Contre la Bienveillance (capitalisme cool et autres fadaises)

Le cheval de Troie – Tiepolo

Dans l’histoire politique et dans le débat d’idées, il arrive assez fréquemment que des concepts se retrouvent détournés soit pour leur faire dire une chose qui n’était pas leur définition à l’origine soit, pire, pour leur faire dire l’inverse de leur sens initial. La laïcité en est un exemple très éloquent mais elle est loin d’être la seule. Parmi les notions préemptées par les capitalistes celle de réforme est peut-être l’une des plus utilisées puisque depuis le tournant néolibéral, celle-ci ne désigne presque exclusivement plus que les mesures allant dans le sens d’une extension du domaine néolibéral.

Depuis quelques temps, le concept de Bienveillance – la majuscule est ici présente pour bien signifier qu’il s’agit de leur Bienveillance, celle des capitalistes – connait une évolution similaire à ceci près que les conséquences peuvent être bien plus perverses et graves. La notion de réforme n’est effectivement pas porteuse d’affects positifs à l’inverse de celle de bienveillance. Aussi est-il beaucoup plus complexe de mener la bataille des idées et des mots sur ce concept si bien que la Bienveillance est progressivement devenue l’un des meilleurs chevaux de Troie de la logique capitaliste néolibérale.

Le concept fourre tout

La première difficulté qui se pose dès lors que l’on souhaite attaquer la Bienveillance est assurément le fait qu’elle est protéiforme et permet à ses laudateurs d’englober une pluralité de situations et de positionnements qui n’ont pas grand-chose à voir les uns avec les autres. Tout cela a évidemment pour conséquence de n’offrir que très peu de point d’accroche intéressant pour déconstruire cette escroquerie.

La présence de Happiness Chief Officier (ou responsable du bonheur dans notre langue) ? Pour faire vivre la Bienveillance au quotidien dans l’entreprise – la plupart du temps une start up. Accepter tout et n’importe quoi lorsque l’on travaille de près ou de loin dans l’ESS ? Bienveillance encore. Ne pas trop réclamer pour ne pas mettre en danger l’entreprise et donc des emplois ? Bienveillance toujours. Accepter de subir sans broncher le management toxique présent dans certaines entreprises ? Bienveillance évidemment. J’arrêterai la liste ici mais l’on pourrait la dérouler à l’envi, preuve que ce concept protéiforme est extrêmement problématique.

Domination et Bienveillance

Le fil d’Ariane qui relie les quelques exemples cités dans la partie précédente (et qui globalement se retrouverait dans à peu près tous les domaines où la Bienveillance est convoquée) est sans conteste celui de la domination. C’est en effet presque toujours les dominants qui convoquent ce concept. Pour revenir rapidement sur le poste de Chief Happiness Officier comment comprendre qu’il faille la présence d’un ou une responsable du bonheur au sein de l’entreprise sinon comme un aveu que l’environnement en temps normal y est malsain ? Plus largement, si les dominants sont ceux qui convoquent presque toujours la Bienveillance c’est parce qu’il est très confortable pour eux de le faire.

Il est effectivement bien plus simple de prôner cette attitude et cette notion quand on est du bon côté de la barrière sociale, que le système économique ne nous tabasse pas continuellement et que la lutte des classes est une réalité plus que lointaine – pour ne pas dire le sujet de ricanements gras. Quand tout va bien dans le meilleur des mondes possibles pour soi il est bizarrement plus simple de recourir à ce concept. Plus profondément encore, la Bienveillance presque exigée aux travailleurs est corollaire à une évolution de fond du rapport au travail. Avec le tournant néolibéral et le surgissement de toutes les théories de management de cette époque, le capitalisme a tenté de substituer à la motivation extrinsèque du travailleur (le salaire qui permet de vivre et de profiter des loisirs) une motivation intrinsèque (se plaire à son travail et au sein de l’entreprise), ce fut la naissance de toute la littérature sur la culture d’entreprise et ce genre de fadaises. En d’autres termes, la Bienveillance est le bras armé de cette volonté de faire adhérer les travailleurs par l’envie et non plus la contrainte.

Violence et Bienveillance, Janus du capitalisme contemporain

Dans le débat d’idées le concept de Bienveillance fait finalement écho au traitement de la question de la violence par une bonne partie du monde médiatique et la quasi-totalité des représentants politiques. Comme vu plus haut, la Bienveillance est tout à la fois une manière de rester dans un certain confort pour les dominants et une violence faite aux travailleurs dans la mesure où elle est utilisée pour leur expliquer qu’ils n’ont pas à se plaindre. Pour autant, cette violence, la première de toutes, qui est la violence capitaliste de la spoliation n’est que très rarement mise en avant. De la même manière la violence symbolique que constitue cette utilisation ad nauseam de la notion de Bienveillance n’est presque jamais soulignée.

Dès lors, la violence des travailleurs est bien mise en avant d’un côté tandis que celle des capitalistes demeure dissimulée bien au chaud derrière la Bienveillance. Il est ainsi fort simple pour les dominants de se draper dans une prétendue non-violence pour mieux fustiger celles et ceux qui se lèveraient contre la violence symbolique qui leur est faite. Dans la mythologie romaine, Janus était une divinité à deux têtes : l’une était tournée vers le passé, l’autre vers l’avenir. Dans le capitalisme contemporain les deux têtes de ce Janus sont assurément la Bienveillance au sourire carnassier d’une part, l’utilisation de la violence des prolétaires d’autre part. Le Janus du capitalisme contemporain est ainsi une mâchoire d’airain pour les travailleurs.

L’anesthésie des luttes

Pour peu que l’on soit conséquent à partir du moment où l’on a établi que la Bienveillance et la violence était les deux côtés de la mâchoire d’airain dans laquelle le capitalisme néolibéral tente de nous enfermer, l’on ne peut aboutir qu’à une seule conclusion : la Bienveillance est avant tout une manière d’anesthésier les luttes voire les tuer dans l’œuf. En se plaçant dans la position de Bienveillants, les dominants jouent effectivement sur plusieurs tableaux en étant presque vainqueurs à chaque fois. Si les Chiefs Happiness Officers effectuent bien leur travail d’anesthésie alors il est probable que la contestation ne verra même pas le jour. Cette stratégie prend des contours différents dans le monde de l’ESS puisqu’il peut exister une sorte de chantage à continuer l’activité dans la mesure où les personnes qui bénéficient de l’action de ces travailleurs sont souvent dans une très grande précarité.

Et si jamais les responsables du bonheur échouent alors les dominants peuvent se draper dans la Bienveillance pour mieux condamner celles et ceux qui se lèveront ou se révolteront. Caricaturées comme des sauvageons, violents qui ne sont pas à l’écoute contrairement aux dominants, les personnes qui se révoltent seront alors marqués du sceau de l’infamie. Rappeler les paroles de Jean Jaurès sur les violences ouvrière et patronale peut ne pas être inutile :

Oui, Monsieur le Ministre, la violence c’est chose grossière palpable, saisissable chez les ouvriers : un geste de menace, il est vu, il est retenu. Une démarche d’intimidation est saisie, constatée, traînée devant les juges. Le propre de l’action ouvrière, dans ce conflit, lorsqu’elle s’exagère, lorsqu’elle s’exaspère, c’est de procéder, en effet, par la brutalité visible et saisissable des actes. Ah ! Le patronat n’a pas besoin, lui, pour exercer une action violente, de gestes désordonnés et de paroles tumultueuses ! Quelques hommes se rassemblent, à huis clos, dans la sécurité, dans l’intimité d’un conseil d’administration, et à quelques-uns, sans violence, sans gestes désordonnés, sans éclat de voix, comme des diplomates causant autour du tapis vert, ils décident que le salaire raisonnable sera refusé aux ouvriers ; ils décident que les ouvriers qui continueront la lutte seront exclus, seront chassés, seront désignés par des marques imperceptibles, mais connues des autres patrons, à l’universelle vindicte patronale. Cela ne fait pas de bruit ; c’est le travail meurtrier de la machine qui, dans son engrenage, dans ses laminoirs, dans ses courroies, a pris l’homme palpitant et criant ; la machine ne grince même pas et c’est en silence qu’elle le broie.

Discours adressé à Georges Clémenceau, alors ministre de l’Intérieur, à la chambre des députés en juin 1906

La solidarité plutôt que leur Bienveillance

Une fois que l’on a dit tout cela à propos de la Bienveillance, se pose une question importante : faut-il jeter la bienveillance (le concept mélioratif) en tirant la chasse de leur Bienveillance ? Il pourrait paraitre pertinent de se battre pour récupérer le concept et ne pas laisser les dominants en faire n’importe quoi. C’est évidemment une stratégie possible mais qui ne me parait pas être la plus idoine. Évidemment qu’il faut être bienveillant avec les dominés et entre nous, cela ne fait aucun doute mais la bienveillance absolue me parait être non seulement une utopie mais surtout une erreur. Je n’ai personnellement aucune envie d’être bienveillant avec les capitalistes, les racistes ou les fascistes et il faut, je crois, cesser de craindre d’être traité d’intolérant ou de radical. L’époque appelle de la radicalité parce que la situation est dramatique.

Plutôt que leur Bienveillance c’est bien plus la solidarité que nous devons leur opposer, une solidarité ferme et franche entre personnes dominées. Le grand avantage de la solidarité est qu’elle induit d’être solidaire avec un cercle restreint de personnes et n’interdit pas de faire jaillir la colère à l’encontre des vautours qui se repaissent paisiblement tant que la Bienveillance est en place. La radicalité, la révolte ou la colère ne sont pas des tabous et il ne faut donc pas craindre de les convoquer pour renverser le modèle qui se dresse face à nous. Contre le capitalisme et son monde préférons la solidarité de classe à leur Bienveillance et n’hésitons pas à leur adresser des crachats comme l’explique très bien la rappeuse Casey :

« C’est à dire que si tu es en colère, c’est que tu n’es pas capable de raisonner logiquement. Puisque, en tout cas en Occident, la colère c’est l’ennemi de la réflexion, ça c’est un truc paternaliste, tu vois, c’est une façon de dire qu’en gros tu es primitif, tu ne sais pas organiser ta pensée. C’est une façon de te disqualifier, de disqualifier le discours. Et c’est une façon aussi de s’assurer un certain confort. C’est à dire je veux bien t’entendre mais dis-le-moi gentiment que ça soit pas trop inconfortable. Non, des fois, c’est juste un crachat dans ta gueule tu vois que j’ai envie de t’envoyer, pour que tu comprennes ».

Casey dans son interview à Yard (à retrouver dans la partie « Pour aller plus loin »)

Pour aller plus loin:

Souffrance en milieu engagé, Dominique Russo

L’économiste (Frédéric Lordon), Usul sur YouTube

Capitalisme, désir et servitude, Frédéric Lordon

« Le racisme c’est comme la mode, il y a des tendances », Casey chez Yard 

L’Homme révolté, Albert Camus

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