
Le semeur – Vincent Van Gogh
Déjà présent durant le confinement, le discours sur la nécessité de remettre les Français au travail a encore gagné en puissance depuis la fin de celui-ci. Tant au gouvernement qu’au MEDEF – mais faut-il encore séparer les deux entités ? – ces mots reviennent comme des annonces lancinantes : pour relancer l’économie il va falloir faire des efforts et donc travailler plus encore qu’avant. Par-delà l’occasion que veulent saisir les possédants et les néolibéraux de mettre une nouvelle fois au pas la grande majorité de la société, il faut je crois s’interroger sur cette notion de travail que répètent presque machinalement tous les pouvoirs de droite ou de gauche de droite qui se succèdent à la tête du pays depuis des décennies.
Derrière la volonté vorace d’augmenter (ou de préserver dans la situation actuelle) les profits des plus puissants de la société, cette manière de faire coïncider la notion de travail avec sa seule expression capitaliste et marchande n’est pas le dernier des outils employés par le bloc bourgeois au pouvoir pour dominer le reste de la société. La question du travail est effectivement l’une des questions centrales dans l’organisation de la société et donc de la répartition du pouvoir dans cette dernière.
La dépossession du travail
Si l’appel à la reprise du travail effectué par les détenteurs du pouvoir (à la fois politique et économique) omet opportunément de dire que beaucoup de personnes dans ce pays ont continué à occuper leur emploi durant le confinement, le problème de celui-ci est bien plus profond à mes yeux. Pour être juste, il faut dire que ledit problème ne date pas d’aujourd’hui mais vient de loin : à chaque fois que les élites parlent de travail elles ne parlent que de travail marchand subordonné ou presque, comme si le travail se limitait à cela. Durant le confinement d’ailleurs nous avons pu voir dans les quartiers populaires des chaines de solidarité se mettre en place, cela aussi est du travail.
Plus globalement, résumer le travail au travail marchand subordonné revient à nier que des actions qui se situent hors du marché constituent également du travail. C’est le triomphe ultime de la loi du marché qui tend même à expliquer que les fonctionnaires ne travaillent pas. Il est d’ailleurs assez révélateur de constater qu’une même action selon qui l’effectue sera considéré comme du travail ou pas par le système économique actuellement en place, ce qui démontre bien qu’il ne s’agit pas de caractériser une action en elle-même pour les laudateurs de ce système mais bien le rapport de production qui la domine. Le travail peut effectivement recouper bien des formes et n’est pas l’apanage du système capitaliste comme d’aucuns souhaiteraient le faire croire. Ne dit-on pas par exemple d’un élève qui obtient de bons résultats scolaires qu’il travaille bien ?
La bataille des mots et des idées
L’on pourrait ne voir dans cette question du travail qu’un sujet rhétorique. Je crois au contraire que cette farouche volonté des capitalistes de faire coïncider le travail avec son seul mode capitaliste est une manière de mener la bataille des idées. Aussi longtemps que nous laisserons faire ce genre de manœuvres, nous serons à la remorque dans la bataille culturelle qui est, à mes yeux, l’une des plus importantes. En agissant de la sorte, les capitalistes empêchent d’imaginer un horizon autre que le leur puisqu’ils expliquent sans vergogne que le travail c’est eux et leur modèle. Comment dès lors parvenir à imaginer un travail qui émanciperait si dans l’inconscient collectif celui-ci ne peut se conjuguer que sur le mode capitaliste ?
Démontrer méthodiquement, patiemment mais de manière déterminée que le travail aliénant dans le régime capitaliste est loin d’être le seul travail possible doit assurément être l’une des tâches de tout mouvement qui se veut porteur d’un projet d’émancipation. Les mots ne sont pas simplement des outils rhétoriques envoyés en l’air les uns après les autres mais participent à la construction de nos modes de pensées. Aussi longtemps que dans la tête de la majorité des personnes, le travail se résumera au travail marchand subordonné, il n’est guère probable qu’un changement d’ampleur puisse se produire. Libérer le travail selon la très bonne formule de Thomas Coutrot commence par le libérer de cette définition rabougrie dans laquelle les capitalistes l’enferment depuis trop longtemps.