Éviter les limbes (sur l’abstraction dans nos luttes)

Ulysse et les Sirènes – John William Waterhouse

Cette semaine, comme chaque année, le magazine Forbes a publié le classement des plus grandes fortunes que compte le monde. En dépit de la crise sanitaire mondiale consécutive à la pandémie de Covid, les plus riches ont continué à accroitre leur capital – la France comptant même quatre nouveaux milliardaires. La publication de ce classement et l’étude de l’évolution de la richesse des personnes qui y figurent permet de mettre le doigt sur un phénomène habituellement plutôt abstrait, celui de la progression des inégalités et de l’expansion du domaine capitaliste.

Si la situation que connait la planète depuis bientôt un an et demi a assurément révélé (bien plus que provoqué ou accentué) l’état de grand dénuement dans lequel se retrouve une grande partie de la population, si le capitalisme semble aujourd’hui bien plus critiquable qu’hier il n’en demeure pas moins vrai que pour pénétrer les masses une telle critique – et son corollaire, les propositions d’alternative – ne peut faire l’économie d’une réflexion sur son abstraction. Aussi longtemps que les critiques du capitalisme demeureront dans des sphères trop abstraites, il demeurera probablement très difficile de faire totalement adhérer les classes qui y ont le plus d’intérêt à un changement de modèle économique puisque, comme l’a dit un lointain penseur, ce n’est qu’en s’emparant des masses qu’une idée devient une force.

L’enivrante abstraction

Il faut effectivement – et je m’adresse également cette mise en garde – faire attention aux pouvoirs envoutants de l’abstraction. Le capitalisme, d’autant plus dans sa forme néolibérale financiarisée, semble être devenu un horizon difficilement dépassable si bien qu’il parait compliqué pour ne pas dire impossible d’échapper à une certaine abstraction dès lors que l’on se donne pour objectif de le critiquer ou d’en proposer une alternative. Cet enivrement peut recouper plusieurs formes mais le fait de répéter inlassablement de grandes théories – qui ne sont pas erronées pour autant – relatives à l’exploitation du prolétaire ou à la nocivité du salariat a tôt fait de nous écarter de la réalité commune de la population.

Aliénation, survaleur, spoliation (la liste n’est ici pas exhaustive) sont autant de notions qui sont essentielles dans la compréhension du système de domination que représente le capitalisme mais qui demeurent nébuleuses et opaques à une grande majorité de la population. Il peut dès lors y avoir comme une sorte de plaisir à jouer avec celles-ci, moins pour participer à un mouvement d’émancipation des classes laborieuses que pour se placer, parfois à son corps défendant, dans la position du sachant qui se couperait de facto de celles et ceux dont il prétend porter la cause. Se draper dans cette abstraction peut ainsi revenir à se retrancher dans une tour d’ivoire qui nous empêche, finalement, d’agir pratiquement. Préserver une forme de pureté idéologique à tout prix plutôt que faire avancer les choses, en somme.

Chiffres, le tournis jamais loin

Dès lors, en étant quelque peu conséquent on peut rapidement arriver à la conclusion selon laquelle l’explication au plus grand nombre passe par des éléments concrets. Et quoi de plus concret que les chiffres ? Aussi voit-on régulièrement surgir des argumentaires entiers qui se fondent sur telle ou telle statistique au prétexte que ceci va permettre de toucher plus de monde. Outre le fait, loin d’être négligeable, qu’une statistique ou un chiffre pris isolément n’a pas grand-sens et qu’il importe de toujours le contextualiser et l’expliciter, recourir aux chiffres pour sortir de l’abstraction peut rapidement se révéler être une impasse.

Il est effectivement relativement facile de trouver des chiffres pour illustrer à peu près tout propos. Cela revient-il automatiquement à sortir de l’abstraction ? De prime abord, cela peut se défendre tant la convocation de statistiques est censée parler à tout le monde ou presque. Si on s’y attarde quelque peu, on se rend assez rapidement compte qu’une telle approche est très perverse, au sens premier du terme. Comment, en effet, comprendre une statistique monétaire, démographique, etc. sans passer par la médiation de concepts abstraits ? Nous voilà donc revenus au point de départ. Mais, plus pervers encore, les chiffres eux-mêmes peuvent être porteurs d’une abstraction. Dès lors que l’on parle d’ordres de grandeur qui nous échappent totalement, comment ne pas y voir une abstraction voire une abstraction au carré en cela qu’elle touche à la fois le concept nécessaire à la compréhension du chiffre et le chiffre lui-même ?

Parler le langage commun

Ce qui importe, pour peu que l’on veuille être conséquent et réellement rendre notre message accessible, est donc de parvenir à parler le langage commun. Il s’agit donc de sortir de cette double abstraction des concepts et des chiffres – sans pour autant les délaisser, nous y reviendrons. En d’autres termes, l’une des missions premières de celles et ceux qui entendent convaincre les masses du bien fondé de la critique du capitalisme est assurément de mettre en place une forme de médiation entre elles et ces concepts abstraits. Aussi longtemps que cette médiation sera absente il ne servira à rien de déplorer que les masses ne se saisissent pas des sujets, pour la simple et bonne raison que tout est fait dans le système actuel pour ne pas rendre accessibles ce genre d’éléments.

Le cas du classement Forbes est à ce titre très intéressant. Dans celui-ci on y apprend que Bernard Arnault est la première fortune du monde avec près de 125 milliards d’€. Une fois cette information digérée, interrogeons-nous sur notre capacité à bien la comprendre. Personne, pas même lui, n’est en mesure de savoir ce que représentent absolument ces 125 milliards. L’on peut passer par une première médiation et dire qu’ils représentent l’équivalent de 8 461 955 années de SMIC. Là encore, compliqué de se figurer ce que cela représente réellement. Cela signifie que si Lucy (l’australopithèque) avait gagné le SMIC de sa naissance à aujourd’hui elle n’aurait obtenu, en revenu, qu’un peu plus d’un tiers de la fortune actuelle du dirigeant de LVMH (le calcul fait ici l’économie de la prise en compte de l’inflation) – étant entendu qu’elle n’aurait pas conservé l’entièreté de son revenu. Peut-être est-ce plus concret ainsi. De la même manière, répéter à tue-tête que la fraude fiscale coûte autour de 100 milliards d’€ annuel à l’État n’est guère concret. Traduit en effets politiques cela donnerait une disparition du déficit budgétaire (celui pour lequel on nous explique qu’il faut mener une politique de rigueur) et une augmentation substantielle, de l’ordre de 40%, du budget de l’Éducation nationale. L’on peut décliner ces exemples à l’envi.

Délaisser la théorie ?

Une fois que l’on a dit tout cela, l’une des conclusions que l’on pourrait en tirer est qu’il serait bénéfique d’abandonner la théorie. Il me semble que cela serait au contraire une erreur. C’est bien la théorie qu’il faut rendre accessible et non pas la supprimer définitivement. Le problème de l’abstraction réside moins dans son existence propre que dans son incapacité à être comprise par le plus grand nombre. Dès lors, il faut au contraire et selon le beau mot de Jaurès, aller à l’idéal tout en comprenant le réel. Là est sans doute un chemin de croix mais c’est sans nul doute celui qui peut nous permettre de sortir de l’ornière totalement irrationnelle dans laquelle nous nous trouvons.

Abandonner la théorie reviendrait de surcroît à se contenter des faits divers, du « bon sens » (qui est souvent l’autre nom de l’idéologie dominante) et d’ainsi proposer une espèce de pensée dégradée aux masses. C’est là un écueil qu’il faut à tout prix éviter et l’expérience gramscienne est précieuse de ce point de vue-là. Les travaux du penseur italien sur la notion d’intellectuel organique éclairent d’un jour nouveau cette dichotomie entre abstraction et accessibilité. Il y explique que l’intellectuel organique loin de niveler par le bas sa pensée pour la rendre accessible doit s’échiner à permettre à la classe ouvrière de s’élever intellectuellement car c’est là le chemin le plus court vers l’émancipation. Je crois que c’est bien cette ambition qui doit nous guider, quand bien même nous ne serions pas des intellectuels. Élever plutôt que niveler par le bas (ce qui reviendrait à conserver sa prééminence vis-à-vis des masses) voilà quel peut être l’un des crédos de l’éducation populaire. En d’autres termes, il s’agit d’écrouler le mur de l’abstraction pour mieux construire un pont entre elle et les classes laborieuses afin, qu’à terme, la médiation ne soit plus nécessaire.

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