Il y a presque 25 ans, en 1992 plus précisément, paraissait un ouvrage de Francis Fukuyama qu’on a longtemps considéré comme une réponse à la théorie du choc des civilisations chère à Samuel Huntington. La Fin de l’histoire et le Dernier Homme, essai du politologue américain est d’ailleurs considéré comme une œuvre majeure du XXème siècle. Souvent caricaturée, la pensée de Fukuyama n’est pas une réponse au choc des civilisations et n’affirme pas, comme on l’a trop souvent écrit, que les guerres sont derrière nous. S’inspirant des thèses d’Alexandre Kojève sur la « fin de l’histoire », Fukuyama affirme que la fin de la Guerre froide marque la victoire idéologique de la démocratie et du libéralisme.
Fukuyama est par ailleurs conscient que la chute du Mur, la dislocation du bloc de l’Est va entraîner d’importants troubles : la fin de l’Histoire ne signifie pas selon lui l’absence de conflits, mais plutôt la suprématie absolue et définitive de l’idéal de la démocratie libérale, lequel ne constituerait pas seulement l’horizon indépassable de notre temps mais se réaliserait effectivement. Pendant une vingtaine d’années, sa prophétie s’est réalisée : la course des anciennes démocraties populaires vers la démocratie et l’économie de marché ainsi que le rôle de gendarme libéral joué par le FMI ont fortement contribué à corroborer la thèse d’une fin de l’Histoire, comprenez l’avènement de la démocratie et du libéralisme sur lesquels on ne pourrait plus revenir, en somme la mondialisation heureuse défendue par Alain Minc et ses acolytes. Pourtant, les évènements récents nous montrent que l’empire n’est pas aussi total qu’on le pensait et qu’il peut même être touché en son cœur.
L’Empire vacillant
Evidemment, même au sein des libéraux convaincus et des mondialistes béats, personne ne pensait que la théorie de Fukuyama se réaliserait sans heurts et sans freins. Aussi a-t-on pu voir se mettre en place, en Amérique latine notamment, une tentative d’alternative au libéralisme conquérant et à la mondialisation triomphante dont le symbole le plus éclatant a été le leader bolivarien Hugo Chavez au Venezuela qui, à de nombreuses reprises, a commis l’affront de s’opposer aux Etats-Unis, dirigeants de l’Empire libéral mondialisé. Alors oui, ci et là il y a pu avoir des poches de résistances comme certains pays d’Europe de l’Est ou même Cuba mais, à force de travailler au corps ces mauvais élèves et ces petits garnements, les libéraux ont réussi jusqu’à il y a peu à imposer leur domination – il y a un an jour pour jour c’est la Grèce qui cédait à nouveau sous leurs coups de butoir.
Néanmoins, une bascule semble s’être faite récemment et il n’est pas exagéré, à mon sens, de parler de redémarrage de l’Histoire, c’est-à-dire de la résurgence d’une opposition à la démocratie ou au libéralisme, au cœur même de l’Empire mondialisé annoncé par Fukuyama. De la montée en puissance de Donald Trump qui est ouvertement plus que sceptique à propos du principe même de démocratie (avec sa volonté d’expulser tous azimuts) à la surprise Bernie Sanders qui a réintroduit l’idée d’une scolarité gratuite aux Etats-Unis (pensée quasiment hérétique au pays de l’Oncle Sam), de l’orbanisation de l’Europe incapable de bâtir des ponts et qui préfère construire des murs à la volonté de réorientation de la politique économique souhaitée par certains pays du sud de l’UE, du Brexit à l’Islande qui a mis en prison ses banquiers après les subprimes, c’est tout l’Occident libéral qui semble en crise.
Après l’Empire ?
Si les soubresauts évoqués plus haut sont bel et bien réels, il est bien difficile de dire vers quoi pourrait tendre le système politico-économique mondial dans l’hypothèse, évidemment quasiment utopique aujourd’hui, où le monde actuel venait à se bouleverser totalement. En bref que se passerait-il si après l’apocalypse – la révélation – à laquelle nous assistons depuis quelques temps il se déroulait la catastrophe – le renversement – que de plus en plus appellent de leur vœux ? Si le constat unique d’un système défaillant qui ne rend pas le monde plus prospère et pacifié – comme il le promettait – est relativement partagé par tous, les sorties dudit système sont, elles, plurielles en revanche. Quel point commun, en effet, entre ceux qui veulent un monde encore plus libéral et ceux qui réclament une protection plus grande hormis le rejet d’un système qui va trop loin pour certains et pas assez pour d’autres ? Pour résumer, quel point commun entre les financiers de la City qui veulent toujours moins de régulation et les électeurs du Parti travailliste du fin fond de l’Angleterre qui réclament plus de protection sociale ?
C’est précisément tout le risque que présente notre époque marquée par un crépuscule des idéaux. Nous sommes simplement d’accord pour dire que telle ou telle chose ne va pas mais dès lors qu’il s’agit de construire et non plus de détruire alors l’on se rend compte qu’on n’y a pas réfléchi plus tôt. Le Brexit est à ce titre un cas d’école et il faudra suivre avec attention ce qui se passera en Grande-Bretagne dans les prochaines années. Cette coalition des contradictions appelée notamment par Jacques Sapir est finalement avant tout une coalition des inconscients, une coalition de ceux qui disent « sortons aujourd’hui nous verrons bien demain » alors même qu’ils ne sont d’accord sur rien sinon sur la critique du système néolibéral actuel. Lorsque les raisons diffèrent (relents xénophobes par ci, volonté de renforcer le modèle social par-là), il est évident que la politique à mener le jour d’après n’est pas la même pour les uns et pour les autres. C’est pourquoi il est absolument nécessaire de construire et d’articuler une pensée et une politique avant de sortir de sorte à ne pas se retrouver allier à des forces que tout oppose à nous.
Notre monde est actuellement en crise au sens gramscien du terme. Le communiste italien affirmait en effet que « la crise c’est quand le vieux se meurt et que le jeune hésite à naître ». Nous voilà arriver à ces moments de l’Histoire (qui peuvent durer des décennies voire plus) où les choix de la société prennent une ampleur particulière. Tâchons de ne pas laisser le volant dans les mains belliqueuses des nationalistes qui n’attendent que ça. Demain c’est loin, ou pas tant que ça finalement.