Depuis quelques semaines, un certain nombre de médias dits dominants semblent avoir pris conscience du problème des violences policières qui se répètent manifestation après manifestation. Si l’affaire Benalla avait marqué un premier tournant, il parait assez clair aujourd’hui que les violences policières sont désormais clairement établies par toute une constellation de médias, Le Monde en tête, qui regardaient ailleurs depuis bien trop longtemps. Bien que cette inflexion ne constitue pas un changement radical – l’on attend toujours que lesdits médias aillent au bout de la réflexion et fassent le lien avec l’autoritarisme du pouvoir en place – il est indéniable que cela constitue une avancée. A ce titre, il faut rendre un hommage appuyé à David Dufresne qui a doctement recensé les violences policières depuis le début du mouvement des Gilets Jaunes et dont le roman Dernière sommation semble avoir produit une forme d’effet de souffle.
Si cette inflexion est importante c’est au moins pour deux raisons. La première, la plus évidente, réside bien entendu dans le fait qu’il est primordial de raconter crument ce que fait la police de ce pays, qu’elle mutile et tue puisqu’il faut appeler les choses par leur nom. La seconde, moins évidente mais tout aussi importante, réside dans le nouvel équilibre médiatique ainsi atteint. Alors que par le passé seules les violences des manifestants étaient soulignées et grossies pour en faire les titres et les unes, traiter les violences policières, montrer que celles-ci mutilent et tuent quand ce qui est présenté comme des violences de la part de manifestants consiste à casser des vitrines permet une comparaison sans fard en montrant que certains mettent (au mieux) sur le même plan l’éborgnement d’un manifestant avec une vitrine ou un abribus cassés. Cette nouvelle démarche de la part des médias doit nous permettre d’ouvrir la question de la violence dans les mouvements sociaux, parce que celle-ci est primordiale.
Violences plutôt que violence
L’on connait la formule de Helder Camara sur les trois violences : « Il y a trois sortes de violence. La première, mère de toutes les autres, est la violence institutionnelle, celle qui légalise et perpétue les dominations, les oppressions et les exploitations, celle qui écrase et lamine des millions d’hommes dans ses rouages silencieux et bien huilés.
La seconde est la violence révolutionnaire, qui naît de la volonté d’abolir la première.
La troisième est la violence répressive, qui a pour objet d’étouffer la seconde en se faisant l’auxiliaire et la complice de la première violence, celle qui engendre toutes les autres.
Il n’y a pas de pire hypocrisie de n’appeler violence que la seconde, en feignant d’oublier la première, qui la fait naître, et la troisième qui la tue ». Si le raisonnement demande à être prolongé et développé, il touche juste.
Pendant très longtemps, dans ce pays, les seules violences dont il était question étaient celles des manifestants prestement repeints en émeutiers. Si l’on accepte de prendre un peu de champ et de recul, la vraie surprise n’est pas que depuis quelques années la tension dans les mouvements sociaux ait augmenté mais qu’elle ait mis autant de temps à le faire. Depuis des décennies, en effet, la Vème République et ses institutions autoritaires – faut-il ici rappeler qu’elle a été bâtie par (et pour) temps de crise grave, en réaction à une tentative de coup d’Etat ? – piétine allègrement toutes les contestations. De 49-3 en ordonnances, d’ignorance des résultats électoraux en négation pure et simple d’un vote référendaire, tout a été fait de manière extrêmement violente à l’égard d’un corps social qui n’a plus eu d’autre choix que d’agir avec violence pour y répondre. C’est cela qu’il ne faut pas oublier. Lorsque la porte-parole du gouvernement dit assumer la violence, elle ne dit pas autre chose que cela, mettant au passage à mal le principe selon lequel dans un système représentatif, le vote est censé neutralisé la violence.
Violences populaires, le fil d’Ariane français
Vous l’aurez compris, cette analyse est centrée sur la France. Il y aurait évidemment beaucoup à dire sur la violence en étudiant une multitude d’exemples internationaux mais le cas français, celui que je maitrise le mieux, me parait déjà largement suffisant. Il ne s’agit évidemment pas d’effectuer une essentialisation quelque peu mystique mais il convient toutefois de rappeler la place occupée dans l’histoire de France par les violences populaires. L’on pense bien sûr directement à la Révolution française mais lesdites violences dépassent allègrement ce cadre. Des jacqueries aux Gilets Jaunes en passant par mai 1968 et les multiples révolutions (1848, la Commune pour ne citer qu’elles), l’histoire de notre pays est jalonnée de violences populaires qui ont plus ou moins atteint leur but.
Loin d’être une chose qui serait présente dans le tempérament français, il me semble surtout que les conditions d’exercice du pouvoir dans notre pays ont fortement influencé cet état de fait. Face à un pouvoir très souvent obtus, fermé à toute conciliation et versant volontiers dans l’autoritarisme, quel choix peut-il rester aux mouvements populaires sinon celui de la violence qui, nous le verrons par la suite, demeure quoiqu’on en dise un des moyens les plus efficaces ? La Vème République étant ce qu’elle est, elle permet à un pouvoir finalement très minoritaire face au bloc social de passer en force. Il n’y a d’ailleurs guère de surprise à voir que la tension dans le pays s’est exacerbée depuis l’élection d’Emmanuel Macron. Très minoritaire dans le pays, le monarque présidentiel peut pourtant, tout en se prévalant de l’onction du suffrage universel, avancer comme un bulldozer en ayant, plus encore que ses prédécesseurs, transformé le Parlement en chambre d’enregistrement de ses désidératas. A partir du moment où l’une des grèves les plus longues de l’histoire sociale du pays n’obtient rien ou presque, comment s’étonner que la question de la violence revienne au cœur de la stratégie du mouvement social ?
Les raisons de la violence
Parce que c’est bien là toute une partie de la question, celle de la justification théorique de la violence. Je le disais plus haut, nombreux sont les exemples à nous démontrer que celle-ci peut permettre d’obtenir des résultats, sous des visages protéiformes d’ailleurs. Lorsqu’en 1936 les ouvriers occupent leurs usines et réquisitionnent leurs outils de production, ce n’est pas autre chose que de la violence – qui plus est illégale à l’époque. C’est pourtant bien cet élément décisif qui a aidé le mouvement social d’alors à obtenir des concessions de la part du patronat. De la même manière, les épisodes de décembre 2018 des Gilets jaunes, d’une grande violence au sein même des quartiers de pouvoirs (politique, économique, symbolique) ont eu un effet de souffle bien plus dévastateur et effrayant pour l’élite que les gentilles manifestations allant de Bastille à Nation – quand bien même une ou deux banques seraient saccagées au passage.
Il n’est d’ailleurs pas étonnant de voir que c’est à la suite de ces actes qu’Emmanuel Macron a fait mine de faire des concessions. Si la violence peut avoir des résultats, faut-il pour autant la justifier philosophiquement ? Je crois, avec Camus dans L’Homme révolté, qu’« elle est à la fois nécessaire et injustifiable. Alors, je crois qu’il faut lui garder son caractère exceptionnel, précisément, et la resserrer dans les limites qu’on peut ». Arrivé à un certain point il parait à la fois absurde et totalement naïf de la rejeter en bloc précisément parce qu’elle peut être le dernier outil à notre disposition et bien évidemment parce que le capitalisme n’est que ou presque de la violence symbolique et qu’il faut lui répondre, je crois, sur ce terrain-là.
Par-delà la théorie
Il faut pourtant être conséquent dès lors que l’on manie la notion de la violence. Il est facile et même confortable d’appeler à la violence derrière un clavier mais il faut également prendre en compte la question pratique. Si la France a effectivement été le théâtre d’un nombre important de violences populaires qui ont pu mener à des réussites, cela ne veut pas dire que ce sera toujours le cas. La médiatisation des violences policières est une chose heureuse car elle permet de montrer ce qu’il se passe mais elle nous enjoint aussi à réfléchir sur la puissance de feu dont dispose aujourd’hui le capital pour se défendre. Pour caricaturer l’on pourrait dire qu’à une certaine époque la force du nombre était suffisante quand il s’agissait de s’opposer à quelques baïonnettes.
Aujourd’hui, au vu de leur équipement, les forces de l’ordre constituent une véritable armée de répression. Un CRS peut désormais faire reculer des centaines de personnes eu égard aux armes dont il dispose. Cela nous contraint à prendre en compte cet état de fait et pour dire les choses encore plus crument, peut-être que la force du nombre n’est plus suffisante aujourd’hui. Elle demeure certes nécessaire mais le pouvoir en place, tous ces apprentis sociologues qui n’ont en bouche que « le monopole de la violence légitime » sans avoir l’air de comprendre ce que Max Weber entendait par là et sans même se poser la question de la légitimité, démontrent jour après jour que s’il faut tuer pour préserver l’ordre établi ils le feront. Nous voilà donc obligés de repenser la stratégie.
La réinvention sinon la perte ?
Je le disais plus haut, aujourd’hui une grève massive dans le secteur des transports de plus d’un mois ne permet plus de remporter les batailles sociales. Alors qu’en 1995 ce que l’on a appelé la grève par procuration avait fonctionné, l’on constate que désormais, avec un pouvoir autoritaire, cela ne marche plus. Tout cela pose la question de la réinvention du mouvement social, de comment faire pour aboutir à des victoires et repartir à l’offensive. Il me semble que c’est exactement la même chose sur la question de la violence. Dans la mesure où les forces de l’ordre sont aujourd’hui surarmées et qu’on leur fait comprendre qu’elles ont tout loisir de canarder, fracasser, mutiler voire tuer les manifestants, il importe de repenser les modes d’action.
Si le capitalisme est violent, il l’est avant tout symboliquement. Aussi faut-il en grande partie lui répondre sur ce domaine-là. Effectivement cela ne suffira certainement pas et c’est bien la peur panique de l’élite comme ces samedis de décembre 2018 qui peuvent faire la bascule – il n’est pas inutile de rappeler qu’à l’époque un hélicoptère était prêt à se poser dans l’Elysée pour exfiltrer Monsieur Macron et que le pouvoir scrutait les égouts entourant le palais, ce qui donne une idée de l’état d’épouvante d’alors – mais la violence symbolique des membres de l’opéra de Paris en grève donnant des représentations sur le parvis du Palais Garnier ou de l’Opéra Bastille tout comme les multiples dépôts d’outils de travail venant perturber les voeux des dirigeants depuis le début de l’année sont autant d’éléments qu’il faut défendre et amplifier. De la même manière, le travail de David Dufresne et de tous ceux qu’il a inspirés permet aujourd’hui le surgissement sur le devant de la scène médiatique des violences policières. En d’autres termes, face à l’ornière et au poison de la division qui est distillé par le pouvoir, la seule réponse qui pourra les faire vaciller ne saurait être que collective. Collective et violente.
Pour aller plus loin:
La guerre sociale en France, Romaric Godin
Contre « la-démocratie », Frédéric Lordon sur La pompe à phynance
Le peuple, Jules Michelet
Le talon de fer, Jack London
L’homme révolté, Albert Camus
La série « Marche ou grève » d’Entendez-vous l’éco, France Culture
Les citoyens qui viennent, Vincent Tiberj
Une histoire populaire de la France, Gérard Noiriel
Crédits photo: France Inter