Misère de la politique associative (à propos des associations et de la sous-traitance de la misère)

Une rue de Paris en mai 1871 – Maximilien Luce

Il y a quelques jours, nous avons vu circuler sur les réseaux sociaux les images de dizaines d’étudiants faisant la queue pour recevoir de l’aide alimentaire. Si le sort des étudiants est aujourd’hui plus particulièrement mis en avant tant leur détresse (psychologique, sociale, matérielle notamment) est parvenue à un stade avancé, c’est bien une part substantielle de la population qui se retrouve encore plus dans le dénuement du fait de la crise sanitaire consécutive à la pandémie de Covid-19. De Marseille, où les bénévoles de l’après-M distribuent des denrées alimentaires et tentent de permettre aux enfants de familles modestes de partir en vacances, à Grenoble, où les étudiants ont recours à l’aide alimentaire de manière soutenue, en passant par la Seine-Saint-Denis, c’est bien dans toute la France que la misère explose depuis bientôt une année. Explose, le mot est important. La crise sanitaire n’est effectivement pas venue bousculer une société où tout le monde mangeait à sa faim.

Le covid-19 et les politiques publiques mises en place depuis ont rendu encore plus dramatique une situation qui n’était déjà pas au beau fixe – il est important de conserver cela en tête pour se garder de la croyance selon laquelle, une fois le nouveau coronavirus jugulé, la vie reprendrait son cours dans le meilleur des mondes possibles. À la crise sanitaire déjà présente et à la crise sociale aggravée risque fort, sauf retournement de modèle hypothétique aujourd’hui, de succéder une crise économique qui fera encore grimper la misère (les PGE s’arrêteront, le report de la date de fin de droits des personnes en situation de chômage également pour ne citer que les éléments les plus tangibles) et de ce fait, les associations qui luttent contre la misère la plus crue seront certainement sollicitées comme jamais. Ces mêmes associations qui semblent être la roue de secours du capitalisme mais qui participent à sauver des vies, tel est leur fardeau.

L’obscénité des dirigeants

Le 24 novembre dernier, à Asnières-sur-Seine, Les Restos du Cœur lançaient leur 36ème campagne. Imaginée temporaire par son fondateur Coluche, l’association est aujourd’hui plus nécessaire que jamais et s’inscrit dans tout un écosystème – au sens le plus large du terme, de l’association établie au groupement de quartier faisant vivre la solidarité sans avoir d’existence institutionnelle – qui aide les plus démunis à ne pas sombrer définitivement. Le plus intéressant en ce froid jour d’automne était la présence conjointe de Jean Castex, Premier ministre, et d’Olivier Véran, ministre de la Santé et des Solidarités, qui, l’air de rien, se félicitaient de la présence des Restos du cœur.

Alors même que celle-ci et celle des multiples autres acteurs de lutte contre la misère – on aura bien compris que la réflexion présente dans ce billet s’attache uniquement à cette partie du monde associatif, celle que l’on pourrait désigner comme la partie vitale des associations – devraient faire honte aux gouvernants de ce pays, les voilà qui ne ratent pas une occasion de chanter leurs louanges. Il n’est pas exagéré d’y voir une obscène obscénité dans la mesure même où, loin de combattre les racines de la misère, les représentants de l’État donnent des bons points à ceux qui la combattent à sa place, la plupart du temps dans une drôle de mise en scène censée faire oublier à quel point les dirigeants faillissent à cette mission.

Quand l’État sous-traite la misère

Parce que c’est bien de cela dont il s’agit, de la sous-traitance de la gestion de la misère. Dans les cénacles de pouvoir, les mêmes où l’on explique que la lutte contre la pauvreté coûte un « pognon de dingue », l’on est bien content que des associations, des bénévoles donnent de leur temps, de leur énergie et souvent de leur argent pour pallier les manques d’un État rendu défaillant par la pestilentielle doctrine du New Public Management et l’instauration d’un néolibéralisme qui, loin de signifier le recul de l’État, postule sa mise au pas par les puissances d’argent.

Dès lors, l’utilisation des associations comme sous-traitantes devient évidente. Progressivement en effet nous sommes passés d’un discours prônant la lutte contre les inégalités à un autre défendant la lutte contre la pauvreté. Le changement de position a eu pour conséquence de favoriser l’émergence de politiques publiques se contentant d’abord de donner le minimum vital aux personnes en grande précarité puis de déléguer cette fonction aux associations. Cette sous-traitance de fait est d’ailleurs renforcée par la structuration financière afférente aux associations : tout don à une association permet effectivement d’obtenir une défiscalisation partielle, en d’autres termes une partie des impôts ne sont pas collectés mais laissés à la libre appréciation du contribuable.

Les associations ou la soupape de la société

De ce fait, les associations qui œuvrent pour permettre aux personnes en situation de grande précarité d’avoir accès à des éléments vitaux agissent d’une certaine manière comme une forme de soupape vis-à-vis de la société. Il serait en effet intolérable à la grande société, aux possédants et à la masse de la population qui est indifférente à ces problématiques de voir à chaque coin de rue des personnes sans-domicile fixe ou d’assister à des vols de nourriture réguliers dans les magasins où nous faisons nos courses. D’une certaine manière, le travail colossal effectué par les associations contribue à ce que la société dans sa globalité puisse encore se regarder dans une glace et vivre en accord avec elle-même.

Plus pernicieux encore, les SDF et autres marginaux sont une manière pour le capitalisme néolibéral financiarisé de désigner à la population des déviants et de leur montrer ce qui attend les classes laborieuses si elles tentent de se révolter. Le fait que la partie visible de la misère soit minime – même si, malheureusement, bien trop de personnes vivent dehors – participe grandement à la mécanique de normalisation, les miséreux étant présentés comme l’horizon de celles et ceux qui ne se conforment pas au capitalisme. Si comme dans Les Raisins de la colère ou Les Misérables, ces personnes devenaient soudainement majoritaires (ou tout du moins en nombre bien plus substantiel), l’argument ne tiendrait plus la route. En cela, les associations sont une forme de double soupape : soupape pour les personnes en situation de grande précarité dans la mesure où elles leur permettent d’avoir accès à des biens vitaux mais aussi soupape d’un certain système économique en place, la plupart du temps à leur corps défendant.

Le paradoxe associatif

Que ça soit dans une association à proprement parler ou dans une structure de l’économie sociale et solidaire se donnant pour ambition de lutter contre la pauvreté et l’exclusion, les actions menées par les membres sont marquées du sceau d’un paradoxe parfois difficilement conceptualisable. En lançant les Restos du Cœur, Coluche n’y voyait qu’un mouvement temporaire. Cet exemple illustre bien le paradoxe dans lequel baignent toutes celles et tous ceux qui œuvrent dans ce domaine : celui de travailler à sa propre disparition.

Effectivement, quel est le réel objectif d’une association ou d’une structure de ce type ? L’on pourrait dire qu’il s’agit d’aider les personnes en situation de précarité à accéder à un logement décent, à des manières de pouvoir se nourrir sans crainte du lendemain, etc. Tout ceci est vrai mais la réalité est que ces éléments ne sont que des jalons intermédiaires. Pour peu que l’on soit conséquent lorsque l’on travaille dans ce domaine, notre objectif doit bien être celui de l’éradication des conditions de la domination donc de la précarité. Aussi travaillons-nous quotidiennement à créer les conditions de notre disparition. Rares sont les domaines où une telle tension existe.

Le dilemme moral

Ce paradoxe inhérent au monde associatif se double d’un dilemme moral qui peut rapidement rendre pesant le fait de travailler dans ces domaines. Plus haut j’évoquais la question du rôle de soupape joué par les associations (et par extension par un certain nombre d’acteurs de l’ESS). Ce rôle, s’il est ignoré ou vécu sans grand chambardement par une partie des membres de ce monde, est pour beaucoup l’objet d’un vrai dilemme moral. Accepter de jouer le rôle de soupape revient certes à être d’une certaine manière une roue de secours du capitalisme mais ne plus agir revient surtout à laisser des personnes crever de faim, de froid, de soif ou des trois à la fois.

Derrière ce dilemme se niche finalement le séculaire questionnement sur la pureté ou non d’une action et, surtout, sur la faculté de regarder des gens souffrir – dans le pire des cas mourir – sans agir. Balayer d’un revers de main cet argumentaire pour répéter à l’envi que s’engager dans une logique qui est, de facto, une forme de compromis est une compromission comme le font certains revient surtout à revendiquer une prétendue pureté sans être bien conséquent ni regarder en profondeur les implications que nos actes peuvent avoir sur celles et ceux que l’on prétend défendre. Là n’est pas la preuve d’une très grande responsabilité sur ces questions.

Pour une vraie politique publique de lutte contre les inégalités

Dès lors, comment faire tenir ensemble ces deux éléments ? Comment ne pas être totalement phagocyté par ce capitalisme dont c’est la grande force tout en ne laissant pas crever les plus dominés ? De la même manière que le débat sur l’infiltration ou non des institutions n’a guère de sens lorsqu’il est posé à l’échelle individuelle, celui sur l’opportunité ou non de remplir un rôle déserté par l’État dans sa version plus ou moins néolibéral n’est pas à apprécier du seul point de vue des associations. Bien évidemment qu’il faut continuer à aider dès que nous le pouvons, comment pourrions-nous nous regarder dans une glace en laissant mourir de faim, de froid, de soif une personne que nous aurions pu sauver ?

Faut-il pour autant s’arrêter au milieu du chemin et de ce fait jouer le jeu du capitalisme ? Assurément pas. Les actions menées par les associations ne se limitent au rôle de soupape que si le mouvement associatif se refuse à entrer dans l’arène politique au sens où les dirigeants l’entendent – on aura bien compris que s’engager dans une association est déjà éminemment politique. De la même manière qu’il serait opportun que les syndicats de gauche fassent sauter la charte d’Amiens, les associations ne doivent pas demeurer dans « leur couloir » pour reprendre une expression éculée. « Le courage, disait Jaurès dans son Discours à la jeunesse, c’est d’aller à l’idéal et de comprendre le réel ». Soyons courageux et renversons l’ordre établi.

Pour aller plus loin:

Les raisins de la colère, John Steinbeck

La cause des pauvres en France, Frédéric Viguier

Les Misérables, Victor Hugo

Pourquoi je hais l’indifférence, Antonio Gramsci

Ce cauchemar qui n’en finit pas, Pierre Dardot & Christian Laval

Précarité étudiante: «Tout le monde n’a pas la force d’aller chercher des aides», Faïza Zerouala pour Mediapart

Les mains sales, Jean-Paul Sartre

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