Depuis plusieurs mois maintenant, le monde est contraint de vivre avec la crise sanitaire induite par le surgissement du nouveau coronavirus. Si le premier cas recensé remonte à décembre 2019, ce n’est qu’à partir de janvier 2020 et plus encore durant les mois qui ont suivi que la crise a pris une ampleur inédite à l’époque contemporaine. Plusieurs milliards de personnes sont à ce jour confinées, l’ensemble ou presque de l’économie mondiale est à l’arrêt ou – pour être plus juste – réduit à ses portions vitales et les conséquences de la déflagration qui touche la population mondiale sont extrêmement difficiles à prévoir (même si certains se plaisent à jouer les madame Irma).
Il ne s’agit bien entendu pas de dire que penser à l’après est superflu, je crois qu’une telle démarche est importante voire essentielle, mais bien plus d’adopter une position humble face à un état de fait sans précédent. Plutôt que me perdre en conjectures qui ne vaudraient pas grand-chose, je crois qu’il est bien plus pertinent de tirer un premier bilan d’étape sur l’ensemble des éléments que nous révèlent cette crise sanitaire mondiale. L’objet, ici, est d’effectuer un point d’étape avant de prétendre pouvoir faire de la prospective. A cet égard il ne me parait pas usurpé ou exagéré de dire que le nouveau coronavirus est une sorte d’apocalypse au sens étymologique du terme – le terme découle d’apokálupsis qui signifiait « action de découvrir » – en cela que celui-ci joue le rôle de révélateur de bien des dérives du modèle capitaliste, en particulier dans sa version néolibérale.
Apocalypse écologique
Avec la mise en place du confinement un peu partout sur la planète – même si les modalités varient d’un pays à un autre – nous avons vu se mettre en place un discours que l’on pourrait caricaturer derrière l’expression « la planète revit, nous sommes le virus ». Un tel positionnement s’est nourri, et continue de le faire, du retour d’un certain nombre d’espèces dans les villes ou leurs alentours (les dauphins dans les ports italiens, les canards qui se réapproprient les grandes villes, etc.). Il ne s’agit bien évidemment pas de nier les bienfaits de la période actuelle en termes de baisse de la pollution mais bien plus de ne pas oublier que le gros des activités polluantes ne sont pas celles menées par nos actions individuelles mais bien plus les processus de production industriels. Si cette période de mise à l’arrêt quasi-total des économies montrent quelque chose d’un point de vue de la pollution c’est bien cela.
Plus largement encore, il me semble que la crise sanitaire que traverse la planète est un puissant révélateur des conséquences délétères que peuvent avoir les pratiques du mode de vie capitaliste non seulement sur la nature mais en retour sur les êtres humains eux-mêmes une fois que les barrières naturelles se retrouvent saccagées par l’activité capitaliste. Assez rapidement ont fleuri sur les réseaux sociaux et ailleurs des incriminations du mode de vie chinois en raison des aliments consommés par ses ressortissants – dans un ethnocentrisme assez troublant d’ailleurs, est-ce vraiment plus étrange de consommer une chauve-souris que des grenouilles ou des escargots ? – alors que le cœur du sujet comme le montrent un certain nombre d’études (voir la partie « aller plus loin ») résident bien plus dans la destruction des écosystèmes, ce qui favorise la transmission de virus de l’animal vers l’homme.
Apocalypse de la mondialisation libre-échangiste
Lorsque la crise sanitaire était encore circonscrite à la Chine et à ses seuls voisins, celle-ci avait déjà des répercussions importantes sur l’économie mondiale et le commerce international. Les dernières décennies ont effectivement consacré le triomphe de la mondialisation libérale portée principalement par le libre-échange et les délocalisations de masse. Afin d’augmenter leurs marges (et avec elles les juteux dividendes distribués aux actionnaires), nombreuses ont été les entreprises à « internationaliser » leurs chaînes de production. Par l’internationalisation desdites chaînes il faut bien évidemment entendre des délocalisations qui ne visaient quasiment qu’à diminuer les salaires versés aux travailleurs – puisque ceux-ci sont bien moindre dans les pays asiatiques.
A cet égard, la France a particulièrement été touchée par ces processus de désindustrialisation, processus qu’elle a même favorisé contrairement à des pays comme l’Allemagne qui ont mis un point d’honneur à préserver une force industrielle. Dès lors que la Chine a dû fermer une bonne part de ses ateliers de productions et usines, l’ensemble des pays qui avaient fait le choix de tout délocaliser ou presque se sont retrouvés Gros-Jean comme devant face à l’incapacité de produire localement. Ce problème touche d’ailleurs actuellement fortement la France qui souffre de ne pouvoir produire assez masques ou tests du fait, au choix, d’une absence des outils de production ou des matériaux nécessaires à la production. La relocalisation d’une plus ou moins grande partie des activités industrielles devra très certainement être effectuée pour ne pas se retrouver dans la même situation à la moindre crise.
Apocalypse néolibérale
Depuis le début des années 1980 et le tournant reagano-thatchérien, le néolibéralisme a progressivement triomphé et avec lui toute une philosophie postulant non seulement qu’il n’y avait aucune alternative (Thatcher) mais surtout que l’Etat n’était pas la solution aux problèmes mais le problème (Reagan). Dès lors l’imposition du New Public Management, cette doctrine affirmant qu’il faut soumettre les services publics – quand ils ne sont pas privatisés – aux mêmes règles de fonctionnement du secteur privé, démarche magnifiquement symbolisée par la politique de bed management mise en place dans les hôpitaux français a fortement mis à mal les services publics soumis à une privatisation latente et sous-jacente.
Si l’on ajoute à cela le recul des dépenses publiques et le souverain mépris opposé à tous celles et ceux qui critiquaient les politiques menées en expliquant que l’on courait droit à la catastrophe – ces personnes ont rapidement été décrites comme des archaïques qui refuseraient la marche en avant du monde – l’on tient un cocktail explosif ou bien plutôt une poudrière qui n’attendait que la première étincelle pour s’embraser. Toutes les personnes qui décèdent, dans les pays ayant adopté le néolibéralisme pour doctrine, parce qu’elles n’ont pas pu être prises en charge sont d’une manière ou d’une autre des victimes de cette idéologie folle qui met les biens avant les liens et l’argent avant les gens.
L’apocalypse de la lutte des classes
Au début de la pandémie en France, une illusion est née, celle de notre égalité face à la maladie. Sans doute biberonnés à la littérature et aux fléaux épidémiques dont celle-ci regorge d’aucuns ont effectivement défendu la croyance selon laquelle les inégalités de classes disparaitraient durant la crise sanitaire, fibre sur laquelle Emmanuel Macron n’a pas hésité à jouer avec ses multiples appels à l’union nationale. Rapidement pourtant, ce que certains espéraient plus ou moins secrètement – à savoir une atténuation des différences de classes – s’est transformé non seulement en maintien desdites différences mais même en amplification et en révélation d’une lutte des classes toujours vivace.
Le confinement a effectivement joué un rôle de révélateur assez puissant en cela que les inégalités dans les conditions de confinement ne sont que la conséquence des différences de classes mais bien plus évidente a été la révélation de la lutte de classes entre la grande bourgeoisie qui continue à toucher ses dividendes en cette période de crise et les prolétaires dont les tâches ne peuvent pas être effectuées en télétravail. Les caissières et caissiers, les personnels hospitaliers pour ne citer qu’eux, en somme toutes celles et ceux qu’Emmanuel Macron appelle la « première ligne » sont bien souvent des personnes qui étaient méprisées par le monarque présidentiel il n’y a pas si longtemps – je ne vais pas faire ici la litanie des propos obscènes tenus par ce triste sire. La colère sociale a l’air de faire peur en haut lieu si bien que les services de renseignement sembleraient craindre un embrasement généralisé une fois le confinement levé. Alors, After the quarantine, the guillotine comme l’affirme un slogan qui se répand ?
Apocalypse européenne
Dernier point révélé par cette crise, et pas des moindres, celui de la déliquescence de l’Union Européenne. Pour être totalement précis il faudrait même dire que la crise sanitaire a porté à incandescence cette déliquescence. L’UE est effectivement symbolique de bien des éléments cités au fil de ce papier : la logique de mondialisation libre-échangiste est évidemment porté par l’UE depuis presque ses débuts, l’imposition du modèle néolibéral est une des composantes centrales de la construction de la monnaie unique avec les critères de Maastricht et leur rigueur permanente, enfin les différences de classes ont été accentués ces dernières années sous l’impulsion des politiques européennes épousant ce virage néolibéral.
Construite selon ses laudateurs pour favoriser la solidarité entre pays européens et pour éviter les tensions entre pays, l’Union Européenne est remise en cause depuis le tournant des années 2010 et les politiques austéritaires imposées à certains pays du Sud de l’Europe. Aujourd’hui l’Italie et l’Espagne, deux pays ayant dû passer sous les fourches caudines de l’austérité font partie des pays les plus touchés par la crise sanitaire et la réponse européenne a été ridicule si bien qu’il a fallu que l’Italie demande de l’aide à la Chine ou au Venezuela. Si face à la crise la plus grave de son histoire, surgie en plein milieu d’une ère de défiance à son égard, l’UE n’a pas été capable de mettre en place la solidarité – préférant même la concurrence entre Etats – je crois qu’elle ne sera jamais en mesure de le faire et que ce projet ne sert désormais plus à rien sinon à tondre les peuples.
Plus rien ne sera jamais comme avant, vraiment ?
« Les prochaines semaines et les prochains mois nécessiteront des décisions de rupture en ce sens. Je les assumerai » ; « Sachons, dans ce moment, sortir des sentiers battus, des idéologies, nous réinventer – et moi le premier ». Ces deux citations sont tirées de deux prises de parole d’Emmanuel Macron depuis le début de la crise sanitaire. Après avoir mené une politique de classe durant trois ans et accéléré la casse des services publics le voilà qui serait tout à coup pris d’une épiphanie à propos de l’Etat providence. A ce niveau-là il ne s’agit plus d’un chemin de Damas mais bien d’une réincarnation de Julien l’Apostat. Il va sans dire que Macron n’est pas crédible lorsqu’il affirme cela et que tout ceci fleure bon la stratégie politique digne de Baron Noir.
Ce qui me marque dans la période que nous traversons n’est pas tant l’épiphanie de certains que la croyance ferme au sein d’une partie de la gauche qu’il s’agit là d’une rupture radicale qui ne peut qu’aboutir à un changement de paradigme. Je suis bien plus mesuré pour ma part et je crois que, si nous avons là une occasion historique de repartir à l’offensive, rien ne sera automatique et que la lutte sera acharnée. Penser que le capital se laissera faire en raison d’un pangolin revient, comme le dit Franck Lepage dans une de ses conférences, à croire qu’un tigre qui fonce vers vous s’arrêtera uniquement parce que vous lui criez dessus. L’essentiel une fois cette période angoissante et douloureuse passée sera indéniablement le travail collectif afin que les idées socialistes s’emparent des masses et deviennent une force matérielle selon la formule connue de Marx. En somme après l’apocalypse il s’agira de mettre en place la catastrophe qui est, toujours d’un point de vue étymologique, la katastrophế c’est-à-dire le renversement. Dans le cas contraire, il y a de fortes chances que la révolution que d’aucuns annoncent n’en soit une qu’au sens astronomique du terme, à savoir un tour sur soi pour revenir exactement au même endroit.
Pour aller plus loin:
Coronakrach, Frédéric Lordon sur La Pompe à phynance
La Stratégie du choc, Naomi Klein
Contre les pandémies, l’écologie, Sonia Shah dans Le Monde Diplomatique de mars 2020
La Peste, Albert Camus
Incultures 5: le travail, Franck Lepage & Gaël Tanguy
Ce que le confinement nous apprend de l’économie, Romaric Godin sur Mediapart
Ce cauchemar qui n’en finit pas: comment le néolibéralisme défait la démocratie, Pierre Dardot & Christian Laval
Europe: ni la force de se transformer ni celle de se détruire, Martine Orange sur Mediapart
La Société autophage, Anselm Jappe
Benoît Borrits: «Il faut une économie au service de tous, pas seulement des actionnaires», Romaric Godin sur Mediapart
Le Talon de fer, Jack London
Crédits photo: Chevalier Roze à la Tourette, Michel Serre
pensez-vous illusoire que Macron et/ou d’autres ne s’entretiennent avec les dirigeants allemands pour, rêvons, prendre conseil, ou, plus prosaïquement simplement comparer ce qui était mis en place chez nos voisins et que nous pourrions, rêvons encore, adapter à notre pays?
J’aimeJ’aime
Pour commencer je tiens à préciser que je ne suis pas de ceux qui voient des modèles partout ailleurs. Je pense que chaque territoire a aussi ses caractéristiques et son histoire donc je ne pense pas que copier bêtement le modèle allemand soit une solution (c’est d’ailleurs la copie du modèle néolibéral qui nous a menée dans cette situation). Je crois, mais je peux me tromper, que Macron va jouer un grand tour de prestidigitation en faisant croire à un supposé virage de sa part, ça m’étonnerait qu’il s’inspire de l’Allemagne
J’aimeJ’aime
merci de votre réponse. Remarquez bien que je n’avais pas dit – à dessein – copier l’Allemagne, mais bien ‘adapter’
Je suis bien d’accord que ‘copier’ n’a pas de sens puisque nous partons de socles épistémologiques (vous parlez de changement de paradigme) différents. Comment ne pas se rendre compte que c’est voué à l’échec?
Au-delà de l’épisode fâcheux que nous sommes en train de vivre, mais aussi à sa lumière, comment expliquez-vous qu’un gouvernement quel qu’il soit n’apprenne pas de ses erreurs, n’ait pas plus d’ambition pour son pays que d’être dans une course à l’Economie plutôt que de mettre tout en oeuvre pour le bien-être de ses ‘électeurs’. Si leur but est d’être réélu, pourquoi leurs efforts ne vont-ils pas dans ce sens plutôt que de se livrer à une concurrence sans merci (et du coup sans pitié aussi pour le peuple. ça me dépasse. Je sais que ma question est au ras des pâquerettes et un peu bisounours, mais à bien y regarder, pas tant que ça!
je suis à la page 256 de La Peste et bien entendu, je me régale. Ce que je trouve extrêmement fort pour ne pas dire fortiche, de la part de Camus, c’est de n’émettre aucun jugement, mais même de s’associer aux décisions les moins sages (mais les plus humaines. La page sur ce que j’appellerais ‘les récalcitrants, est tellement…bienveillante, et aussi la – je crois première – conversation Rieux-Rampart.
J’aimeJ’aime
Je croyais avoir répondu, j’en suis désolé. Parce que leur objectif est moins d’être réélu que de mener des politiques de classes. Tant que le RN joue le rôle d’épouvantail et que la gauche est aussi faible ils peuvent continuer à se gaver et à tenter de se faire réélire.
Magnifique roman oui, Camus est très fort pour chroniquer et philosopher
J’aimeJ’aime
merci encore de votre réponse.
J’aimeJ’aime