Dans une lettre au cours de laquelle il répondait à Roland Barthes et à sa critique acerbe de La Peste, Albert Camus écrit : «la terreur en a plusieurs [de visages], ce qui justifie encore que je n’en aie nommé précisément aucun pour pouvoir mieux les frapper tous». Le caractère allégorique du récit nous permet donc d’appliquer sa morale à d’autres situations que des situations de guerre. Certains journalistes et écrivains japonais ont d’ailleurs utilisé le roman du Prix Nobel de littérature pour faire une lecture de la catastrophe de Fukushima et de ses conséquences.
En profitant du fait que le roman de Camus ait plusieurs portées, il me semble loin d’être absurde de relire la crise grecque et surtout l’austérité qui est imposée au pays depuis 2010 selon le point de vue de La Peste. Tout, en effet, concourt à rapprocher l’austérité insoutenable que subissent les Grecs depuis cinq ans à l’épidémie de peste qui frappe la ville d’Oran et ses habitants dans le livre de Camus : l’éternel présent imposé par le fléau, le fait qu’il frappe tout le monde, les différentes positions adoptées par les gens pour répondre à cette maladie.
L’austérité impose un éternel présent tout comme la peste
Le premier rapprochement entre la peste et l’austérité se trouve évidemment dans leur survenue. Un rat, dix rats puis des centaines et enfin la déclaration de l’épidémie dans le roman de Camus. Des petits soupçons, puis de plus gros quant aux maquillages du déficit public grec et enfin l’austérité imposée en 2010 par la Troïka. Dans le roman de Camus, le temps humain du calendrier s’efface peu à peu au profit du temps de la peste : une fois déclarée, la peste devient l’unité temporelle, le temps se mesurant, à partir de la deuxième partie et jusqu’à la disparition du fléau, par « semaine de peste ». De la même manière, depuis 2010 les Grecs ne vivent plus selon le temps humain mais sous un temps économique : Le Monde publiait ce samedi une infographie qui symbolise bien cet état de fait. On ne parle plus de temps humain, on ne scande les périodes en Grèce que selon les remaniements, les élections anticipées et les plans de sauvetage accordés aux pays par les créanciers en contrepartie de politiques d’austérité dévastatrices.
Dans l’œuvre de Camus, la peste s’impose définitivement lorsqu’elle parvient à recouvrir le passé de la mémoire et l’avenir du désir par un présent qui occupe tout et à installer les « séparés » dans le temps d’un exil devenu routine. Aussi Camus décrit-il les Oranais dans ses termes une fois que la peste s’est installée pour de bon : «Sans mémoire et sans espoir, ils s’installaient dans le présent. À la vérité, tout leur devenait présent. Il faut bien le dire, la peste avait enlevé à tous le pouvoir de l’amour et même de l’amitié. Car l’amour demande un peu d’avenir, et il n’y avait pour nous que des instants». Ainsi en est-il également du peuple grec. Privés de tout espoir, les Grecs sont dans un temps parallèle. Même lorsqu’ils décident de se battre, ces batailles sont soit perdues d’avance parce que l’intransigeance des institutions européennes fait qu’il n’y a pas de débat possible et de réorientation politique négociable soit les victoires ne sont qu’éphémères. En somme, beaucoup de Grecs sont dans la même position que les oranais prisonniers de la peste. Les personnages du roman envisageant en effet leur action comme un éternel recommencement , voire comme une «interminable défaite» ne pouvant déboucher que sur des victoires toujours «provisoires» selon les mots du Docteur Rieux.
Les Grecs face à l’austérité rappellent les Oranais face à la peste
Dans le roman de Camus, les personnages ont des attitudes différentes face à l’épidémie. Si certains comme Rieux ou son ami Tarrou se démène contre l’épidémie et tentent de n’être « ni bourreau ni victime » comme le dit si brillamment Tarrou, d’autres en profitent au contraire pour prospérer sur la misère des autres comme Cottard le contrebandier. D’autres, enfin, voit d’abord dans la peste une punition divine avant de changer de point de vue après la mort d’innocents : c’est le cas du père Paneloux.
Eh bien on retrouve ces positions en Grèce au sein de la population. La grande majorité de la population est hostile à l’austérité et met en place une forme de solidarité et de révolte. Surtout, loin de la caricature de la méchante Troïka et des gentils Grecs, beaucoup de personnes en Grèce reconnaissent que les précédents gouvernements ont fauté en mentant sur les comptes publics. Ils essayent donc de n’être ni bourreaux ni victimes. D’autres, les armateurs et tous grands fraudeurs fiscaux adoptent plus volontiers la position de Cottard en profitant de la situation catastrophique pour prospérer. D’autres enfin, les partis Nouvelle Démocratie ou du PASOK, qui ont fait campagne pour le oui au référendum, explique à la manière de Paneloux qu’il faut souffrir aujourd’hui pour aller mieux demain et que l’un dans l’autre, le fléau de l’austérité n’est qu’un juste retour des choses et une punition méritée.
Et c’est bien dans cette attitude que La Peste nous permet de lire la crise grecque et la réaction de révolte des Grecs face à l’austérité. Dans le roman, Camus met en place les idées qu’il développera plus tard dans L’Homme révolté : il récuse toute téléologie, toute doctrine qui prétendrait sacrifier le présent à un avenir meilleur. C’est exactement ce qu’exprime les Grecs. L’austérité insoutenable, ils n’en peuvent plus et on les comprend bien. Camus aurait sans doute combattu l’austérité imposée à la Grèce si l’on s’en tient au message véhiculé par L’Homme révolté, véritable pamphlet contre les philosophies de l’histoire qui, du christianisme au marxisme, ont cherché à consoler les hommes des misères d’aujourd’hui par la promesse de lendemains meilleurs.
Finalement, et pour aller jusqu’au bout dans la comparaison entre l’austérité subie par la Grèce et la peste subie par les Oranais, il faut aussi retenir le message final porté par le roman camusien : même en cas de victoire contre l’austérité, il faudra toujours se méfier. Les germes de l’austérité ne meurent jamais tout comme le bacille de la peste, ce qui explique la mesure du docteur Rieux à la fin du roman «car il savait ce que cette foule en joie ignorait, et qu’on peut lire dans les livres, que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu’il peut rester pendant des dizaines d’années endormi dans les meubles et le linge, qu’il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l’enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse».