Renverser la perspective (à propos de la gauche et des frontières)

Le Radeau de la Méduse – Théodore Géricault

« Je suis favorable aux retours des frontières sur capitaux, marchandises et personnes […] mais aussi pour les gens du Nord qui vont voyager partout dans le monde ». Au micro de France Inter le 2 décembre dernier (à retrouver à partir de 10’30 sur cette vidéo), François Ruffin a eu cette phrase qui a agité les débats au sein de la gauche pendant quelques jours. Les réponses à ses propos provenant de soutiens d’Emmanuel Macron, de la droite de l’échiquier politique voire de l’extrême-droite ne m’intéressent guère ici puisque je crois que c’est une discussion importante et intéressante à avoir au sein de la gauche où des lignes différentes cohabitent et, qu’en conséquence, c’est uniquement de cela que traitera ce billet.

Saisissant rapidement l’ampleur prise par ces quelques mots, Ruffin a publié un post sur Facebook dans la journée de son passage à France Inter visant à expliciter sa position notamment sur la régulation du tourisme des personnes issues des pays occidentaux. S’il ne s’agit pas dans ce développement de centrer le propos sur le député de la Somme, sa sortie radiophonique couplée à ses explications sur les réseaux sociaux me paraissent être une formidable porte d’entrée pour aborder le sujet des frontières et de la gauche pour en renverser la perspective.

Frontières économique versus pour les personnes

Le fait que François Ruffin – tout comme d’autres personnalités de la gauche, on peut penser à Arnaud Montebourg par exemple – englobe l’ensemble des frontières lorsqu’il parle de ce sujet est signifiant en soi à mes yeux. Par-delà le fait qu’il me parait peu rigoureux de faire un rapprochement entre les touristes occidentaux et les migrants/réfugiés qui fuient la persécution politique, la misère économique ou sont tout simplement à la recherche d’une vie meilleure, mettre sur un même plan les capitaux, les marchandises et les personnes est au mieux maladroit pour plusieurs raisons.

Tout d’abord l’avènement de la grande dérégulation que les dominants ont appelé mondialisation et du libre-échange forcené a eu pour conséquence de faire exploser les échanges de capitaux et de marchandises tandis que les migrations de personnes sont restées relativement peu nombreuses. Dès lors, prétendre traiter du même coup l’ensemble de ces questions revient à passer à côté de cet élément fondamental qui est que si les frontières ont quasiment disparu pour les capitaux et les marchandises, ceci est loin d’être le cas pour les personnes. Mais plus grave encore selon moi, adopter cette vision totalisante de la frontière revient de facto à mettre sur le même plan les capitaux, les marchandises et les personnes ce qui, on en conviendra aisément je pense, est dérangeant.

Les drôles d’associations d’idées

Un élément qui est beaucoup revenu après le passage de Ruffin sur France Inter est qu’il n’avait, en somme, rien dit de fondamentalement dérangeant sur la question des frontières. Il me semble – et ceci excède largement le cas du député de la FI – que le contexte d’énonciation est également signifiant. En d’autres termes les mots que l’on utilise ne se suffisent pas à eux-mêmes. Lorsque Léa Salamé pose la question de l’accueil des réfugiés et embraye tout de suite après sur celle des frontières cet enchainement a du sens et il me semble qu’il aurait été pertinent de rejeter cet engrenage dans lequel la journaliste a fait glisser Ruffin.

De la même manière, pour élargir la focale il est dérangeant à mes yeux de mettre sur un même plan le touriste occidental qui, et là n’est pas le sujet, peut effectivement abuser des vols en avion pour son propre plaisir et la personne qui laisse tout derrière elle en ayant pour seul bagage son enfant dans les bras. Renvoyer dos à dos les deux figures est, là encore, signifiant en soi au-delà de ce que peuvent en dire les mots ensuite.

La question de la souveraineté

Derrière la question des frontières perce bien souvent le sujet de la souveraineté. Souveraineté économique bien évidemment lorsqu’il s’agit de la liberté de circulation des capitaux et marchandises puisque celle-ci s’adosse à une dépossession du pouvoir de délibération des peuples, jugés trop bêtes pour comprendre les bienfaits du néolibéralisme, mais également souveraineté politique puisque les frontières seraient ce qui permet de faire nation et de se définir par rapport aux autres pays.

Les débats sur cette deuxième souveraineté – pour ce qu’il s’agit de la souveraineté économique du peuple vis-à-vis des forces d’argent je ne crois pas que cela fasse débat à gauche – me semble achopper sur une vision quelque peu binaire voire manichéenne de la frontière. Dire qu’il faut accueillir les personnes qui souhaitent venir ne signifient pas, me semble-t-il, la suppression des frontières (ce qui n’aurait pas vraiment de sens étant donné qu’à partir du moment où il existe deux pays différents, une démarcation est de facto présente) mais une gestion plus humaine et ouverte de celles-ci.

Le mythe de l’embastillement

Surtout, défendre une vision de frontières fermées contribue, selon moi, à aller à rebours de ce que nous montrent les choses au fil du temps. Les barbelés, les patrouilles et toutes les actions visant à clôturer les frontières n’empêchent pas les personnes qui fuient la misère ou cherche une vie meilleure de quitter leur lieu de vie. Si tel était le cas, les migrations à destination de l’Union Européenne se seraient taries depuis longtemps étant donné la manière dont les pays qui la composent traitent les migrants/réfugiés, du fait que la Libye soit désormais son prestataire externe ou que la Méditerranée ressemble bien plus à un cimetière qu’à une interface d’échanges entre deux continents.

La réalité, peut-être crue, est que prôner une fermeture autoritaire des frontières voire une militarisation de celles-ci a pour seul effet de rendre encore plus dangereuse la traversée pour celles et ceux qui la tenteront dans tous les cas. Dès lors, penser que s’embastiller limitera le flux des migrations est une bouffonnerie qu’il faut prestement déconstruire. Cela revient tout juste à augmenter le flux de celles et ceux qui quittent cette Terre en tentant de trouver une vie meilleure. Face à une telle situation, l’attitude Ponce-Pilate consistant à s’en laver les mains ne me parait ni bien humaniste ni guère courageuse.

Refuser le cadre

Une fois que l’on a dit tout cela il me semble qu’il importe de rappeler l’élément central dans ces questionnements. À mes yeux, la seule position de gauche véritablement ambitieuse sur le sujet consiste à refuser de se laisser enfermer dans ses questions par celles et ceux qui prônent la mise sur le devant de la scène des sujets identitaires pour mieux reléguer à l’arrière plan les sujets économiques et sociaux. Des débats parcourent la gauche sur la question et je ne suis pas de ceux qui pensent qu’il faudrait cacher nos désaccords – quand bien même le mode de scrutin de la Vème République ne nous est pas favorable à ce propos.

Pour renverser la perspective il est donc nécessaire de refuser le cadre de la réflexion et des questions sur le sujet : ce problème de frontières est une résultante du système économique dans lequel nous sommes plongés. C’est le capitalisme, particulièrement dans sa version néolibérale, parce qu’il met en concurrence tout le monde contre chacun qui impose ce débat. Le néocolonialisme, les multiples contrats léonins passés avec les pays dits du Sud, le libre échange forcené qui remplace progressivement l’agriculture vivrière par de l’agriculture intensive sont, entre autres puisque la liste n’est ici pas exhaustive, les principales raisons qui font que ces débats existent et continuent à nous diviser. La compétition du tous contre chacun d’une part et la concurrence entre peuples de l’autre sont les deux faces de la même pièce. Pièce qu’il s’agit enfin de fracasser.

[Dans la continuité du travail entrepris sur ce blog (et dans une volonté de diversifier les supports pour faire avancer les idées en lesquelles je crois), j’ai rédigé un roman mêlant sociologie, politique et description de Marseille. Le premier chapitre est en accès libre via ce lien pour celles et ceux qui souhaiteraient avoir un aperçu avant de passer le pas de l’achat. Pour acheter le livre en version numérique c’est par ici et pour le précommander en version physique c’est ici n’hésitez pas à me faire des retours pendant ou après votre lecture]

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