Au milieu de l’ensemble des débats induits par la crise sanitaire et la mise en place du confinement, il en est un qui a pris, de manière assez surprenante, une certaine ampleur, celui de l’ouverture des librairies. Alors que le gouvernement annonçait la fermeture de l’ensemble des commerces non nécessaires à la vie de la nation, d’aucuns se sont empressés d’expliquer – souvent pour mettre en avant que, eux, lisaient des livres – que les librairies constituaient des commerces nécessaires. Alors même qu’Amazon et tous ses avatars antisociaux sont progressivement devenus dominants sur le marché de l’achat de livres, certains exigeaient que les libraires soient mis en danger d’un point de vue sanitaire quand le reste de l’année assez peu de personnes, malheureusement, poussent la porte de ces librairies indépendantes.
Ce nouvel attrait pour les petits libraires indépendants au nom de la préservation de la culture – je reviendrai sur le lien soi-disant indéfectible entre livres et culture avancé par certains – peut facilement trouver sa matérialisation par l’achat de livres électroniques via des sites permettant de financer les libraires indépendants, on peut citer Place des Libraires par exemple. Plus largement, cet engouement nouveau pour la lecture en raison du confinement et la place importante qu’a occupée ce débat durant quelques jours a, me semble-t-il, éclipsé une problématique bien plus importante à ce sujet, celui de la difficulté d’accès à ces livres pour les populations qui en auraient à mon sens le plus besoin.
Les tarifs des livres
Appeler à une ouverture des librairies revient à aborder la question selon un angle très partiel selon moi. Si les classiques de la littérature peuvent désormais être accessibles pour des sommes raisonnables – voire même gratuitement pour les ouvrages tombés dans le domaine public, comme sur le site Livres pour tous – il n’en va pas de même pour les ouvrages contemporains. Tant pour les romans, nouvelles et autres types d’ouvrages littéraires que pour les œuvres de sciences sociales qui seraient bien utiles aux plus dominés de la société pour mieux appréhender les structures dans lesquelles nous baignons et qui déterminent leur place dans l’échelle sociale, les prix de vente des livres sont bien souvent prohibitifs pour les classes les plus populaires.
Lorsque l’on doit faire ses comptes à l’euro près ou quasiment, que dès le 20 du mois (voire plus tôt) l’on regarde avec anxiété son compte en banque et que les agios sont une triste routine, mettre 15 ou 20€ – ou même moins – dans un livre est de l’ordre de l’impensable et de l’impossible. Très rares sont pourtant les ouvrages contemporains à ne pas dépasser la barre des 10€ et même quand cela arrive, le plus souvent cela signifie que l’ouvrage en question est très court.
De la structuration des profits littéraires
Une fois ce constat tiré, il pourrait être facile de fustiger les auteurs en leur demandant d’agir pour faire baisser les prix de leurs ouvrages. Ce serait s’induire lourdement en erreur sur le poids réel desdits auteurs dans la fixation du prix. En outre, il ne faut pas croire que les auteurs vivent des fruits de leurs ouvrages, pour la plupart ceux-ci sont bien plus un moyen de faire avancer des idées qu’un moyen de réellement s’enrichir. A l’exception de quelques auteurs aux ventes très élevées, aucun ou presque d’entre eux ne peut se contenter des revenus tirés de l’écriture pour la simple et bonne raison que la part qui revient aux auteurs lors de la vente d’un livre est largement minoritaire : 8% jusqu’à 10 000 exemplaires vendus, 10% entre 10 000 et 20 000, 12 à 14% au-delà de 20 000 dans un contrat classique.
Le gros des revenus échoit donc à d’autres acteurs que les auteurs qui ont donc finalement très peu de marges de manœuvre pour faire baisser les prix de leurs ouvrages à moins de refuser à une part substantielle de leurs revenus – qui ne sont déjà pas très élevés. On estime en moyenne (voir « Pour aller plus loin ») que le détaillant s’arroge un tiers des revenus, l’éditeur 15%, le diffuseur 14%, le distributeur 8%, le reste des revenus (20%) servant à régler les coûts de fabrication du livre. On le voit donc aisément, l’auteur ne perçoit en moyenne que 10% des revenus générés par son ouvrage et qu’une politique ambitieuse de baisse des prix des livres pour en favoriser l’accès au plus grand nombre ne peut faire l’économie d’une réflexion holistique autour de l’industrie du livre.
La difficulté d’accès pour les classes populaires
Par-delà la question pécuniaire, l’accès des classes populaires à ce type d’ouvrages est freiné par le manque de capital culturel qui, comme cela a déjà été démontré à de nombreuses reprises, est presque toujours proportionnel à la place sociale occupée. Dès lors se pose la question de l’acuité d’ouvrages écrits pour démontrer les méfaits d’un modèle de société et proposer un autre chemin vers une plus grande émancipation si ceux-ci ne peuvent pas être compris par ceux à qui l’on s’adresse. C’est l’un des reproches qui est fait à intervalle régulier à un auteur comme Frédéric Lordon qui prône le dépassement du capitalisme mais dont les textes nécessitent bien souvent un bagage culturel et économique conséquent pour être saisis.
A ces critiques répétées, le philosophe et économiste n’a de cesse de répondre – assez pertinemment à mes yeux – que celles-ci s’insèrent finalement dans l’appel une personnalité providentielle qui serait tout à la fois capable de produire des analyses et écrits sur des sujets pointus tout en étant capable de les vulgariser et de parler au plus grand nombre, appel qui selon lui sont l’un des dangers pour la gauche. Il n’en demeure pas moins que cette question demeure pendante et qu’aussi longtemps que ce genre d’écrits décisifs dans la compréhension des mécanismes du capitalisme ne seront pas rendus accessibles – sur le comment, j’esquisse des pistes plus bas – ces idées ne se seront pas emparées des masses et ne seront donc pas encore des forces pour paraphraser Marx.
La nécessité d’un fort service public
Une fois que l’on a dit tout cela et parlé des diverses difficultés d’accès – que l’on pourrait classer les unes dans la partie économique, les autres dans la partie intellectuelle – des classes populaires aux ouvrages qui seraient décisifs pour leur permettre de prendre conscience des structures de la domination et donc de mieux les combattre, l’on peut se résigner en se disant que rien ne pourra être changer. Je crois personnellement que c’est précisément sur les structures qu’il faut agir et que c’est donc d’une politique volontariste dont nous avons besoin pour sortir de cette ornière. Pour répondre au premier problème, le pécunier, l’on pourrait imaginer des politiques ambitieuses de subventionnement de la filière littéraire ou, mieux encore à mes yeux, mettre en place – sur le modèle de ce que font un certain nombre de départements voire même l’Etat mais uniquement à destination des jeunes – des chèques cultures permettant non plus seulement aux jeunes mais à tout le monde d’avoir accès à des objets culturels (évidemment, les livres ne devraient pas être les seuls objets accessibles). Ces chèques pourraient potentiellement être conditionnés à un certain niveau de revenus.
Toutefois, comme je le disais plus haut, l’autre grand obstacle réside dans la compréhension ou non desdits ouvrages. Si une démarche d’autogestion – j’y reviendrai à la toute fin de ce billet – est éminemment nécessaire tant l’on connait les pesanteurs institutionnelles de ce pays et, disons les choses clairement, l’absence d’intérêt d’un point de vue politique pour les classes dominantes à ce que les classes populaires accèdent à ce savoir critique, il me semble que le nœud gordien de ce sujet réside dans le système éducatif pour les jeunes et la mise en place d’une réelle éducation populaire pour les adultes. Aussi longtemps que le modèle économique abrutira, au sens premier du terme, par le travail subordonné la grande majorité de la population, une telle ambition restera lettre morte. C’est donc bien d’un changement global dont nous avons besoin pour atteindre cet objectif.
Les bibliothèques pour sortir de l’ornière
A cet égard, les bibliothèques sont, me semble-t-il, de merveilleux équipements pour permettre la mise en place tant de cette éducation populaire que l’accessibilité d’un point de vue pécunier aux objets culturels. Il est primordial de faire monter en puissance l’offre de bibliothèques présentent notamment dans les quartiers politique de la ville. Si leur nombre est loin d’être ridicule – d’après un rapport de décembre 2015 (le plus récent que j’ai pu trouver et qui est présent dans la partie « Pour aller plus loin »), la France compte plus de 16 000 bibliothèques et près de 97% des QPV sont situés dans une commune disposant d’une bibliothèque et pour plus de 90% d’entre eux la bibliothèque est située à moins de 2km. Le rapport ajoute toutefois qu’il faut « être pondéré à l’aide de divers critères. En particulier, au-delà de la distance ‘à vol d’oiseau’ ici considérée, demanderaient à être prises en compte notamment : la distance réelle (à pied, par les transports individuels et par les transports en commun) ; la qualité des bibliothèques en question : plages d’ouverture, surfaces et services ». Le rapport affirme enfin qu’une étude spécifique sur ces QPV serait pertinente – les représentations que l’on se fait de la présence de bibliothèques dans les QPV dans une assez grande partie de la population demeure problématique.
En 2013, au moment de la sortie du film La Marche, l’un des morceaux de la BO a rassemblé treize rappeurs dont Soprano qui, au sein de son couplet, résume assez bien à mes yeux la manière dont une assez grande partie de la population appréhende les quartiers populaires : « On m’a dit : « Aimez la France ou quittez-la » / « Pour vous représenter, on a mis des Rama Yade et des Fadela » / « Pourquoi vouloir une bibliothèque dans vos favelas ? » / »Tenez : un terrain d’foot, vous deviendrez tous des Benzema » ». Pour bien trop de monde encore permettre l’accès à la culture de ces populations ne sert à rien voire est contreproductif un peu comme lorsqu’une municipalité des Bouches-du-Rhône a fait le choix de construire une médiathèque en plein cœur d’un QPV et qu’une bonne partie du conseil municipal a poussé des cris d’orfraie affirmant que celle-ci serait rapidement vandalisée. Des années plus tard, la médiathèque est toujours là et les habitants s’en sont saisis à tel point que la fréquentation dépasse allègrement toutes les prévisions.
Intégrer les cultures populaires
Cette volonté de permettre aux classes populaires d’accéder à ces objets culturels qui leur sont, pour le moment, très éloignés ne doit pas pour autant conduire à renforcer l’invisibilisation des cultures populaires à laquelle nous assistons depuis bien trop longtemps. Il n’est d’ailleurs pas anodin que nous ayons un ministre de LA culture et non pas des cultures, ce qui est le fruit d’une très longue histoire ainsi que l’explique très bien Franck Lepage dans sa conférence gesticulée sur le sujet. Affirmer que les classes populaires ne sont pas sensibles à la culture (aux cultures devrions-nous dire) revient effectivement à dénier l’appartenance à la culture de l’ensemble des cultures populaires.
A cet égard la question du rap ou des tags me parait paroxystique de la manière dont le traitement de la culture dans les hautes sphères de ce pays vise d’une certaine manière à stigmatiser une partie de la population. Lorsque les victoires de la musique récompensent année après année non pas la catégorie rap mais musique urbaine et que lesdites récompenses échoient la plupart du temps à des artistes qui, s’ils ne sont pas ici critiqués pour ce qu’ils produisent, ne parlent pas de et aux populations des classes populaires alors même que le rap est originellement issu de ces milieux, il devient évident que c’est là un moyen de dire à toute une partie de la population que leurs cultures n’entrent pas dans la culture officielle. L’objet sera donc non seulement de favoriser l’accès des classes populaires aux objets culturels d’analyse structurelle mais également de légitimer les cultures populaires.
Vive l’autogestion !
Comme dit plus haut avec le cas de Frédéric Lordon, il semble essentiel que nous nous emparions des ouvrages d’intellectuels afin de leur permettre de toucher le plus grand nombre. Transformer les analyses parfois absconses mais ô combien nécessaires des chercheurs en propos vulgarisés compréhensibles par le plus grand nombre voilà peut-être le grand enjeu des prochaines années. Le développement des différents canaux de communication, la possibilité de varier les formats (de l’écrit au podcast en passant par la vidéo ou les fils Twitter), l’horizon de l’éducation populaire semble s’ouvrir de manière plus large qu’hier et doit permettre à la gauche de toucher la plus grande population possible. Il s’agit ni plus ni moins que d’accepter de jouer le rôle de medium et de descendre dans l’arène pour montrer que les divers ouvrages de recherche ne sont pas l’apanage d’une petite minorité.
Sans doute est-ce à toutes celles et tous ceux qui ont la capacité d’effectuer ce grand travail de prendre leur part et d’œuvrer pour permettre cette diffusion la plus large possible. Pour paraphraser le si beau discours de Stockholm de Camus, une telle ambition ne peut se mettre qu’au service de ceux qui subissent le capitalisme. Parlant de l’écrivain au cours de son discours, il affirme: « Aucun de nous n’est assez grand pour une pareille vocation. Mais dans toutes les circonstances de sa vie, obscur ou provisoirement célèbre, jeté dans les fers de la tyrannie ou libre pour un temps de s’exprimer, l’écrivain peut retrouver le sentiment d’une communauté vivante qui le justifiera, à la seule condition qu’il accepte, autant qu’il peut, les deux charges qui font la grandeur de son métier : le service de la vérité et celui de la liberté. Puisque sa vocation est de réunir le plus grand nombre d’hommes possible, elle ne peut s’accommoder du mensonge et de la servitude qui, là où ils règnent, font proliférer les solitudes. Quelles que soient nos infirmités personnelles, la noblesse de notre métier s’enracinera toujours dans deux engagements difficiles à maintenir : le refus de mentir sur ce que l’on sait et la résistance à l’oppression ». Peut-être est-ce là une feuille de route à suivre afin de faire progresser les idées émancipatrices puisque selon la phrase de Victor Hugo, si l’on résiste à l’invasion des armées on ne résiste pas à celle des idées. Soyons donc des constructeurs d’envahisseurs.
Pour aller plus loin:
L’équipement des communes et groupement de communes en bibliothèques: lacunes et inégalités territoriales, rapport de l’inspection général des bilbiothèques
Discours de Stockholm, Albert Camus
La commercialisation du livre sur Mediadix
Le cens caché, Daniel Gaxie
Publics et usages des bibliothèques municipales en 2016, rapport pour le ministère de la culture
Incultures 1, Franck Lepage
Crédits photo: BNF
Très bon article
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Merci !
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