Résultats décevants pour Podemos, guerre ouverte au sein du Labour Party, motion de défiance votée à l’égard de Jérémy Corbyn soit autant d’éléments qui, de près ou de loin, ont à voir avec le vote britannique de jeudi dernier et qui révèlent peut-être la vraie information que nous apporte le Brexit. Evidemment celui-ci souligne à la fois l’échec de l’Union Européenne telle qu’elle existe aujourd’hui et les fractures grandissantes au sein même du Royaume-Uni (entre cadres et classes populaires, entre Londres et le reste de l’Angleterre ou encore entre l’Ecosse et l’Irlande du Nord d’un côté et l’Angleterre et le Pays de Galles de l’autre). Nier ces enseignements reviendrait à vivre complètement déconnecté de la réalité.
Toutefois, il me semble que la principale révélation de ce scrutin – mais aussi de toute la campagne – est la mise en évidence de la faiblesse criante de la gauche européenne. Jérémy Corbyn est contesté dans son camp pour ne pas avoir assez fait campagne pour le « Remain ». Et pour cause, il ne croit pas en cette Union Européenne et rêvait secrètement, comme ont tenté de le faire beaucoup de ceux qui lui ont permis d’accéder à la direction du parti, d’entrer en campagne pour le « Lexit » (contraction de left, gauche, et exit, sortie, comprenez une sortie de l’UE par la gauche).
Le Brexit ou la droitisation du débat
Dès vendredi dernier j’ai exprimé ma satisfaction après le vote britannique. Je considère en effet que le départ du Royaume-Uni est une bonne chose pour l’Union Européenne et que celui-ci ouvre, peut-être, la possibilité à une réorientation de l’Union vers plus de justice sociale et plus d’égalité. Je ne suis néanmoins pas dupe et il est évident que les arguments utilisés durant toute la campagne pour le Brexit sont aux antipodes des raisons pour lesquelles les mouvements de gauche un peu partout en Europe s’opposent à l’Union Européenne telle qu’elle existe aujourd’hui. Un mélange hybride et a priori hétérogène a finalement abouti au vote sur le Brexit. Celui-ci est le fruit de l’alliance entre les néolibéraux les plus convaincus et les réactionnaires brandissant l’immigration comme seul argument.
Cette logique dépasse pourtant les frontières du Royaume-Uni puisque partout, ou presque, en Europe, la position eurocritique voire eurosceptique est portée par la droite extrême ou l’extrême-droite à grands renforts d’arguments nationalistes voire ouvertement xénophobes. C’est Marine Le Pen en France, c’est Victor Orban en Hongrie, c’est la montée de l’AfD en Allemagne, c’est le musellement de l’Etat de droit en Pologne et à chaque fois, l’argument central est celui de l’immigration. Le recours au terme de souveraineté dissimule, de manière plus ou moins adroite, une volonté de fermeture et de cloisonnement. Il ne s’agit pas de sortir de l’Union pour la refonder mais bien de casser les ponts pour construire des murs. Durant trop longtemps, les gauches européennes (je ne parle pas ici de la social-démocratie qui s’est depuis un moment rangée derrière les libéraux) ont laissé les partis les plus réactionnaires préemptés le débat sur une critique de l’Europe si bien qu’aujourd’hui, toute personne qui s’interroge sur la pertinence de la construction européenne telle qu’elle existe est immédiatement taxé de nationalisme.
Le nécessaire examen de conscience
Qui sont les personnes qui ont voté pour le Brexit ? Majoritairement les oubliés de l’Union Européenne et des politiques libérales menées au Royaume-Uni. Les bastions travaillistes ont ainsi massivement voté en faveur du « leave ». De la même manière, en France une part importante des ouvriers vote aujourd’hui pour le Front National. Il est bien trop facile de leur apposer l’étiquette de réactionnaires ou de racistes sans chercher à comprendre les causes profondes de ce bouleversement sociologique dans les suffrages exprimés. Les différents partis socialistes en Europe, maintenant ralliés à la social-démocratie, ont abandonné cet électorat en se concentrant sur un électorat de classe moyenne voire moyenne supérieure. Il n’est dès lors guère étonnant de constater que cet électorat oublié et méprisé (« c’est la victoire des gens peu formés sur les gens éduqués » a dit Alain Minc à propos du Brexit) se tourne vers les partis qui se posent en alternative à cette Union qui les écrase.
N’y aurait-il donc pas d’autres choix que d’accepter cette Union libérale ou se jeter dans les bras réactionnaires ? Jean-Luc Mélenchon lui-même semble s’y être résigné en tentant de gauchiser le discours d’une Marine Le Pen qui n’a jamais été aussi haut (comme l’ont par exemple montré ses contritions sur la question du voile ou des frontières). Il revient donc à chacun de nous, ceux qui croient en une Europe fraternelle et soucieuse de plus d’égalité et de justice sociale de défendre cet idéal. Tsipras essaya en son temps mais tourna bien vite le dos à ceux qui l’avaient élu. Alors oui le chemin sera long, la pente raide et les embuches nombreuses mais nous voilà pris dans cette mâchoire d’airain entre les deux têtes de la même hydre : la concurrence entre travailleurs devenus marchandises ou la concurrence entre nations devenues prisons mentales. A force de mettre de côté cette remise en question, à force d’avoir refusé de réfléchir et de construire nous voilà arrivés au pied du mur. Il s’agit assurément de reconstruire une pensée ou de la voir périr.
Le Brexit, on l’a vu, a donc sonné comme un coup de semonce mais pas forcément en direction de l’Union Européenne ou de la Grande-Bretagne. C’est avant tout à la pensée de gauche, cette pensée humaniste et de justice de se remettre en question, de se demander pourquoi elle ne convainc plus alors même qu’elle devrait aujourd’hui se poser en alternative au libéralisme triomphant et aux théoriciens du repli. A force de sacrifier l’essentiel à l’urgence, nous avons oublié l’urgence de l’essentiel. Le voilà qui nous rattrape et qui nous sommes de nous expliquer, de faire notre aggiornamento sous peine de disparaitre. Le Monstre doux mis en avant par Raffaele Simone gagne chaque jour en puissance, comme s’il se nourrissait du dépérissement d’une pensée de gauche en Europe et dans le monde. Dans son livre, l’auteur se demandait si l’Occident virait à droite. Aujourd’hui nous avons la réponse et elle est affirmative, l’Occident vire bel et bien à droite, toujours plus à droite. Face à cette dynamique il incombe à chaque personne qui croit encore dans les idéaux de justice et de fraternité de prendre sa part pour ne pas se retrouver spectateur d’un naufrage sans fin. Le Scylla libéral et le Charybde réactionnaire se partagent pour le moment les esprits et les suffrages. Sisyphe faisait rouler son rocher indéfiniment sur la pente ardue, tâchons de dépasser cette impasse.