’économie du pays (les discriminations représenteraient un coût compris entre 3 et 14% du PIB). Si ce rapport a été accueilli de manière enthousiaste par certains, par beaucoup même, il me semble que celui-ci est particulièrement pervers. Pervers est ici pris dans son sens originel à savoir une chose qui semble bénéfique mais qui se révèle maligne sur le moyen ou le long terme. Alors oui, un tel rapport peut peut-être faire changer les choses mais pour des fins qui ne sont pas nobles.

Refuser leur cadre

Avant toute chose et pour que les choses soient bien claires, évidemment qu’il faut lutter de la manière la plus implacable qui soit toute forme de discrimination. Mon expérience et les écrits qui en découlent montrent, je pense, à quel point il me paraît important de lutter frontalement contre les discriminations, contre toutes les discriminations. Néanmoins, ce rapport fait des discriminations une composante simplement économique. C’est là encore le triomphe du capitalisme libéral puisque s’il faut lutter contre les discriminations, c’est encore pour gagner plus d’argent. D’ailleurs, le rapport souligne que la diversité est une richesse si bien que l’une des conséquences possibles pour les discriminés est de jouer sur leurs particularités et donc créer un nouveau terrain de compétition. Parler d’égalité en termes économiques c’est finalement travestir ce noble principe.

Accepter de s’attaquer aux inégalités parce qu’elles coutent de l’argent et uniquement pour cela, c’est en quelque sorte accepter le cadre de moins en moins tacite du néolibéralisme qui n’a pour principe que le profit. Un tel rapport ne fait que valider les thèses énoncées par Vincent de Gauléjac dans La Société malade de la gestion, livre dans lequel le chercheur explique que le domaine de la gestion s’étend chaque jour un peu plus si bien que tout est désormais régenté par les règles de management et par la frénésie des chiffres – ce qu’il nomme quantophrénie. Si nous voulons construire une société plus juste et plus égalitaire, il est urgent de sortir de ce cadre qui nous empêche de penser autrement. En ce sens, je trouve ce rapport particulièrement dangereux. Que se passera-t-il si demain un autre rapport nous apprend que l’égalité ou la liberté coûte de l’argent ? Faudra-t-il les mettre à mal pour contenter le marché ?

L’âme perdue

Pour autant, ce que nous disent ce rapport et la manière dont il a été accueilli dépasse largement le simple cadre des discriminations. Ledit rapport est, en effet et à mon sens, symptomatique d’une dérive inquiétante de nos sociétés qui voudrait que désormais tout peut se monnayer, même les valeurs inscrites au fronton de nos bâtiments. Je ne crois pas qu’il faut qu’il y ait des conditions pour défendre l’égalité, la liberté, la fraternité et toutes les valeurs qui ont fondé, fondent et, je l’espère, fonderont notre pays. Affirmer le contraire – chose que font beaucoup depuis la publication de ce rapport – est non seulement un travestissement des valeurs évoquées mais surtout une dynamique dangereuse puisque celle-ci me semble être porteuse d’un germe mortifère pour le pays : celui de la perte d’une forme d’âme.

Qu’aurait été l’Histoire si à chaque croisement la nation avait calculé, si les grands auteurs avaient hésité à défendre des grandes valeurs ? Aurions-nous eu les Châtiments de Victor Hugo, le « J’accuse » de Zola, l’engagement d’un Jaurès, la mise en place de la Résistance ? Sans doute pas et c’est précisément ce qui semble nous manquer aujourd’hui. Puisque il s’agit de peser le pour et le contre, les bons et les mauvais points, notre pays semble aujourd’hui porter bien peu d’attention aux valeurs cardinales inscrites dans sa devise. N’a-t-on pas entendu à la suite de perquisitions abusives qu’il fallait bien ça pour protéger le pays ? Est-ce donc ça défendre une valeur ? Je me permettrai simplement de rappeler que défendre la liberté des gens qui nous ressemblent n’est pas défendre la liberté mais plutôt défendre ses petits intérêts. Lorsque Camus militait pour la suppression de la peine de mort, il ne s’accommodait pas en même temps de l’exécution de personnes, fussent-elles d’anciens collaborateurs.

Nous l’avons vu, si ce rapport sur le coût des discriminations pouvait sembler de prime abord être une bonne chose, il se révèle bien plus être un moyen de confirmer et de renforcer encore le cadre concurrentiel et néolibéral qui régit nos vies. Plus que jamais nous avons besoin d’une alternative à ce cadre d’airain et il va falloir redoubler d’efforts pour faire comprendre que ce genre de publications, loin d’aller dans le sens d’un renversement, contribue à ancrer le système en nous donnant des illusions d’égalité. Luttons encore et toujours contre ce système. La route sera longue, la pente raide, les coups nombreux mais mis bout à bout, nos petits bras peuvent parvenir à faire trembler ce colosse au pied d’argile. Ne nous laissons pas endormir.

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