
Télémaque et les nymphes de Calypso – Angelica Kauffmann
Depuis quelques semaines, voire mois, le serpent de mer de la #VenteOM revient régulièrement sur le devant de la scène. Sur les réseaux sociaux bien entendu mais également dans les médias puisqu’un certain nombre d’articles ou d’interviews à ce propos ont vu le jour ces derniers temps. S’il ne m’appartient pas ici de parler de ce sujet propre – pour la simple et bonne raison que je n’ai absolument aucune information à ce propos – les réactions aux rumeurs de vente paraissent être une très bonne porte d’entrée pour s’intéresser aux rachats de clubs et aux débats qui leur sont afférents.
Le point commun des différentes rumeurs de vente du club est effectivement qu’elles placent toutes l’acheteur potentiel dans le pourtour arabo-musulman. La plus relayée d’entre elles évoque l’intérêt du prince Al-Walid ben Talal Al Saoud ce qui n’a pas manqué de provoquer des réactions goguenardes, consternées ou exaltées selon les personnes. Les critiques parfois très puissantes à l’égard d’un potentiel rachat par ce personnage semblent être révélatrices de bien des biais qui parcourent les commentaires dès lors que l’on aborde la question des rachats de clubs.
Les biais racistes
Il ne parait effectivement pas exagéré de voir dans un certain nombre des commentaires proférés à l’encontre de certains (potentiels) acheteurs une rhétorique que l’on pourrait qualifier de raciste. Plus précisément, il n’y a pas de réactions à proprement parler racistes du type « non au rachat par des Arabes » mais celle-ci est bien plus pernicieuse. Un propos pris isolément ne vaut, en effet, généralement pas grand-chose si on le coupe de son contexte d’énonciation. Dans le cas précis des rachats de clubs ou plus largement de la politique de soft power mise en place par certains États par le biais du football, cette différence de traitement parait manifeste.
L’on (et ce « on » désigne ici la doxa, l’opinion commune) va se poser beaucoup plus de questions lorsque l’acheteur émane d’un pays arabo-musulman – ou est un État arabo-musulman – que pour d’autres nationalités ou origines. Dans le cas des rumeurs autour de l’OM, l’exemple est saisissant. Verrait-on une levée de boucliers aussi puissante dans le cadre d’une hypothétique transaction venue de la Chine. L’exemple chinois n’est pas anodin puisque cet État investit massivement dans le football depuis quelques décennies et est-il réellement plus propre que certains États du Golfe ?
Les raisons de la critique
Dire cela ne revient évidemment pas à affirmer qu’il ne faut mener aucune critique mais bien plus que celle-ci, pour être honnête, ne doit pas être fonction des origines, de l’ethnie ou de la nationalité du repreneur. Que l’État saoudien soit critiquable à de larges égards est une certitude et ce n’est pas moi qui dirais le contraire. De la même manière, l’utilisation du football par le Qatar avec le PSG en figure de proue et la coupe du monde à venir en étendard pour mieux s’acheter une bonne image est problématique.
Mener cette critique ne se départit pas de l’obligation de la mener pour l’ensemble des acteurs jouant avec le football comme d’un outil de diplomatie plus ou moins douce. Lorsque la France (ou d’autres championnats) accepte de modifier leur plage horaire pour coller avec le marché chinois, n’est-ce pas là tout autant critiquable ? Le monde du football professionnel est soumis à des puissances qui tendent à exproprier les passionnés de ce sport et il est bien peu cohérent de ne s’attaquer qu’à un seul et même type d’acteurs. À moins que les réels objectifs de ses attaques ne soient pas de défendre le football mais de faire avancer un agenda politique.
Légalité, légitimité, moralité
Les rachats de clubs ont ceci de particulier que, la plupart du temps, ils se passent sans que les supporters aient le moindre mot à dire. Se pose dès lors la question philosophico-politique de la légitimité et de la moralité des personnes candidates au rachat. Souvent, pour critiquer le rachat par une puissance du Golfe l’argument de la légitimité des moyens est avancée par les contempteurs dudit rachat. L’on pourrait se placer à un point encore plus amont de la réflexion philosophique en se posant la question de la légalité des fonds utilisés.
Cette question déborde assez largement du seul cas des rachats orchestrés par des États. Lorsqu’un oligarque russe qui a fait fortune en spoliant son peuple lors de la chute de l’URSS rachète un club tout cela est-il bien légal, légitime ou même moral ? De la même manière, les montages financiers qui ne visent qu’à dissimuler les véritables propriétaires de certains clubs sont bien souvent hors de toute légalité puisqu’ayant lieu dans les si mal-nommés paradis fiscaux. En d’autres termes, si l’on se place du point de vue de la légitimité ou de la moralité, bien peu de propriétaires (à commencer par McCourt qui a placé sa holding dans le Delaware) répondent au minimum de critères de décence. Ainsi va la financiarisation du football professionnel.
Le moindre mal et les mains sales
Dès lors, il pourrait apparaitre comme un moindre mal de ne pas critiquer les financiers fraudeurs fiscaux pour concentrer les attaques sur des États aux politiques contraires aux droits humains les plus élémentaires. Il ne me semble pas que cela permette une critique pertinente de la dynamique dans laquelle nous sommes lancés puisque, justement, une telle critique s’attacherait à parler des individus et non pas du système. L’autre positionnement souvent tenu consiste à dire qu’il faut nécessairement se salir les mains pour rester au plus haut-niveau, que sans cela c’est la rétrogradation assurée en quatrième ou cinquième division des clubs européens. Cette tension entre haut-niveau et préservation d’une identité quelque peu populaire n’est d’ailleurs pas sans rappeler le cas de certains clubs de quartiers qui, en grandissant, se retrouvent éloignés de leur base initiale.
Il ne me semble pas pour autant que nous soyons enfermés dans cette alternative. Aussi longtemps que les passionnés de football demeureront bloqués dans cette mâchoire d’airain alors la financiarisation de ce sport continuera et nous serons chaque fois un peu plus dépossédés de ce qui structure nos vies depuis des années. Les clubs de foot, ce patrimoine de ceux qui n’ont rien, ne sont pas destinés à être toujours les danseuses de propriétaires bien peu scrupuleux. De la même manière que critiquer uniquement la CDM 2022 parce qu’elle se déroule au Qatar et non pas l’ensemble du système d’attribution n’a guère de sens (pour peu que l’on ait la volonté d’être ambitieux dans notre critique), se contenter de fustiger le rachat de quelques clubs par des États ne l’est pas plus. Le fond du problème n’est pas que ces États débarquent avec leurs gros souliers dans le football professionnel mais les conditions qui ont permis cela. Une question de système plutôt que d’acteurs en somme. Comme sur un terrain de foot, ce qui importe est la structuration, pas les joueurs pris individuellement.