
Soviet Sport, 1935 – Alexander Samokhvalov
Le football est un fait social total comme l’entend Durkheim. Il marque la société, ses acteurs, son environnement, il offre une multitude de grilles de lecture et est présent dans la vie de beaucoup, même ceux pour qui ce sport n’a que peu d’intérêt. Cependant, on aime réduire le football à son aspect économique, ou alors comme l’opium du peuple, un sport qui aliène les masses et empêche leur émancipation en faisant ressurgir le plus mauvais en eux. Pour autant, le football est encore là, à irriguer nos vies, occuper nos soirées, nos journées, on aime autant aller au stade que taper dans le ballon avec ses potes, dans un parc, sur un vieux City stade ou un terrain plus classique. Le Football fait partie de nos vies, et ce pour encore un certain temps, alors comment le penser comme un élément de notre émancipation, peut-il être la porte vers un nouvel horizon ?
Il faut tout d’abord tordre le cou à un abus de langage, le football qui fait la une des médias, fait sensation à chaque frasque ou presque n’est qu’une infime partout du Football dans sa globalité. Taper dans un ballon, c’est avant tout un sport accessible à tous ou presque qui plait et passionne de nombreuses personnes et qui est devenu un langage planétaire. Bien sûr, le football professionnel, celui qui brasse des millions de dollars est une émanation directe de ce sport qui touche autant de personnes. Sans cet engouement planétaire, jamais de mondial diffusé dans presque tous les pays et jamais de FIFA avec plus de pays affiliés qu’à l’ONU. Cependant, le football ce n’est pas que les championnats nationaux, les compétitions continentales ou internationales ou encore les indemnités de transferts délirantes et c’est important de le rappeler.
Un lieu d’éducation populaire
C’est une création des médias pour feuilletonner toujours plus le football. Avant les matchs, après les matchs, on retrouve un joueur et un entraineur devant un panel de journaliste pour une séance de questions réponses. C’est un moment privilégié pour les entraineurs notamment, pour expliquer certains choix, certaines approches ou encore une vision du football. Cela permet aussi d’avoir des petites phrases, de réagir sur des sujets de sociétés ou d’actualité, mais aussi sur des points souvent inutiles qui permettent de générer du clic ou vendre des tirages.
Ces moments sont pourtant rarement des moments d’échanges. Les entraineurs et les joueurs ne sont pas à l’aise avec un micro, ont peur de devoir gérer la police des ouin-ouin en cas de mauvaise formulation ou de sortie mal comprise ou maladroite. Certains ont un point de vue différent et se servent de ces séquences pour parler de football avec profondeur sans pour autant trop l’intellectualiser. Le football reste un sport accessible, assez facile à comprendre et à exécuter. Cependant, le travail d’un entraineur est complexe, encore plus dans le football professionnel.
Le cas d’un Bielsa est surement le plus intéressant. L’Argentin dont la parole est de plus en plus chère est un intellectuel organique de ce sport. D’un point de vue où il l’a étudié, il le pratique et a en plus à cette faculté de l’expliquer, de le faire comprendre sans jamais mépriser son interlocuteur. Dans l’esprit de Gramsci, Marcelo Bielsa est surement la plus belle représentation de ces sachant qui veulent aider une classe en lui apportant du savoir sans jamais abaisser son langage à une masse qui dispose de moins de connaissances que lui : les intellectuels organiques. Le natif de Rosario se sent proche des pauvres, des opprimés, de ceux qui n’ont que leur force de travail à vendre, mais qui prennent du plaisir au stade, dans ces travées bouillantes qui prennent vie avec ce peuple des tribunes.
En exemple, la rencontre entre les supporters de l’OM avec l’Argentin est le plus représentatif. On aime qualifier la ville de Marseille de celle qui vit le plus le football en France, avec les supporters les plus attachés à ce club et à ce stade. Si la plupart des journalistes n’ont jamais accepté que Marcelo ne les regardent pas en conférence de presse alors que l’Argentin leur donnait énormément d’informations intéressantes, les supporters ont été marqués par ce passage. Chaque mot, chaque déclaration de l’Argentin étaient attendus. Il nous donnait à manger, nous a permis de comprendre ce sport, de nous remettre en question. Pour beaucoup, il y a un avant et un après Marcelo Bielsa. La manière dont beaucoup attendaient les objectifs matchs, des reportages sur la semaine écoulées à l’OM avec notamment des images de causeries et d’entrainements, montre bien la soif des supporters à apprendre sur ce sport.
Dans le même temps, des entraineurs refusent de se servir de ces moments parfaits pour parler aux amateurs de football et à ses supporters avec des choses intéressantes. Les réponses laconiques, peu intéressantes et peu profondes pour répondre simplement à cet impératif contractuel sont vraiment frustrantes. La nature des questions sont aussi souvent fautives, les journalistes n’étant bien souvent pas dans la dynamique de nourrir le débat et les supporters ou l’analyse du football, mais pour remplir les colonnes du canard avec une petite déclaration croustillante. La logique capitaliste qui a phagocyté les médias dominants est une explication importante de la manière dont le football est traité.
Refuser la tiédeur
Le traitement du football peut nous permettre de comprendre beaucoup de choses qui ne concernent pas directement ou exclusivement le football. Il faut cependant que des acteurs qui ont le plus de connaissance acceptent de le partager et de la propager dans l’optique d’éduquer les masses et non en se mettant à leur niveau et en adaptant leur discours. C’est là aussi une position très importante de la pensée d’Antonio Gramsci. L’intellectuel organique ne doit pas abaisser son discours au possible niveau de compréhension des masses, mais essayer de les tirer au maximum vers lui, tout en n’oubliant pas qu’ils ont des choses à dire, du savoir et qu’ils sont dotés de compréhension.
C’est là le second point intéressant. Si un entraineur n’est pas en capacité ou n’est pas à l’aise avec la parole publique, devant un micro ou en interview dans une dynamique plus intime, il peut tout de même nous produire des choses intéressantes sur le terrain. Cela peut être sa manière de participer à la progression du football, mais aussi à sa diffusion et à sa compréhension. Dans cette dynamique d’émanciper les masses en leur offrant des clés de lecture sur le monde, les notions de plan de jeu ou simplement de manière de voir le jeu sont intéressantes. On aime faire une différence entre dogmatique et pragmatique, mais il y a surtout des gens qui se contentent de rien et ceux qui ont une vision.
Dans les faits, il n’est pas question de parler de football pro-actif, patient, attentif ou simplement de possession et de les classer. Je pense qu’il faut vraiment différencier le fait d’avoir une vision particulière du football, ce qui veut aussi dire avoir une vision de la société et ceux qui s’adaptent à tout, sans ligne directrice claire avec pour but seulement de gagner. On veut tous gagner, mais il y a la manière qui est importante, ce style de jeu, est important quand ça ne va pas. Comme le dit Antonio Gramsci : « Je hais les indifférents. Pour moi, vivre veut dire prendre parti. L’indifférence est apathie, elle est parasitisme, elle est lâcheté, elle n’est pas vie. C’est pourquoi je hais les indifférents.«
Accepter la tiédeur dans le football, ces approches frileuses et sans vision à long terme ne servent pas à mieux comprendre ce sport si important pour beaucoup. Les masses qui garnissent les travées et rendent ce sport si beau ne doivent pas en plus souffrir en voyant leur passion. Ce patrimoine qui ne leur appartient pas, mais à qui ils peuvent donner beaucoup doit en retour leur apporter surtout du bonheur et des émotions. Chose qu’on ne retrouve pas simplement dans la victoire, mais aussi dans le fait de se reconnaitre dans son club, de s’y sentir accepter et surtout considéré. Marcelo Bielsa a toujours eu des mots forts pour les supporters, mais a aussi eu des gestes forts. Il ne nous a jamais méprisés, au contraire même. Tout le contraire du discours de certains entraineurs qui adoptent souvent des tons condescendants en direction des supporters.
Réfléchir à l’individu
Il y a eu des footballs dits socialistes où le groupe étant fortement mis en avant comme avec Gustav Sebes et sa sélection hongroise qui a totalement révolutionné la manière de concevoir le football. Dans la même veine du Blackburn, club d’ouvriers qui a misé sur un jeu de passes et collectif huilé pour bousculer les aristocrates en finale de Cup. Dans cette logique, le plaisir individuel a souvent été mis de côté. La notion de groupe était le plus important, il fallait tout faire pour l’équipe, quitte à brider l’esprit d’initiatives des individus pour la réussite du groupe. Si cette manière de voir le foot a eu du succès, et a été une révolution, il est important de réfléchir à la suivante.
Il ne faut pas oublier que le football est très important pour l’individu, que cette pratique, la notion de groupe peut-être une étape importante pour sa socialisation. Comme le dit Albert Camus : « Ce que je sais de la morale, c’est au football que je le dois« . Vouloir noyer l’individu dans un groupe plus grand pour réussir de grandes choses peut être une position qui s’entend. Cependant, le développement personnel est aussi à prendre en compte, et qui doit être écouté. Réfléchir à l’émancipation des masses, à un renversement de modèle social et économique est une excellente chose, dans le même temps, il ne faut pas oublier le plaisir et le bien être de l’individu.
Le football est et doit rester un lieu où on peut faire des choix, avoir du pouvoir et surtout avoir la possibilité d’agir selon sa lecture des faits. Comme le dit encore ce bon Antonio Gramsci : « Le football est un royaume de la liberté humaine exercé au grand air. » Si les capitalistes et certains pisses froids veulent nous rendre le football toujours plus neutre et fade pour nous en éloigner et continuer à en profiter tout en éloignant les voix dissonantes, il ne faut pas abandonner et continuer de militer pour le type de football qui nous plait et nous permet de grandir. Pourquoi on écoute Agnelli quand on méprise les supporters ? Le sujet ne doit pas être sujet à débat, il doit simplement être combattu, nous devons continuer de lutter pour prendre le pouvoir et pour peser politiquement.
Le football a cette force, d’être accessible, d’être populaire, d’être universel, de permettre à l’individu de se développer, mais aussi de créer de la sociabilité, de faire des rencontres, de s’unir et de pouvoir communier et lutter d’une seule voix. On aime dire que les corps intermédiaires ont été saccagés pour forcer les gens qui voulaient s’émanciper de leur situation oppressante de ne plus avoir les moyens pour le faire. Les syndicats, les partis politiques, certaines corporations ont perdu de leur superbe, phagocytés par un capitalisme toujours plus fort et violent. Le football est encore là pour nous, cependant il est aussi courtisé par nos ennemis, nous ne devons pas abandonner la bataille, et continuer de s’indigner contre les sorties loufoques d’un JHE ou d’un Agnelli. Ils nous ont pris beaucoup, nous devons lutter pour que le football nous parle encore, et surtout militer pour qu’il soit comme on l’aime et non comme eux le veulent.
Benjamin Chahine