Il est des sujets qui ont le don de générer des débats radicaux où les arguments ressemblent bien souvent à des anathèmes. Parmi ceux-là, celui sur la légalisation du cannabis figure en bonne place tant il possède la propension de déchainer les passions dès lors que la question est posée. Cédant très facilement à la caricature, nombreux sont ceux à perdre toute espèce de raison aussitôt qu’ils entrent dans ce débat. Celui-ci est pourtant, me semble-t-il, primordial pour bien des raisons. Il l’est avant tout pour des raisons de santé publique mais plus largement encore pour des raisons économiques et sociales, l’un des angles morts souvent ignoré par ceux qui s’emparent du sujet de façon hâtive.
Trop souvent, en effet, le débat tend rapidement à se résumer à la caricature prétendus progressistes versus affreux réactionnaires. D’aucuns n’ont pas de mal à expliquer que toute personne opposée à la légalisation du cannabis ne vivrait pas avec son temps quand dans le même temps les défenseurs de la pénalisation du cannabis pérorent sur le laxisme des défenseurs de la légalisation. Je crois que ce débat mérite mieux que ces positions caricaturales et, osons le mot, absurdes. Derrière la question de la légalisation se niche effectivement un entrelacs de conséquences à la fois concrètes et très complexes qu’il s’agit de ne surtout pas ignorer, sous peine de passer à côté du cœur du sujet.
L’épineuse question de la redistribution
Derrière les débats et faux-semblants autour d’un supposé laxisme, il me semble que le cœur de la réflexion liée à une potentielle légalisation du cannabis est économique et sociale. Dans bien des modèles défendus de légalisation, c’est à l’Etat que revient la manne financière – certains parlent de plusieurs milliards d’euros annuels – et c’est donc à lui de choisir l’affectation de cet argent. Aucun des projets de légalisation (à ma connaissance en tous cas) ne prévoit de réinvestir tout ou partie de celui-ci dans le développement des zones touchées par le trafic de drogue actuellement mais plutôt d’utiliser cette manne financière pour améliorer les campagnes de prévention ou pour renforcer le système médical, ce qui a sa pertinence.
Il me semble toutefois que sans développement économique des zones touchées de manière endémique par les trafics alors la légalisation ne servirait pas à grand-chose dans la mesure où au trafic de cannabis se substituerait un autre trafic, peut-être plus dangereux encore en termes de santé publique. C’est effectivement en luttant contre les causes structurelles de ces trafics (pauvreté, inégalités, relégation sociale, etc.) que l’on peut avoir une chance de les endiguer, dans le cas contraire tout ceci ne serait rien d’autre que reporter le problème sur un autre objet.
L’économie parallèle
Il faut, en effet, bien comprendre que l’on ne pourra éradiquer pour de bon la criminalité sans proposer des débouchés économiques à ces quartiers oubliés de la République où les taux de chômage et de pauvreté sont bien plus élevés que dans le reste du pays. L’on peut, bien sûr, se mettre une sorte de voile pudique devant les yeux pour ne pas constater la réalité de la chose et se dire que les trafics ne concernent qu’un petit nombre de personnes qui pourrissent la vie des quartiers. Je préfère – et si cela est moins facile, je trouve la chose plus proche du réel – essayer de regarder les choses en face et d’en faire le récit à la manière d’Orwell quand bien même cela ne nous fait pas plaisir : les trafics sont aujourd’hui une économie parallèle dans tous les sens du terme et permettent à un certain nombre de zones reléguées de ne pas sombrer définitivement.
Dans la Grèce antique, l’économie (« oikonomia ») signifiait la gestion de la maison, du foyer. Peut-être faut-il voir dans ces quartiers populaires un foyer gigantesque symbolique et bien souvent, les trafics de drogue jouent le rôle d’économie parallèle au sens de gestion du foyer. Là où l’Etat a déserté, d’autres structures, y compris les trafics, pallient ses carences. Souvent, après les opérations policières de grande ampleur menée contre tel ou tel réseau de trafic l’on constate une augmentation des loyers impayés les mois suivants, manière de montrer que l’argent des trafics ne sert pas uniquement à payer de grosses berlines. Finalement, cet argent pourrait bien constituer une forme de soupape pour contenir l’éclatement de révoltes sociales. Le capitalisme soutenu et sauvé par les trafics ou l’application française de Gomorra.
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