La massification qui se dit démocratisation
Premier des grands leurres présents pour nous occuper l’esprit, celui de la soi-disant « démocratisation scolaire ». Les responsables politiques de tous bords se succèdent pour nous expliquer que l’école est devenue plus démocratique, qu’elle est ouverte à de plus en plus d’enfants et qu’elle poursuit un objectif profondément égalitaire. Ma conviction profonde, c’est que de démocratisation il n’y a point eu. Evidemment, au fil de notre histoire de plus en plus d’enfants ont eu accès aux études. Est-ce que, pour autant, cela suffit pour parler de « démocratisation scolaire » ? Je ne le crois pas. Il me semble bien plus exact de voir dans ce phénomène une massification scolaire, ce qui est loin d’être la même chose. Le système éducatif est une forme d’entonnoir qui se rétrécit au fur et à mesure que l’on avance dans les études de telle sorte que la compétition augmente à mesure que l’on progresse dans les études supérieures. Si démocratisation scolaire il y avait eu, cet entonnoir n’existerait plus. Il se serait alors transformé en une forme de couloir. Pour faire simple, si une réelle démocratisation avait eu lieu, les 30% d’enfants d’ouvriers seraient représentés dans la même proportion dans les hautes études dont j’ai déjà parlé au cours de la première partie. La réalité, c’est qu’une lourde massification scolaire s’est produite.
Qu’est-ce que cela signifie ? Concrètement il est juste de dire que plus de personnes sont présentes sur la ligne de départ mais comme le nombre de places de choix est resté le même, la sélectivité est plus grande encore que par le passé et la compétition plus féroce et violente que jamais, en particulier au niveau des Bac +4. Cette massification scolaire est particulièrement prégnante dans les études supérieures et elle a pu se mettre en place par l’intermédiaire du baccalauréat qui est désormais obtenu par bien plus d’élèves que par le passé – j’y reviendrai au cours de la troisième partie. Ce que l’on nous présente comme une « démocratisation scolaire » est finalement un grand mirage, peut-être le plus grand. Ce mirage, en plus d’être complètement faux, a des effets particulièrement pervers dans la mesure où cette massification scolaire va in fine à l’encontre de l’intérêt des classes sociales les moins aisées. En leur donnant l’illusion de pouvoir se mêler à la lutte des places avec les mêmes armes que les autres, le système éducatif contribue grandement à broyer des ambitions et finalement des vies en perpétuant la prédominance d’une certaine classe sociale. Dans le cas d’une réelle démocratisation, les capitaux définis par Bourdieu ne constituent plus l’alpha et l’oméga. A l’inverse, dans le cas de la massification scolaire, ces capitaux deviennent plus importants que jamais puisque la compétition, en devenant plus violente, récompense ceux qui ont les capitaux les plus élevés.
L’égalité des chances, parachèvement de l’oxymore
Corollaire du mirage de la démocratisation scolaire, l’égalité des chances a également fait, à mes yeux, beaucoup de mal. L’avènement de cette expression est, selon moi, symptomatique de l’appauvrissement du langage que nous vivons. Les uns après les autres les dirigeants politiques se sont succédés pour affirmer la bouche en cœur qu’il fallait lutter pour faire advenir l’égalité des chances si bien que l’expression est rentrée dans le langage courant sans que nous ne nous posions de questions sur le sens même de ces mots mis bout à bout. L’égalité des chances, arrêtons-nous un instant sur cette expression. A mes yeux elle est absurde précisément parce qu’elle constitue un oxymore fondamental. L’égalité des chances, en réalité, c’est la définition même de l’inégalité. Ces deux notions ne peuvent fonctionner ensemble. Soit il s’agit de l’égalité soit il s’agit des chances mais bomber le torse en disant que l’on défend l’égalité des chances revient précisément à dire que l’on s’accommode de l’inégalité. Alors bien sur certains nous expliquent que la discrimination positive est là pour équilibrer les choses mais de telles pratiques consistent précisément à abandonner l’égalité au nom d’un vague principe d’équité. C’est la fameuse technique du jeton bien connue dans les pays anglo-saxons : permettre à une personne issue d’une minorité d’intégrer la majorité pour montrer que cela est possible et culpabiliser les autres membres de la minorité dans un discours moralisateur du type « si lui/elle l’a fait c’est que c’est possible, bougez-vous et vous obtiendrait la même chose ». Agir de la sorte revient à nier les grandes tendances qui sous-tendent la société, société qui demeure conflictuelle malgré l’aspiration au consensus mou.
L’égalité des chances c’est dire que pour la tortue comme pour le lièvre, la ligne de départ est la même. Toutefois comme je l’ai déjà expliqué en première partie ce qui compte réellement ce n’est pas la ligne de départ mais bien la ligne d’arrivée. Toute politique qui nie cette composante concourt, sciemment ou pas, à verrouiller l’ordre social. Evidemment, cela ne veut pas dire qu’aucun enfant issu des classes sociales les moins aisées n’arrive à suivre des études réservées aux élites. En revanche – et je vous renvoie à la première partie – ces exceptions ne représentent que 1 à 3% des effectifs de ces filières. Je le dis sans aucune aigreur ou jalousie puisque je fais partie de ces 1 à 3%. Longtemps, j’ai cru naïvement à cette formule d’égalité des chances. « Quand on veut travailler, peu importe les conditions on le fait » voilà ce que répétait ma mère si bien que j’ai peu à peu intégré que les chiffres faméliques d’enfants d’ouvriers dans les filières d’excellence étaient une incongruité conjoncturelle. Je me suis, depuis, rendu compte qu’une telle situation n’avait rien de conjoncturel mais était le fruit d’une tendance lourde d’inégalités profondes entre les différents enfants. Que l’on s’entende bien, l’égalité absolue n’adviendra jamais puisque les inégalités de conditions seront sans doute toujours présentes. En revanche à mes yeux, le rôle de l’Etat en général et de l’école en particulier est de rectifier, de corriger ces inégalités. C’est pourquoi il nous faut, selon moi, sortir de ce mirage qu’est l’égalité des chances, mirage qui permet de mieux verrouiller l’ordre social en affirmant défendre la diversité et l’égalité.
Culture, la grande arnaque
Dernier grand mirage, et pas des moindres, que j’aimerais mettre en évidence, celui de l’ouverture culturelle comme moyen de réduire les inégalités. Plus précisément, la croyance qui nous a été inculquée et qui voudrait que se cultiver suffirait à réduire les inégalités entre riches et pauvres. Evidemment, la culture ou plutôt les cultures sont importantes mais en aucun cas l’ouverture culturelle à elle seule est un moyen de réduire les inégalités entre les différentes couches sociales de la société. Là encore, j’ai longtemps cru que l’ouverture culturelle suffisait à créer de l’égalité. Balançons du Molière, du Balzac ou du Malraux sur les pauvres, ça les fera grandir nous disait-on. Alors oui, pratiquer l’ouverture culturelle a une utilité il ne s’agit pas de le nier. Toutefois, ce qui est aberrant une fois que l’on s’y intéresse un peu, c’est cette croyance qui voudrait que par cette simple opération les inégalités disparaîtront. C’est ainsi que l’on organise des sorties dans les musées d’art contemporain pour certains collégiens ou lycéens des établissements prioritaires par exemple. Ce mythe, Franck Lepage le démonte très bien dans l’une de ses conférences intitulée Incultures en comparant la réduction des inégalités par la culture au deltaplane : à apport culturel égal, les pauvres ne rattraperont jamais les riches puisque pour croire à ces balivernes il faut supposer que les riches attendent sagement que les enfants issus de milieux non aisés se cultivent pour les rattraper.
En réalité, la culture (présentée en tant que religion comme elle l’est dans le pays) aboutit bien plus à un accroissement des inégalités qu’à une réduction de celles-ci. En effet, une fois que l’enfant de pauvre aura assimilé Molière, Balzac et Malraux il lui restera encore à s’attaquer à Proust, Zola ou Cézanne. Dans cette course que l’on nous présente, les enfants issus de couches sociales aisées assimilent plus rapidement la culture que les autres et c’est donc pour cette raison que LA culture contribue grandement à accentuer les inégalités. Là encore on constate l’effet pervers de la dynamique : présentée comme la panacée à elle seule, l’ouverture culturelle, si elle ne s’accompagne pas de politiques ambitieuses, contribue à renforcer les inégalités. D’autant plus qu’en mettant l’accent sur le capital culturel on oublie tous les autres capitaux définis par Bourdieu ce qui convient très bien à la classe dominante, la seule qui existe encore pour soi. C’est, effectivement, la seule classe qui a encore une conscience de classe contrairement à la classe ouvrière qui a été complètement éclatée si bien que beaucoup de personnes recensées comme ouvrières dans les catégories INSEE n’ont pas conscience de l’être. On voit ici ressurgir la vieille distinction faite par Marx entre la classe en soi et la classe pour soi qui me semble être un levier particulièrement pertinent d’analyse de notre société. La culture ne se résume pas à la lecture de livres ou la contemplation de tableaux, elle englobe bien d’autres sujets qui sont soigneusement mis de côté dès lors que l’on évoque l’ouverture culturelle.
Nous l’avons vu, ces grands mirages – dont la liste n’est pas exhaustive – nous empêchent selon moi de penser un réel aggiornamento de notre système éducatif dans le sens où ils contribuent grandement à nous faire accepter le système actuel qui est à la fois violent et profondément inégalitaire. Pour autant, des solutions existent pour rendre notre système éducatif plus républicain et démocratique.
Partie II: Les grands mirages
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